Abbey sings Abbey

D'Abbey Lincoln

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À l’instar de Billie Holiday (dont elle est très proche sans avoir son génie musical, probablement incomparable pour l’éternité) Anna Maria Wooldridge – alias Abbey Lincoln – est l’une des rares femmes qui ont su échapper au rôle conventionnel et trop souvent limitatif des chanteuses dans l’univers si machiste du jazz et de la musique africaine-américaine en général, pour en devenir une véritable icône.
On pourra (comme elle sans doute) se demander si elle a plus ou moins bénéficié ou souffert dans son destin artistique d’avoir été longtemps la compagne d’un des grands maîtres du jazz moderne : le batteur Max Roach, génie absolu de la percussion dont l’influence ne s’est jamais éclipsée des années 1940 à nos jours.
Leur relation fusionnelle et orageuse restera l’un de ces mythes fondateurs qui donnent à l’histoire du jazz sa dimension épique, et qui en font, au-delà de la musique elle-même, une résurgence fabuleuse des relations humaines interprétées dans leur version la plus romantique, homérique et shakespearienne plutôt que wagnérienne. Abbey Lincoln et Max Roach, ce fut presque Tristan & Isolde et plus que Roméo & Juliette. Ce fut surtout un combat commun contre la ségrégation, où la voix d’Abbey et la batterie de Max se confondirent en un cri pathétique et universel dans ce chef-d’œuvre absolu qu’est  » Freedom Now Suite  » : le plus beau disque jamais enregistré pour prouver enfin que la musique est plus forte que tout le reste.
À cet instant (en 1960), la voix d’Abbey Lincoln devient la voix des sans-voix, celle des Africains-Américains, comme le fut celle de Billie Holiday dix ans plus tôt quand elle enregistrait  » Strange Fruit « .
En écoutant ce nouveau disque, j’ai eu automatiquement envie de réécouter  » Freedom Now Suite « . 47 ans après, la voix d’Abbey Lincoln est miraculeusement intacte. Elle a conservé sa surprenante souplesse, elle a gardé cette façon inimitable de planer, de s’élever doucement, très haut, et soudain de plonger dans une extrême gravité. Si elle était oiseau, elle serait plutôt albatros ou pélican.
Surtout, ce qui fait son originalité, c’est sa façon rageuse de se poser brusquement sur certaines syllabes pour dire bien plus que chanter.
Les producteurs de ce disque insistent beaucoup sur le fait que c’est le premier où elle interprète ses propres compositions. En réalité ce n’est pas très important, Abbey Lincoln n’est pas une compositrice très originale et la plupart de ses mélodies se ressemblent énormément.
En même temps elle fait partie de ces rares chanteuses qui pourraient faire pleurer les gens en interprétant une chanson dont les mots viendraient de l’annuaire téléphonique et la musique d’un ordinateur !
L’essentiel, c’est qu’une musicienne de cette importance puisse enfin s’exprimer comme elle le désirait sans doute depuis longtemps, hors du répertoire coutumier du jazz que son histoire lui collait à la peau.
N’empêche que le premier morceau du disque est une magnifique version de  » Blue Monk  » : gratitude envers le grand Thelonious qui fut le premier (pas étonnant) à déceler son talent. La lenteur avec laquelle elle chante ce chef-d’œuvre est vraiment vertigineuse.
Il fallait vraiment oser mettre la barre aussi haut. Car toute la suite du disque est consacrée aux chansons personnelles d’Abbey Lincoln. Elles sont toutes très belles, mais n’ont curieusement pas grand-chose à voir avec ce qui fait en principe le génie du jazz : ici Abbey n’improvise guère, elle se contente de distiller ses mélodies en restant au plus près de leur ligne. Elle est toujours émouvante, parfois même bouleversante ( » Should’ve Been « ) mais on se demande souvent si elle n’aurait pas pu faire mieux sur des thèmes aussi beaux que  » Down Here Below  » ou  » Love Has Gone Away « . Un certain malaise peut même naître à l’écoute de certaines chansons comme  » The World Is Fallin’ Down  » : ce côté  » country & western « , qui nous semble vite un peu ridicule, est-il vraiment naturel ? Quand on sait que Ray Charles a battu tous ses records de vente en magnifiant les pires rengaines des cow-boys, on peut se poser cette question tout en s’endormant à l’écoute de  » Bird Alone « .
Il est cependant impossible de n’être pas bouleversé par l’admirable  » Learning How to Listen « , tranquille manifeste en faveur d’une sincérité musicale absolue, évidente de la première à la dernière note.
Question de goût : on a le droit de préférer la beauté rebelle, vraiment irrésistible, des années 1960 à celle plus tranquille qu’elle est devenue.
Cela n’empêche pas d’admirer la façon merveilleuse dont sa voix évolue sans vieillir le moins du monde, ni de découvrir ses talents, inégaux mais trop longtemps cachés de compositrice.

Abbey sings Abbey, d’Abbey Lincoln (Verve / Universal Jazz)///Article N° : 6629

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