Artisanat brassicole à Maroua : la pédagogie de l’arrogance ridiculisée

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Malgré les incriminations des administrateurs, des religieux et des ONG, l’artisanat de la bière de mil constitue un élément culturel et économique important dans la province de l’extrême-nord du Cameroun.

Maroua, capitale de la province de l’extrême-nord du Cameroun, est une ville qui échappe au statut de petite bourgade grâce à l’artisanat brassicole. La mauvaise réputation de cette activité est entretenue par une coalition assez surprenante : administrateurs, religieux et agents de développement engagés dans les organisations non gouvernementales (ONG). Bien entendu, les arguments avancés par les uns et les autres pour justifier la nécessité d’une lutte impitoyable contre l’artisanat brassicole varient. Cependant, ils conservent un fond commun qu’il est facile de repérer et de caractériser : la croyance en une mission pédagogique. L’approche pédagogique adoptée consiste à infantiliser et culpabiliser. Qui ? Comment ? Avec quel résultat ?
Dans le collimateur de ces pédagogues se trouvent les brasseurs et les brasseuses de la bière de mil ou bilbil. C’est une bière principalement fabriquée par les populations non musulmanes de la province de l’extrême-nord du Cameroun. Traditionnellement, elle a des connotations religieuses et socioculturelles qu’on retrouve dans nombre d’études anthropologiques portant sur la boisson, notamment celle alcoolisée : elle est réservée à la sphère du sacré, elle est contrôlée par les aînés sociaux, elle est inaccessible aux femmes. Elle est donc, à l’origine, perçue comme symbole de position sociale, de statut et d’identité.
La coalition anti-bilbil
Cette lecture ne semble pas trop intéresser les membres de la coalition anti-bilbil. Ceux-ci sont davantage enclins à voir dans la bière de mil la source des excès. C’est ainsi que les autorités administratives tenteront d’interdire la bière de mil au motif qu’elle trouble l’ordre public et qu’elle occasionne un gaspillage de mil. Elles seront relayées par un nombre non négligeable d’acteurs religieux de tous bords – à l’exception des animistes peu organisés de manière à se faire entendre – qui considèrent que la fabrication, la distribution à une échelle relativement large et la consommation de la bière de mil constituent une grande menace pour les valeurs morales prônées par leurs confessions respectives. À ces discours politico-administratifs et religieux ouvertement favorables à la lutte contre le bilbil s’ajoutent les réflexions menées au sein des structures de développement qui se vantent généralement d’être proches des préoccupations quotidiennes des  » masses « .
En effet, la position des ONG, notamment celles spécialisées dans la gender equity et la protection de l’environnement, apporte étonnamment de l’eau au moulin de leurs  » ennemis intimes « . Et pour justifier cette surprenante alliance, ces ONG vont avancer deux types d’arguments. Le premier stipule que la présence massive des femmes dans le brassage de la bière de mil serait moins l’expression de leur volonté que le produit de la domination masculine, laquelle domination s’exprimerait en termes de monopolisation des ressources foncières et, par conséquent, d’exclusion des activités agricoles génératrices de numéraires plus décentes. Le deuxième, et c’est le plus sévère parce qu’épousant convenablement la très populaire doctrine écologiste internationale, consiste à souligner que la non-interdiction de l’artisanat brassicole équivaudrait à la promotion des déboisements intempestifs et, donc, au renoncement à toute idée de développement durable. Et pour cause, les brasseurs et les brasseuses de bilbil en seraient déjà à recourir à des espèces ligneuses autrefois protégées. L’allusion au degré de prélèvements sur le couvert ligneux en rapport avec le brassage de la bière de mil devrait, par voie de conséquence, être interprétée comme une sonnette d’alarme tirée dans l’intérêt de tout le monde, y compris de ces brasseurs et brasseuses  » ignorant(e)s « .
Valoriser le savoir-faire
Quand on fait la somme de ces arguments, on ne peut que difficilement s’empêcher d’ériger l’une des activités dont les indigènes en général pourraient être fiers au rang de fléau fatalement incommensurable. Cependant, la plupart de ces arguments, sinon tous, pourraient tout aussi bien être retournés contre bon nombre d’activités jugées décentes ou sournoisement tolérées en silence. Qu’il soit permis de poser quelques questions susceptibles de renseigner sur la fragilité des arguments favorables à l’interdiction de la bière de mil. Le bilbil est-il la seule boisson alcoolisée dont la consommation excessive pourrait constituer une menace à l’ordre public ? (Il faut rappeler qu’on est dans le pays qui a décroché la palme d’or en matière d’importation du champagne, dans un pays où les boissons locales transformées de manière artisanale ne sont pas les seules dangereusement alcoolisées.) Qui s’est vraiment donné la peine de mesurer le degré de prélèvements sur le couvert ligneux pour les activités telles que celles des brûleurs de soja, des marchands de thé, des différents restaurateurs ?
Ces questions découlent des réactions des brasseurs et des brasseuses de la bière de mil lorsqu’ils ou elles sont confronté(e)s au discours infantilisant et culpabilisant de ces trois catégories de pédagogues. La première de ces réactions met en avant la question de fierté :  » Ne serait-il pas plus raisonnable de saluer explicitement l’effort de transformation de nos matières premières dans un contexte où tout le monde se plaint, à raison, des dangers de la réduction du continent noir, y compris le Cameroun avec sa province de l’extrême-nord, au rang de simple réservoir de matières premières ? La reconnaissance de notre expertise dans le domaine de la brasserie ne serait-elle pas un point de départ pour le lancement d’une discussion plus réaliste sur les chances d’une politique de promotion des technologies alimentaires appropriées parce qu’ancrées dans nos mœurs ? Ne devrait-on pas mettre l’accent sur les synergies développées dans le cadre du business avec le bilbil quand on sait que celui-ci implique la mobilisation des compétences et aptitudes diverses, à l’instar du know-how en matière d’agriculture, de la maîtrise des techniques de fabrication du bilbil, des connaissances dans le domaine de la comptabilité, du service ou de l’entretien des clients ? Qu’est-ce qui empêche de mettre en avant les atouts du brassage de la bière de mil avant d’en arriver à une mise en garde contre tout excès, mise en garde qui vaudrait, du reste, pour bien d’autres activités telles que les jeux de hasard, par exemple ?  »
Un commerce florissant
Dans l’extrême-nord du Cameroun en général, et dans la ville de Maroua en particulier, les débits de bilbil continuent de proliférer. Même l’épouvantail de l’insécurité alimentaire chronique dont souffre notoirement la région n’y peut rien. Les anthropologues nous le rappellent, les boissons manifestent la structure réelle de la vie sociale aussi sûrement que si leurs noms étaient des étiquettes attachées à certains types de comportements. De plus, la fabrication d’alcool est une activité économique d’importance. Enfin, les cérémonies de consommation de boisson construisent un monde idéal. On ferait alors mieux de voir dans l’artisanat brassicole en général, et dans le brassage de la bière de mil en particulier, une donnée sûre dans les efforts de  » survie  » des populations de l’extrême-nord du Cameroun dont Maroua est le cœur.
Pour s’en convaincre, on n’ira pas seulement dans les grands points de vente tels que le pont Vert, Hardéo avec le grand marché de Maroua, ou à Ouro Tchédé, à Pitoaré avec le marché de Foumangué, ou encore à Fasaw et Laindé. Il suffit de compter le nombre de drapeaux signalétiques – bouteilles avec un bâton pinçant un carton coloré -, ou le nombre de panneaux nominatifs qui indiquent les différentes enseignes où est offert le bilbil. Très vite, on se rendra notamment compte de l’ampleur de la tâche.
Autre signe révélateur de la solide implantation du brassage de bière de mil : le perfectionnement continuel du savoir-faire. C’est ainsi qu’on trouvera ici et là des coopératives de brasseuses de bilbil qui ont toutes les propriétés des clusters : une femme offrant le bilbil nylon ou bière légère s’associe avec une autre offrant le valawa ou bière relevant de la spécialité Mofu, les deux s’alliant à une troisième et quatrième femme respectivement spécialisées dans la bière Gidar et dans le bilbil à base de riz. Ce genre de regroupement favorise, à l’évidence, l’attraction des clients dans des enseignes vastes, achalandées et animées.
Curieusement, on se rendra alors compte que certaines personnes obligées par leur profession de condamner ces activités brassicoles ne sont paradoxalement pas hostiles à la fréquentation des points de vente et à la dégustation de produits jugés  » nocifs « .

///Article N° : 3501

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