Artistes au quotidien ?

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Carnet de notes d’un voyage à la rencontre des plasticiens du Sénégal, du Mali et du Burkina-Faso.

Arrivée en Afrique de l’Ouest, j’ai remarqué que la frontière reste très floue entre l’artisanat et la création artistique telle que nous l’entendons en Occident. L’artisan se dit souvent artiste afin de valoriser l’originalité de ses pièces et d’insister sur leur caractère unique. L’artiste est souvent issu des centres d’artisanat, où il a appris les techniques traditionnelles avant de se défaire de ses automatismes pour innover et exprimer sa propre sensibilité.
Thierno Diallo incarne cette nouvelle génération d’artistes maliens qui font de leur habitat un atelier ouvert aux autres et un lieu d’échange et de travail. Petit-fils de Thierno Bokar, célèbre marabout de Bandiagara, il est installé dans la périphérie de Bamako, où règne une atmosphère de sérénité troublante contrastant avec la cohue de la capitale. Là, il cherche, expérimente, dose, infuse, ensable, recouvre de cendres ses toiles « comme un cuisinier dosant les ingrédients pour atteindre l’arôme recherché ». Il puise la plupart de ses matériaux et son énergie dans son environnement immédiat, innovant les techniques telles que le Worolan (jus ocre obtenu par la macération des noix de cola). Les thèmes récurrents dans son œuvre sont l’écologie et la responsabilité de l’Homme dans l’anéantissement de la nature et de sa propre espèce.
Pour des raisons de subsistance financière, les artistes seront parfois contraints de retourner dans les centres d’artisanat pour y reproduire des objets voués à la vente. Contrairement aux écoles d’art, les centres de formation d’artisanat sont en plein essor et fleurissent dans les quartiers des capitales.
La Fondation Olorun de Ouagadougou est l’initiative d’un Français, Christophe de Cotenson. Elle offre une formation complète à une trentaine de peintres, sculpteurs et designers et assure une relation directe avec des galeries européennes. Le jeune peintre Hamed Ouattara est la perle de la Fondation et un modèle de réussite pour de nombreux jeunes de la région. En sortant d’Olorun, il a ouvert son espace atelier-galerie moderne et attrayant pour tout amateur d’art. Contrairement à certains peintres, il mène une recherche picturale poussée qui l’a conduit vers l’abstraction. « La peinture est essentielle parce qu’elle est la forme d’expression qui fait que je me sens libre. Chaque toile est un morceau de ma vision de la liberté. J’y déverse tout puis je me sens fluide. En Afrique, nous sommes isolés du reste du monde et notre vision est limitée. Avec la peinture, j’ai pu sauter les barrières et voir ce qu’il y avait de l’autre côté. » C’est cet attachement à la liberté qu’il veut transmettre aux jeunes du pays en commençant par monter des ateliers dans les quartiers et dans les prisons. Il est très conscient des limites du système politique et fait preuve d’une détermination rare. « Je veux toucher les jeunes pour démystifier les arts plastiques, relayés au dernier plan par les ministères. Il faut que les artistes comprennent qu’il faut s’autofinancer et ne plus attendre les aides extérieures. »
Les artisans bénéficient d’un marché florissant et ils auront plus d’opportunités pour subvenir aux besoins de leur famille. Plasticiens et artisans se croisent et se mêlent sur les marchés et l’on peut véritablement parler d’une confusion des genres. L’amalgame est fait aussi bien par les populations locales, qui rangent facilement tous les producteurs d’objets dans la même catégorie, que par les touristes occidentaux désireux de ramener une œuvre artistique chargée « d’africanité ».
Les plasticiens se questionnent aussi sur la manière d’appréhender les populations locales et tendent à aller vers leurs concitoyens. Mahamadou Habib Ballo, peintre-graphiste malien, nous dit : « Le concept d’art est mal compris par la population. Je crois que nous nous y prenons mal. Les artistes doivent aller vers les villages, où l’art est vivant ; il est partout. Danses, chants, sculptures et masques se mêlent. Les gens n’ont pas l’habitude d’aller au musée. Il faut sortir l’art des musées et l’insérer dans notre quotidien. Nous avons pensé à des expos itinérantes. »
Saluons au passage des initiatives comme les Portes Ouvertes des ateliers d’artistes de Ouagadougou pendant toute la durée du Fespaco 2001. Enfin, les Ouagalais ont pu voir ce qui se passait derrière les murs de leurs voisins artistes et poser des questions pour mieux comprendre leur démarche et ne plus les diaboliser. Ces événements instaurent un dialogue entre la population et les artistes et leur succès pousse à l’optimisme.
Le domaine de l’art contemporain me semble s’inscrire dans un contexte très contrasté, peu soutenu mais porteur d’un dynamisme révélateur d’une renaissance. Il m’a semblé d’abord totalement absent du paysage urbain des pays. Les musées nationaux se contentent généralement d’exposer les vestiges des pillages successifs subis par les arts traditionnels locaux et rares sont les artistes contemporains qui trouvent une place dans les bâtiments publics.
Au Sénégal comme dans les autres pays de la sous-région, les artistes doivent se battre pour obtenir une reconnaissance des autorités politiques. La chaîne des infrastructures, des écoles jusqu’aux galeries, présente de grandes lacunes. Aujourd’hui, les artistes sénégalais se plaignent du recul des engagements des autorités. Daro N’Diagne, plasticienne résidant au village des arts de Dakar, nous dit : « Abdou Diouf a gelé tous les projets culturels. Beaucoup d’œuvres du patrimoine national ont été emportées par les hauts fonctionnaires ou même détruites. Mais nous sommes mobilisés pour récupérer les structures que l’on nous a prises. »
Au Mali, les artistes plasticiens sont contraints de vivre dans un monde isolé, comme à l’Institut National des Arts de Bamako, où étudiants et professeurs forment une famille autosuffisante, vivant par et pour la subsistance de leur univers.
Au Burkina-Faso, par contre, il n’y a aucun centre public de formation et les artistes accueillent souvent des jeunes désireux de s’initier à la peinture ou à la sculpture. Face à une indifférence totale des gouvernements, les artistes réagissent avec une extraordinaire solidarité en formant un réseau indépendant et autogéré.
Le poids de la religion musulmane provoque un grand malaise chez beaucoup d’artistes. Le peintre sénégalais Chalys Leye travaille actuellement sur la composition des khawatim, tableaux composés de signes cabalistiques assurant la protection de celui qui va consulter le marabout. « Il n’est pas interdit de jouer avec les lettres ou les signes. Je maîtrise bien le dessin académique mais j’ai fait un choix pour l’abstraction et le fait que la figuration soit condamnée par ma religion a certainement dû m’influencer. Je ne dis pas que je fais l’art islamique mais mon thème n’est pas neutre. » D’autres relativisent ou condamnent la censure et exercent leur pratique sans se soucier de cette polémique qui les marginalise encore un peu plus.
Face aux diverses réticences et incompréhensions, ces plasticiens fascinent par leur nombre et leur détermination. La première génération des grands artistes avait tenté de s’organiser autour du Mouvement des Amis de Ouga en 1993, réunissant Abdoulaye Konaté et Ismaël Diabaté du Mali, Viyé Diba et Kan Sy du Sénégal, Ky Siriki du Burkina-Faso, Damsir Dia de la Côte d’Ivoire et Kossy Assou du Togo. Il y avait une cohésion dans les techniques et le travail de chacun mais ils se sont heurtés aux autres mouvements des pays concernés et n’ont pas pu créer d’organisme commun assez solide. De nombreux projets révèlent que la nouvelle génération persévère pour ancrer les bases du milieu artistique dans chaque pays et pour baliser le terrain pour les jeunes talents à venir.
Les associations comme Soleil d’Afrique à Bamako, ACEDO à Ouagadougou et Art Express à Dakar montrent la volonté de se rassembler pour avancer. Avec le Dak’art, le symposium de Laongo, au Burkina-Faso, et les workshops (Espace Yelen, Bobo-Dioulasso et Soleil d’Afrique, Bamako), les artistes affichent une volonté de s’ouvrir sur le monde et de jouer un rôle dans son évolution. Ils précèdent les volontés politiques de leur pays mais ces dernières commencent à réaliser l’importance du dynamisme artistique.
Car les plasticiens ont un regard critique sur les rapports entre les différents peuples au-delà des frontières politiques et sont en quête de leur identité profonde. La tendance générale est de faire une véritable introspection, traduite par une réaffirmation des valeurs traditionnelles tout en tenant compte des influences colonialistes qu’a subies la société. Les œuvres témoignent de l’analyse sur cette double culture et de son acceptation. Il s’agit de se détacher des blessures de l’histoire pour délivrer un message d’espoir et d’autonomie.

 

Marion Brousse prépare une maîtrise d’Esthétique des Arts d’Afrique et d’Océanie à la Sorbonne. ///Article N° : 2229

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