Assia Djebar à l’Académie française : comment-taire

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Jeudi 22 juin à 15 h, un an après son élection le 16 juin 2005, l’écrivaine algérienne Assia Djebar a été reçue sous la Coupole, quai Conti.

Son entrée a été annoncée par les roulements de tambour, rythmant la cadence du cortège des académiciens parés de leurs plus beaux atours pour l’accompagner vers le lieu déjà habité pas eux. Toute l’assemblée s’est alors levée pour accueillir la nouvelle académicienne.
Dans son habit de cérémonie, elle est apparue, tout de noir vêtue, dans une fière et élégante allure, affichant un sourire généreux qui illuminait un visage rayonnant en signe de triomphe et de consécration au cœur d’une institution prestigieuse fondée en 1635 par Richelieu pendant que les tenants de la littérature en France continuent à ne pas lui accorder la place qui soit à la mesure de son talent d’écrivain de langue française.
Cette observation a été soulignée à trois reprises par l’académicien Pierre-Jean Rémy lors de sa réponse au discours lors de cette cérémonie, allant jusqu’à s’interroger pourquoi cet écrivain a réussi grâce à l’immense qualité de son travail de se faire une notoriété internationale plus que nationale.
Une fois que le silence a fait taire les tambours, l’assemblée s’est assise. Seule Assia Djebar est restée debout au centre de la Coupole. Aussitôt, elle s’est lancée dans la lecture de ses vingt pages qui ont constitué son discours, avec une éloquence et une verve à tenir en haleine une salle comble. Et cela durant une heure et six minutes.
Selon la tradition, elle a débuté par une description biographique magistralement restituée, faisant l’éloge du grand juriste et doyen Georges Vedel, son prédécesseur au fauteuil numéro 5, pour qui elle a consacré douze pages sur vingt. L’évocation de cette grande personnalité lui a inspiré la lecture d’un vers en italien du grand poète Dante extrait de La divine comédie. Dans un mouvement de va-et-vient permanant entre le passé et le présent qui constitue la trame de fond habituelle de son écriture romanesque, elle a retracé le parcours d’une vie exceptionnelle du résistant que fut cet immortel. Elle a évoqué l’œuvre si dense de ce grand spécialiste du droit constitutionnel qui a contribué à la construction de l’Europe, en précisant  » Ces allées et venues que j’opère, dans un apparent désordre, me font sentir combien durant son parcours de vie (l’enfance, les études, l’expérience de la guerre et des camps), le professeur est resté sensible à l’équilibre si fragile entre le passé collectif qui résiste et les formes nouvelles, quelques fois informes, mais préfigurant l’avenir de l’Europe « .
Avec cette transition subtile, accompagnée d’une émotion vive portée par une voix douce, elle a introduit la seconde partie de son discours. Elle a résumé avec clarté et droiture la blessure identitaire des pays qui ont subi le joug de la colonisation, en particulier l’Algérie, son pays natal si souvent décrit dans son œuvre si riche. Elle a rappelé à ce sujet que  » … le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !  »
La voix de l’immortelle était subitement habitée et portée par des voix venues du lointain, des voix de toutes ces générations de femmes et d’hommes qui ont tu leur souffrance et ont abandonné leur langue maternelle avec le sentiment de honte et d’avilissement.
En signe de reconnaissance, elle n’a pas manqué de souligner que certains intellectuels français l’ont influencé et l’ont encouragée dans son parcours de manière significative tels que Louis Massignon, Charles André Julien, Jacques Berque, Gaston Bounoune, Pierre Emmanuel…Et Germaine Tillon.
Indépendamment de la question de la langue, l’écriture selon elle, a toujours été une démarche mystique, d' » Idjtihed « , d’introspection :  » j’écris par passion d’ijtihad, c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord « . Ce vocable de langue arabe, certainement le premier à être entré dans une telle institution défendant la langue française, a déchiré par sa simple prononciation les frontières qui séparent les langues et les peuples.
Lorsqu’elle explique la raison du choix de la langue française, elle se tourne cette fois-ci vers l’Algérie pour rappeler que la politique algérienne après l’indépendance, avait lancé sa machine à épuration pour imposer une pensée unique, une langue unique, faisant fuir tous les intellectuels algériens n’ayant pas adhéré à une idéologie radicale qui a constitué, quelques années plus tard, le terreau de la barbarie sanguinaire. A ce sujet, elle dit  » Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix « .
La langue française est devenue le seul espace lui permettant le mouvement du corps, de la psyché et de la pensée. Cette langue, dit-elle  » devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation, ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au jour le jour « .
Elle n’avait pas manqué de préciser dans son allocution une semaine auparavant à l’Institut du Monde Arabe lors de la cérémonie de la remise de l’épée qui précède la réception sous la Coupole, que la langue française est la langue qui lui a permis d’écrire dans l’urgence afin d’inhumer avec les mots (maux) les femmes et les hommes algériens morts sauvagement dans les années quatre-vingt dix. Elle avait dit ce jour-là  » je pense que n’aurais pu rester debout comme je le suis maintenant et sans épée d’ailleurs, grâce à mon écriture c’est-à-dire au fait qu’il fallait absolument que j’écrive dans l’urgence ce que je ressentais immédiatement et quand il y avait des absents et il y en avait, et quand il y avait des morts et elles étaient souvent horribles, et bien je considérais qu’il fallait déposer sur papier. C’est à ce moment-là, la langue française pour moi est devenue une langue également de mémoire, une langue qui finalement, était le tombeau des martyrs « .
Pour toutes ces raisons, elle considère que son entrée à l’Académie française vient immortaliser toutes ces femmes et tous ces hommes assassinés durant la décennie noire algérienne parce qu’ils s’exprimaient dans la vie privée ou dans leurs exercices professionnels dans la langue française.
Elle achève son discours en réponse donnée à l’académicien Pierre Nora qui, en lui remettant l’épée, lui avait confiée en guise de bienvenu un mot du dictionnaire  » repère  » qu’elle a la tâche de commenter et de définir.
Sous la Coupole, elle précise qu’elle a retrouvé ses repères auprès de toutes les femmes de son peuple, par leur silence, leur douleur, leur danse, leur joie et leur pudeur. La langue maternelle arabo-berbère de ces femmes et leur silence habitent désormais la langue française, ce qui lui a permis de se la réapproprier volontairement et de l’intérioriser au plus près d’elle-même. Cette langue qui est devenue la sienne, est habitée non par  » un monolinguisme de l’autre  » selon les propos de Jacques Derrida, mais par un plurilinguisme qui constitue l’essence même des arabesques formées par sa plume :  » Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne, ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure, grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large « .
A l’image d’un auguste sage, Assia Djebar lance une prière de  » shifaa  » : de guérison, second vocable lâché en arabe sous la Coupole afin que toutes les souffrances du passé douloureux se cicatrisent. Une prière, pour que cessent les guerres entre les langues. Une prière pour la paix,  » pax « , mot latin qu’elle a gravé sur son épée algérienne datant du 19 siècle.
Lorsque le silence a repris son droit, elle s’est alors assise, elle s’est saisie d’un verre d’eau qu’elle a tendu vers elle. C’est ainsi qu’elle a bu les applaudissements qui l’ont acclamée chaleureusement durant quelques minutes.
Assia Djebar semblait sereine, peut-être lointaine, dans l’entrebâillement entre tous ces immortels qu’elle a convoqué pour leur apport à l’histoire, à la science, à la littérature en passant par Ibn, Sina, Ibn Khaldoun, Ibn Arabi, Ibn Rouchd, Dante et Rabelais et les présents, proches, amis, écrivains, politiciens, religieux, lecteurs, journalistes qui ont salué cette dame hors du commun qui a su rester humble et fidèle aux idées qu’elle a toujours défendues.
Le lendemain, les médias et principalement les journaux n’ont pas accordé à cet événement historique l’importance qu’il mérite. Les articles qui sont apparus n’ont fait que relater quelques extraits du discours de façon inégale et tronquée. Le choix des citations est loin d’être innocent. Il est significatif de l'(in)tolérance et révélateur de l’incontestable vérité qu’elle évoque.
L’hypothèse déjà ancienne ne fait que se confirmer encore une fois : Assia Djebar est une femme écrivain qui dérange la scène littéraire et politique. Son franc-parler bouscule les conventions établies, car elle ne se limite pas à la place habituellement assignée à un écrivain femme et de surcroît à un écrivain femme représentant à elle seule les cultures berbère, arabe, musulmane et française.
En lisant ses œuvres, on ne peut que constater qu’elle a toujours été lucide concernant la censure dont elle est l’objet ; en 1999 déjà, elle avait écrit dans son ouvrage ‘Ces voix qui m’assiègent' » … Cette langue me semble désormais une maison que j’habite et que je tente de marquer chaque jour – tout en sachant que le sol qui la porte, je n’y ai pas droit d’emblée. Mais si je ne prétends pas au jus soli, du moins, au risque d’un jeu de mot facile, je peux rechercher mon droit non de sol, mais de soleil !…  »
Malgré cette rétention médiatique à son encontre, le discours de cet écrivain avant-gardiste, auteur de  » Vaste est la prison « ,  » Les femmes d’Alger dans leur appartement « ,  » L’Amour, la fantasia « ,  » Ombre sultane  » …et une dizaine d’autres œuvres, émeut à plus d’un titre. Il saisit l’attention à vif car il éveille les consciences et attise le travail de la mémoire. Il souligne l’importance de la déontologie pour que la transmission du savoir se fasse avec la plus grande rigueur.
Assia Djebar démontre une nouvelle fois combien elle reste fidèle à ses engagements, à ses idées et à ses principes sans concession aucune. Cette ligne de conduite se retrouve dans ses romans, dans ses nouvelles et dans sa poésie. Une œuvre traduite dans vingt et une langues. Il n’est pas sans oublier les deux films documentaires qu’elle a réalisés, son théâtre, son opéra, son travail de chercheur et de professeur à travers les plus grandes universités du monde.
Son entêtement pour dire et se dire est la première cause dans laquelle elle s’est engagée depuis son premier roman  » La Soif « , publié en 1957 aux éditions Julliard.
Elle est l’écrivain qui s’affirme et engage non sans risque sa personne en parlant d’elle à la première personne. Non seulement elle dit  » je  » dans son écriture malgré le tangage ressenti, mais elle continue à tourner le dos à ceux qui bradent l’histoire, à ceux qui contribuent à rendre la mémoire stérile, à ceux qui violent le droit pour faire régner l’injustice
Cet engagement reflète sensiblement cette quête de liberté à laquelle elle a toujours aspiré. Cette démarche lente et parfois douloureuse qui habite son écriture, exige de sa part un effort permanent de réflexion et d’introspection pour tenter d’atteindre la vérité et la sakina-sérénité.

Osny, 25 juin 2006///Article N° : 4531

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