Les stéréotypes, comme les préjugés, permettent de nous faciliter l’existence. Face à une personne ou une situation complexe ou déstabilisante, lesdits stéréotypes ou préjugés viennent en renfort et nous encouragent de façon arbitraire à ranger l’objet de nos inquiétudes dans un classement non moins hasardeux. Mais ils tranquillisent l’esprit et maintiennent une situation qui a l’air d’exister depuis toujours.
Selon Fischer, les stéréotypes désignent « les catégories descriptives simplifiées par lesquelles nous cherchons à situer autrui ou des groupes d’individus. » Étant donné la facilité avec laquelle ils circulent, ils ont selon S. Desbrosse, « un effet puissant [car]ils sont comme des clichés ou des symboles, des significations en elles-mêmes ». Il est donc facile de les assimiler et ils se diffusent avec aisance. Mais à devenir signification en lui-même, le stéréotype finit par ressembler à une sorte de Méduse pétrifiante même si les actuels cognitivistes en valorisent les possibles aspects positifs : peut-on se sortir des perceptions qu’il propose ? Avons-nous encore conscience de messages erronés diffusés depuis si longtemps qu’ils semblent faire figure de loi ? Enfin, peut-on déconstruire des représentations qu’il a posées comme une norme ?
Il arrive que le stéréotype soit, de plus, renforcé par l’environnement dans lequel il circule : tel est le cas de l’exotisme. Il convient donc de tenter de définir ce que cache cette notion d’exotisme. Le géographe Jean François Staszack explique [2008-148] :
L’exotisme n’est pas le propre d’un lieu ou d’un objet mais d’un point de vue et d’un discours sur ceux-ci [
] l’exotisation (est) un processus de construction géographique de l’altérité propre à l’Occident colonial qui montre une fascination condescendante pour certains ailleurs, déterminés essentiellement par l’histoire de la colonisation et des représentations. L’exotisation passe par une mise en scène de l’Autre réduit au rang d’objet de spectacle et de marchandise [
]
Le stéréotype associé à l’exotisme peut donc faire des ravages dans la perception de l’Autre tant qu’un contre discours n’est pas venu démontrer l’erreur de perception induite, tant qu’on oublie qu’il ne s’agit que d’un point de vue.
L’exotisme est en vogue au XIXe siècle. Si l’ailleurs lointain prédomine avec, en premier lieu, les conquêtes et expéditions napoléoniennes, les récits de voyage qui deviennent à la mode proposent aussi un regard anthropologique étonnant sur l’hexagone. Ceux-ci, bien qu’ayant un point de vue très orienté des régions françaises et de leurs habitants, permettent une ouverture pittoresque à l’Autre d’ici. Mahé de la Bourdonnais – entre autres voyageurs – s’aventure en Bretagne comme on découvre un pays inconnu, lointain, voire dangereux. Dans son livre Voyage en Basse-Bretagne, chez les Bigoudens de Pont Labbé, elle offre des descriptions étonnantes qui ressemblent fort à celles qui décrivent des « ? peuplades lointaines ? » aux murs étranges.
À cette époque, le port du costume régional – qui indique la provenance géographique sur l’hexagone – est perçu de façon péjorative. Pourtant, Claudette Joannis [2007] rappelle que depuis le milieu du XVIIIe siècle, l’aristocratie aime à porter des vêtements qui rappellent une région lors de soirées costumées. Cette mode se poursuivit encore au début du vingtième siècle mais le costume change « d’origine » en raison de l’influence des expositions universelles de 1889 et 1900 ainsi que des conquêtes coloniales. L’exotisme issu des découvertes régionales cède le pas aux contrées lointaines. Les fêtes mondaines ont un succès fou et les comtesses de Clermont Tonnerre et de Chabrillan imaginèrent des fêtes persanes tandis que le couturier Paul Poiret organisa en 1911 un fastueux bal arabe « la 1002e nuit ». C’est dans cet environnement spécifique que se construisit un regard sur l’Autre différent de moi dont aujourd’hui nous retrouvons malheureusement des traces qui semblent pétrifiées dans une forme d’éternité. C’est le regard qui appréhende et fige dans un état dont l’Autre ne peut plus sortir car peu à peu, pour lui aussi, cet état de fait semble naturel. Emmanuel Ethis [2010], citant Peter L. Berger et Thomas Luckmann, explique ce processus d’institutionnalisation comme : une typification réciproque d’actions habituelles. Si les individus qui ont créé une institution y voient encore la trace de leur activité, les générations suivantes la perçoivent comme inhérente à la nature des choses.
On comprendra mieux pourquoi certaines situations semblent naturelles alors qu’en fait, elles ne le sont pas et relèvent d’une construction particulière. Certaines peuvent laisser perplexe. Alors qu’elles manipulent stéréotypes et exotisme en dessinant une place définie à l’homme et la femme noirs par exemple, on s’aperçoit qu’une analyse fine permet de comprendre que, dans cet espace, ce qui n’était pas à leur portée hier, ne l’est pas davantage aujourd’hui. Le processus peut pourtant s’observer dès lors qu’on en a conscience. Tentons d’abord de comprendre ce qu’exotisme implique et signifie.
L’exotisme est un processus [Staszack, 2008 ; Masson, 2006]. Il représente l’homme bizarre car observé hors de son contexte géographique et culturel. Il témoigne alors d’étrangeté car en décalage et différent des normes du groupe observateur : L’exotisation est un changement de contexte par lequel l’objet exotisé est mis à disposition : de lointain il devient proche par ce qui construit son étrangeté. Il doit d’abord être approché, saisi et présenté hors de son contexte pour qu’il paraisse étrange. [Stazsack, 2008]
Le géographe précise cependant que cette étrangeté doit être domesticable et domestiquée. Ainsi l’exotisme évacue la possible violence proposée au cours du XIXe siècle et qui justifiait que l’on présenta les colonisés d’Afrique subsaharienne comme des brutes sanguinaires sur les scènes des music-halls parisiens : Les Terribles Zoulous aux Folies Bergère (1878), 100 Dahoméens et 25 amazones au Casino de Paris (1893). La présentation, organisée autour d’une pseudo-sauvagerie, devait valoriser et faire part de l’utilité des conquêtes et des victoires de la République coloniale. Après la première guerre mondiale, l’image s’est apaisée : le nègre qui a participé à la guerre est désormais gentil, souriant mais aussi physiquement puissant. Une manie, systématique, s’installe : hommes et femmes noirs qui se situeraient à mi-chemin entre animalité et civilisation seront toujours présentés totalement ou en partie dévêtus. L’exemple le plus connu est celui de Joséphine Baker, lequel souligne de plus la permanente confusion dans la perception d’autrui ; Rolph de Maré alors propriétaire du Théâtre des Champs-Elysées souhaite présenter un spectacle « authentiquement nègre » (sous-entendu d’Afrique subsaharienne). Ce sont vingt-cinq musiciens et danseurs noirs qui arrivent des États-Unis et qui attestent d’un malentendu originel : l’homme à peau noire est forcément africain. D’autre part, De Maré ne cache pas sa déception car il ne trouve pas le spectacle « assez nègre ». Jacques Charles, revuiste en vogue, est convoqué et la première chose qu’il fait est de repérer Joséphine Baker et d’exiger qu’elle se déshabillât malgré ses protestations. On connaît la suite : le succès incroyable de Miss Baker qui cristallise à la fois le regard occidental sur son corps et exprime la nouvelle liberté des femmes dans les années 1920. L’ennui, c’est que nous retombons malgré nous dans le « stéréotype renforcé » : en exigeant de Baker qu’elle se déshabille, Jacques Charles active l’acte fondateur de la domination et de l’exotisation car il l’approche, la saisit et la présente dans un contexte différent de sa culture. Il en fait une étrange créature. Et la nudité participait surtout d’une quête de « naturel » : Loin d’être un artifice répondant à la demande d’un Occident voyeur et dépravé, [le spectacle]aurait reflété en toute innocence et authenticité le simple naturel d’autres cultures, d’autres murs, d’autres époques, d’autres climats. [Staszack, 2008/7]
Cependant cette scène primitive (au sens propre et au sens figuré) de ravissement (enlèvement), saisissement (étonnement et capture) est sans cesse réactivée. En effet, les mises en scène des cabarets et des music-halls continuent d’évoquer clairement jusque à la fin des années 1980 cette idée de capture, de domination et de présentation. [Perault, 2008] Depuis Joséphine Baker et la danse des bananes, ces différents lieux embauchent toujours une ou deux danseuses noires. Le rôle attendu est précis : celui de la femme animale, pratiquement toujours celui de la femme félin, expression d’une évidente animalité et d’une sexualité incontrôlable. Numéro dont la variation et la constance sont présentes aussi bien aux Folies Bergère, qu’au Moulin Rouge, au Crazy-Horse saloon, au Milliardaire etc.
Sans mise en scène, l’exotisme n’est pas concevable. C’est la raison pour laquelle il s’est autant développé dans le monde du spectacle d’une part et le monde populaire d’autre part. Mais l’environnement spectaculaire enferme parce qu’il fabrique des personnages et des situations qui n’existent pas et correspondent aux attentes construites par le monde occidental. C’est ainsi qu’exotisme et préjugés ont construit une image de l’Autre via le divertissement populaire. La vision proposée malgré l’évolution de la société n’a pas vraiment changé : cela relève presque de l’impossibilité car on ne se rappelle pas – d’un côté comme de l’autre – que ce n’est pas la réalité. De plus, en dehors du music-hall et de rares variétés télévisées, on ne voit pas de danseuses noires (2). Aussi sont-elles définitivement associées aux prestations qu’on exige d’elle. Un infernal syllogisme est gravé dans les esprits : une femme noire qui danse est une femme dénudée, de fait la femme noire incarne une forme particulière d’érotisme. Cela confirme l’idée d’un préconstruit idéologique et érotique à travers lequel les femmes sont essentiellement représentées telles qu’elles sont imaginées : dénudées et sauvages en Afrique noire. [
] (Savarese 2000)
Pourtant au début du XXe siècle, le renouveau chorégraphique passe aussi par des succès non occidentaux comme les Ballets Russes. Ceux-ci déstabilisent les codes établis en particulier dans le ballet classique et annoncent une nouvelle ère. Les spectateurs les plébiscitent tandis que l’usage même de la création du ballet est bouleversée avec l’idée du phénomène social total ou la liaison – qui nous semble évidente aujourd’hui – de la chorégraphie, la mise en scène, les décors et les costumes.
L’arrivée des Ballets Russes en France s’est inscrite dans un contexte de mutations artistiques, dans lequel Paris, par son aspect cosmopolite, a joué un rôle de ferment [
] Les Ballets Russes, par leur nature inédite, ont attiré des artistes désireux de connaître les dernières innovations artistiques. Acteurs, peintres, musiciens, écrivains. [C. Harel ; 2000]
Les Ballets Russes offrent au spectateur un regard nouveau qui, lui aussi, est empreint d’exotisme en raison de références culturelles éloignées de l’hexagone : ces dernières le ravissent et le laisse imaginer des univers inconnus. Grâce aux artistes peintres qui participent aux créations de Diaghilev et trouvent en sa démarche une ouverture féconde vers de nouveaux imaginaires, le public fait connaissance avec la couleur en scène.
L. Kempf [2007/301] parle même de ?festival de couleurs inhabituelles en occident et de formes évoquant l’Orient.
Ce nécessaire rappel permet de montrer combien la population française est concentrée sur l’ailleurs et prête à faire de nouvelles découvertes qu’elles soient ou non sous influence. C’eût été un moment propice et un véritable tournant dans les mentalités si les Ballets Russes avaient été jusqu’au bout de leur innovation : en 1932, basés à Monte Carlo, ils auditionnent afin de renouveler la troupe. Une jeune noire américaine, Janet Collins, est retenue. Elle fait déjà figure d’exception aux États-Unis puisque les Noirs qui ont alors accès à cet enseignement sont peu nombreux (la danse classique étant associée à la bonne éducation « blanche » et l’apartheid encore présent). Son professeur Carmelita Maracci est une des rares maîtresses de ballet qui accepte les étudiants noirs. En échange, sa mère accepte de réaliser les costumes de scène. Toujours est-il qu’elle est embauchée à l’âge de 15 ans et se prépare pour sa première performance au sein des Ballets Russes. Cette première n’existera jamais car la troupe lui demande de se blanchir la peau pour paraître en scène ; elle refuse net et démissionne. Ce n’est donc pas sa compétence technique qui est remise en cause mais sa couleur de peau et on peut comprendre l’insupportable de la demande. En refusant, elle fait preuve d’une étonnante force de caractère malgré son extrême jeunesse. Rentrée aux USA, elle aura une carrière exemplaire qui fera d’elle une pionnière : elle est la première danseuse classique noire à évoluer au Métropolitan Opera de New York en 1951.
« L’incident » des Ballets Russes, qui arrive peu de temps après la montée au pinacle de Joséphine Baker, témoigne de l’incapacité de la vieille Europe en général et de la France en particulier à envisager les hommes et femmes noirs comme alter ego. L’intéressant est de remarquer qu’il s’agit à chaque fois de femmes afro-américaines dont la culture est déjà étroitement métissée entre l’Occident et la diaspora noire. Ces Afro-Américaines sont confondues avec les Noirs de France. Ainsi, on voit que les êtres à peau noire sont oubliés au profit d’une Afrique subsaharienne, unique, indéfinie et imaginaire. Pascal Blanchard parlerait de juxtaposition entre l’imaginaire associé à un groupe de population et un espace géographique. Le refus ou l’acceptation de la situation associée à la couleur de la peau décide à la fois d’une carrière et pose le comportement de toute une population. Si Joséphine Baker et Janet Collins s’étaient produites au même moment sur des scènes différentes, leurs performances respectives auraient contrebalancé le regard des spectateurs français. De fait, ces deux moments marquent un tournant sur le développement de la danse en France et sa réception. Ils installent aussi des comportements chez les danseurs, en particulier les danseurs noirs qui, nous allons le voir, répètent inlassablement l’attitude de l’une ou de l’autre des deux femmes. Après Janet Collins, on ne verra plus jamais de danseurs classiques noirs sous nos cieux ou à proximité. Les rares danseurs classiques « d’origine », possèdent une tonalité chromatique qui leur permet de se fondre dans la masse des sujets (3)et des danseurs. Les danseuses noires qui officient dans les variétés vont alors remplir un vide sidéral. Mais en présentant une seule image, elles participent sans le vouloir au maintien du stéréotype renforcé.
Cependant, les danseuses noires d’hier et d’aujourd’hui ne sont pas des victimes désignées ou consentantes comme celles du XIXe siècle ou des zoos humains. Il est possible d’en faire un vecteur d’identité et d’expression (Staszack, 2008 ; Dolittle et Flynn, 2000 ; Apprill, 2000). Il est aussi possible de se saisir et de déstabiliser ce que génèrent les stéréotypes et de jouer avec les codes (Staszack, 2008 ; Dixon-Gottshild, 2003 ; Jules-Rosette 2007) Joséphine Baker fut la première « à récupérer » son image. D’abord en cassant l’érotisme que pouvait dégager son corps, le spectateur la retrouve souvent faisant le clown, grimaçant et louchant. Ainsi elle inverse le message et rappelle, de manière consciente ou pas, que tout cela n’est qu’un jeu.
Dans le milieu de la danse, les professionnelles ne se font pas de cadeau. Ainsi, il existe une hiérarchie non dite dans le fait de pratiquer la danse. Les danseuses classiques sont les mieux considérées car elles appartiennent à l’institution et la représentent. Les girls sont souvent mal vues en raison d’un usage du corps particulier et le fait de participer à une mise en scène du désir. Pourtant les danseuses classiques qui s’entraînent aux mêmes endroits que « les autres » (4) n’appartiennent pas ou plus à l’Opéra de Paris. Leur parcours leur permet d’obtenir les meilleurs contrats mais ce qui est vécu pour une réussite par certaines est alors perçu comme une déchéance par d’autres. Les différences ne se justifient pas car les danseuses classiques comme les danseuses de variétés ont des origines communes. Ce sont les représentations du corps féminin qui permettent de comprendre la façon dont les valeurs sociales sont envisagées.
Dans une hiérarchie sociale imaginaire, mise en place au XIXe siècle, la femme noire obtient la place la plus basse. Elsa Dorlin [Dorlin, 2008] explique que les discours médicaux de cette période justifient une infériorité naturelle des femmes. Cette démonstration reprise par la médecine coloniale pourra justifier de l’infériorité non moins naturelle des nègres. On lui oppose cependant le concept de santé féminine destiné aux femmes blanches afin que ces dernières ne soient inférieures au nègre. Une danseuse noire qui officie dans les variétés est donc le comble de la femme dégénérée. Cette remarque est essentielle pour comprendre le point de vue présent dans l’inconscient collectif : en raison de cette pseudo-hiérarchie, le ballet romantique en France n’admet toujours pas aujourd’hui de danseur ou danseuse « noirs » Seuls ceux qui ont une couleur de peau assez claire (métisse et asiatique) et bien sûr la technique requise aux concours, peuvent espérer intégrer le corps de ballet. Mais ils ne peuvent gravir les échelons jusqu’à celui d’étoile et sont généralement bloqués au rôle de sujet. Ils finissent par quitter l’Opéra de Paris pour travailler dans de grandes compagnies ou prendre des responsabilités ailleurs. Quelques exemples (4): Eric Vu Han (5) part pour diriger les ballets de Bordeaux puis ceux d’Avignon. Il est aujourd’hui directeur des ballets de Nice. Raphaëlle Delaunay partie pour le Tanztheater de Wuppertal rejoint ensuite Jiry Kilian puis Alain Platel avant de fonder sa propre compagnie. Letizia Galloni, quant à elle, a été promue coryphée en 2011. Bénéficiera-t-elle d’une évolution des mentalités ou si elle devient sujet un jour, le restera-t-elle toujours ? Dans la vie courante, c’est enfant que les petits danseurs doivent faire face à un racisme larvé. Différents forums de discussion trouvés sur le net mettent en avant la douleur et la difficulté installée par cette différenciation qui n’a rien à voir avec les capacités techniques. (6)
Le débat est important sur la toile puisqu’on peut s’y exprimer sans crainte d’y être reconnu et d’y subir des pressions. Mais on voit que d’office, l’égalité des chances prônée par un de nos ministères est un leurre total. Sur ces fonctionnements difficiles à accepter au XXIe siècle se greffe parfois une justification médicale qui rappelle malheureusement le discours scientifique installé au cours du XIXe siècle. Il est probable que les personnes qui le diffusent, souvent non compétentes médicalement mais jouissant d’un statut important aux yeux de l’élève (professeur, maître de ballet
) n’ont pas conscience qu’elles relaient un propos aux entournures nauséabondes dont l’objectif est de stigmatiser une catégorie de personnes. Pourtant stéréotypes et préjugés attestent que les noirs ont le rythme dans la peau et qu’ils seraient particulièrement doués pour la danse. Il faut alors pousser plus loin la réflexion : cela ne s’applique qu’à un certain type de danse, celles issues des communautés noires, qu’elles soient africaine ou afro-américaine. Cela sous-entend de fait une incapacité physique à pouvoir pratiquer la danse classique. Incapacité qui relève du fantasme ou que l’on peut considérer comme une vue de l’esprit. C’est, en fait, l’impossibilité de s’imaginer à la place du personnage lorsqu’il est joué par un Noir qui se traduit poliment par un discours à relent médical, servi par des personnes non informées. En fait, « présent et passé se superposent et il n’est pas exagéré de parler de l’existence, depuis les indépendances, d’une « permanence de schèmes coloniaux dans la culture (francophone) et les mentalités ». [Bancel, 2006/35]
Là aussi un aperçu est possible : la comédienne Marianne Matheus explique que sa nièce a été ennuyée à la danse classique car « on » a décrété que son corps n’était pas fait pour cela, en raison de sa cambrure et de son sacrum. Le comédien Cartouche (Farid Bendjafar) se passionne très jeune pour la danse classique. Il débute au Raincy, poursuit son apprentissage à Paris, puis est engagé au Ballet de Marseille et demande à Rudy B. ancien prix Nijinski et danseur étoile de Roland Petit de continuer sa formation. Voici le diagnostic raconté par le comédien-danseur ?:
Rudy est le seul à s’être aperçu qu’à cause de ma cambrure naturelle (7), propre aux Africains, j’étais quelque peu déséquilibré. Mes sauts, mes trajectoires n’étaient pas parfaits. Il m’a obligé à suivre les cours des enfants de 5 ans. Je me suis de nouveau retrouvé le seul Arabe au milieu de fillettes blanches ! Rudy m’appelait « l’exotique ».
Sans commentaires. Mais la difficulté à être reconnus pousse les êtres « exotiques » à demander à ceux qui ne veulent pas les voir de valider leurs compétences, les installant ainsi dans une spirale de déstabilisation psychologique intense. Dès 2006, le forum balletissimo posait crûment la question : du racisme chez les danseuses ? L’écoute, la lecture ou l’observation des comportements révèlent la difficulté à imaginer une danseuse ou un danseur classique noir sur une scène française. Lors d’une rencontre organisée par l’universitaire Sylvie Chalaye en mai 2011, un chorégraphe s’est écrié lors de mon intervention « qu’un noir en tutu, c’est bizarre ». Je lui rétorquais que les hommes ne portent pas de tutu car cela serait en effet étrange. L’idée de l’étrange étranger est encore tenace. Ce qui reste inquiétant est d’entendre des professionnels, qui conditionnés par ce qu’ils voient en France, n’arrivent pas à envisager possible de voir des Noirs en classique. On voit que le départ de Janet Collins a eu des répercussions plus importantes que ce qu’on aurait pu croire.
Les Noirs de France qui pratiquent la danse classique sont a priori peu nombreux et difficilement repérables. Dans les années quatre-vingt, ceux qui le pouvaient, partaient aux États-Unis car là-bas ces clivages sont dépassés, même si les Noirs sont encore trop peu nombreux dans les ballets. C’est ainsi prendre la voie tracée par Janet Collins précurseur définitivement installée grâce à Balanchine. Transfuge des Ballets Russes lorsqu’il s’installe aux États-Unis, Balanchine forme les danseurs des plus grandes compagnies puis dirige le New York City Ballet. Il engage Arthur Mitchell en 1956 qui devient la première étoile masculine afro-américaine. C’est le seul danseur noir de la compagnie et il le restera jusqu’en 1970. Plus tard, Mitchell fonde le Harlem Dance Theater dont le travail démontre au public que les corps noirs sont tout à fait aptes à la danse classique, même si le répertoire de la compagnie est ouvert à d’autres pratiques de danse. Aujourd’hui les compagnies américaines qui mêlent volontairement les différentes couleurs de peau sont nombreuses (Anaheim ballet par exemple) et les USA paraissent plus en avance que l’Europe. D’autre part, la création de compagnie semble plus de l’ordre du possible qu’en France où le statut de danseur professionnel est compliqué : en dehors de l’Opéra, il n’existe pas d’école de danse régie par l’Éducation nationale, les lieux de formation sont tous privés et onéreux. Les conservatoires municipaux répondent davantage à une demande liée à l’enfance et au rêve de la petite fille en tutu. Dès lors que l’enfant souhaite poursuivre, les problèmes s’installent. Plusieurs sélections existent, la première étant celle posée par l’argent. C’est vers l’Alvin Ailey American dance theater que se dirigent une majorité des danseurs noirs français qui s’exilent. Ces ballets ont la particularité de porter à la fois les exigences du ballet classique mais aussi les préceptes de la danse tels qu’envisagés par Martha Graham, Doris Humpfrey ou la danseuse et anthropologue Katherin Dunham : ils tiennent compte à la fois de la culture noire mais aussi des influences occidentales sans pour autant être de la danse « ethnique ». Ainsi, lorsque j’étais élève chez Wilson, un des meilleurs d’entre nous, Darius soutenu par Paco Rabane partit sous nos yeux envieux poursuivre sa formation chez Alvin Ailey où il avait été admis. Ou bien encore, c’est un chorégraphe rencontré cet été 2011 en Avignon lors de l’Université d’été de l’IET (Paris 3) qui raconte la même démarche. Marie Dô, dont le livre autobiographique Danse avec la poussière a été adapté à la télévision française, raconte aussi cette trajectoire. Évidemment, tous les danseurs noirs ne peuvent pas se permettre l’exil mais dès que c’est possible, c’est la démarche adoptée en majorité.
L’objectif de ce travail est de déconstruire les préjugés. Les photographies obtenues ici et là viennent en renfort pour démontrer que le corps noir n’est pas inapte à la danse classique, dès lors qu’une formation adéquate a pu avoir lieu. Dans les pays anglo-saxons, tout n’est pas rose pour autant : les places sont rares et chères mais au moins elles existent. En Angleterre comme aux USA, des compagnies se sont formées afin de promouvoir l’activité de ces danseurs. Peu à peu des voix s’élèvent, des interrogations sont posées : Les danseurs noirs rencontrent des obstacles dans l’objectif d’une carrière dans le ballet classique, N. Rhone, Columbia, 2006 – Les Noirs et la danse classique, question du mois, J.Romain, Colorado springs, 2008 – « Les ballets noirs : pointe break », Hannah Pool, The Gardian, 2010 – Où sont les cygnes noirs ? G. Kourlas, New York Times, 2007 – « La danse classique a-t-elle une couleur ? »K.D. Collins, Dance magazine, 2005(8) ; etc. En France, sauf erreur de notre part, pas un mot sur ce sujet, pas de compagnies « en vue » qui permettraient un rééquilibrage salutaire des propositions institutionnelles. Que penser du fonctionnement actuel ? David Le Breton explique dans son article « idéologies sensorielles du racisme, voir la laideur de l’autre » [2009/22] :
Avant de stigmatiser la parole de l’autre, on peut ne pas l’entendre ; avant de stigmatiser sa couleur, on peut feindre de ne pas la voir. [
] L’occultation est la première forme de mépris, économique, en ce qu’elle évite le conflit en mimant l’absence.
La seule solution est la résistance pacifique comme le firent les Afro-Américains dans les années soixante et surtout ne pas lâcher, être présent. Montrer que les femmes et hommes noirs danseurs mais aussi acteurs, et plus largement journalistes, professeurs etc. existent. Cela signifie avoir un courage sans faille et ne pas courber la tête même épuisé, même découragé. Et travailler deux ou trois fois plus que les autres. La présence est essentielle. Il faudra donc aux danseurs classiques noirs réussir à paraître pour être. Par quel étonnant tour de passe-passe, nous ne pouvons pas encore le dire mais il faudra bien que l’on en parle sérieusement à un moment ou un autre. Dans la danse classique, c’est l’Opéra de Paris qui impose la norme mais de fait il neutralise d’autres modèles, sans doute pour se tenir en tant que modèle unique. Un corps noir ne serait pas en mesure, encore aujourd’hui, de représenter, de symboliser le ballet blanc. Ou en parlant plus directement, une danseuse noire ne peut représenter la fille blanche dans le sens qu’on lui donne au XIXe siècle. Il fallait donc trouver toutes les justifications physiologiques possibles et imaginables afin de contourner un insupportable oxymore pour les classes dominantes. Pourtant Madame Lefèvre, aujourd’hui directrice de la danse à l’Opéra, a su faire preuve d’ouverture et de modernité dans les ballets proposés depuis qu’elle est en poste. Elle-même ancienne danseuse connaît bien tous les rouages et les attentes diverses. La révolution et la modernité ne viendraient-elles pas de la nomination d’un danseur ou d’une danseuse noirs comme étoile ? N’est-il pas possible pour les habitués de proposer un corps de ballet multicouleur en parallèle du ballet traditionnel ? La mixité n’est pas une tare, pour preuve le travail remarquable effectué par le théâtre de Jean Vilar à Suresnes qui s’évertue chaque année à permettre des rapprochements étonnants entre danse urbaine, danse contemporaine et danse classique ?:
Pour sa 19e édition, Suresnes Cités Danse se veut ouvert à tous les horizons chorégraphiques. D’où une programmation résolument internationale, qui donne au hip-hop une respiration universelle. Cap sur le monde ! Le point commun entre des danseurs brésiliens grandis dans les favelas, la Coréenne néoclassique Misook Seo (lire en fin d’article), le danseur étoile de l’Opéra de Paris Jérémie Bélingard, les jeunes pousses du Ballet national algérien, les Sud-Africains de l’Indigeneus Dance Academy ou
les danseurs électro de Créteil ? La réponse tient en trois mots : Suresnes Cités Danse. Point de rencontre, depuis sa création, des danses urbaines d’ici et d’ailleurs, la manifestation a voulu cette année ouvrir plus grand encore les frontières. Le paysage né de ces rencontres dessine une nouvelle topographie du hip-hop. Métissée, engagée, transgressive, préférant les chemins de traverses aux codes établis (9).
Richesse qui ne peut être ignorée par Madame Lefèvre puisqu’elle est l’épouse d’Olivier Meyer, directeur du déjà nommé théâtre Jean Vilar. Peut-être cela suffit-il à ne pas se poser de questions. Nous ne saurons pas si c’est l’institution qui dicte sa loi et s’il est si difficile que cela de faire bouger les mentalités. L’hexagone sera-t-il isolé dans un aveuglement persistant ou sera-t-il sensible à ce qui se passe à ses frontières ? Le concours international de danse de Lausanne 2011 a couronné la Brésilienne Mayara Magri tandis que le jeune Volodia Fernandez, Français d’origine rwandaise, très remarqué, a obtenu une bourse pour étudier
au Canada. On peut le dire, la danse classique en France a bien une couleur. Frédérique Wissmann qui a réalisé un film sur l’American ballet Theater (1995) et un autre sur l’Opéra de Paris (2009) constatait :
La France est vraiment un pays hiérarchisé, un pays de castes même (…) Les classes existent en Amérique, mais c’est beaucoup plus fluide. C’est plus facile de commencer très bas et de monter. Ici on peut, mais c’est très difficile.
On peut se demander si un fonctionnement à la Jim Crow (10) n’existe pas dans certains espaces officiels français. En effet lorsqu’on observe à un niveau de responsabilités important, les femmes sont rares et les personnes « typées » aussi. Mais tout se passe dans le non-dit comme si une connivence de fait existait. Petit à petit des espaces se créent pourtant : nous avons commencé à voir des journalistes noirs, une ministre qui l’est aussi. Dans le milieu du théâtre et des spectacles, la brèche est également ouverte, l’École nationale des Arts et Techniques du Théâtre dont est issu le comédien et dramaturge Koffi Kwahulé par exemple ou bien encore Bakary Sangaré pensionnaire à la Comédie Française ; le conservatoire qui lui aussi depuis quelques années accepte au concours des comédiens sans tenir compte de la couleur de la peau. On ne peut que se demander pour quelles raisons la danse classique et l’Opéra de Paris ne suivent pas… ou se dire que le jour ou un « noir-noir » (selon l’expression de Muriel Robin) sera nommé danseur étoile, alors les mentalités auront réellement évolué.
1- Un autre cygne noir.
2- La télévision et le cinéma ne tiennent pas compte des minorités. En dehors d’une speakerine noire dans les années 1960, les seuls que l’on voit sont de nouveaux des américains.
3- Place hiérarchique obtenue à l’Opéra de Paris.
4- Liste non exhaustive.
5- Dont le père est vietnamien mais qui a le type métis africain avec une couleur de peau ad hoc et des cheveux crépus.
6- [balletdansepassion.cultureforum.net]
7- Souligné par nous.
8- Titres traduits par nous.
9- Isabelle Calabre, journaliste pour Evenements.fr
10- Lois américaines qui distinguaient les citoyens selon leur appartenance « raciale » et tout en admettant leur égalité de droit,elles imposèrent une ségrégation de jure dans tous les lieux et services publics.///Article N° : 11656