Bardes et épopées héroïques : un aperçu pour la République démocratique du Congo

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Les épopées de l’actuelle république démocratique du Congo sont caractérisées par des figures de héros à la naissance merveilleuse, confrontés à des tâches herculéennes, se mesurant constamment aux autres, évoluant dans un univers de violence. Un aperçu.

Nous devons le peu d’information dont nous disposons sur les bardes et les récits épiques en république démocratique du Congo aux travaux de quelques ethnologues, linguistes et missionnaires menés entre les années 1930 et 1980 (cf. bibliographie). Au regard de ces études, nous ne pouvons que regretter d’avoir ignoré si longtemps une tradition dont l’ampleur semble avoir été extrêmement importante, et ce dans des sociétés qui, tout en étant très diverses, ont un passé jalonné de migrations, d’expansions, d’assimilations culturelles ou de conquêtes et de guerres.
Traditionnellement, en république démocratique du Congo, les bardes ne constituent pas un groupe de spécialistes ou une caste comme en Afrique de l’Ouest où les textes épiques sont l’apanage d’un groupe spécialisé. Ici, la narration de l’épopée semble être réservée à certains hommes, la transmission se faisant de père en fils ou de maître en élève ; de nombreux bardes diront même que le texte leur a été dévoilé par un esprit. Quoi qu’il en soit, ils sont tous obligés de passer par une période d’apprentissage qui peut durer des années. Les apprentis accompagnent leur maître dans ses déplacements et peuvent intervenir de temps à autre dans la narration afin de rappeler un passage au barde principal.
En dehors de leur fonction de barde, ces hommes sont souvent impliqués dans tous les rouages de la société en tant qu’arbitres, négociateurs, conseillers, historiens. Ce sont des individus particulièrement doués qui ont une vaste connaissance de leur propre culture et de l’histoire de leur groupe. Leur mémoire hors du commun n’est pas uniquement au service de l’épopée ; tout à la fois dramaturges, chanteurs, musiciens et narrateurs, ils maîtrisent une large gamme de genres littéraires oraux. Ayant une connaissance approfondie de la polysémie et des astuces leur permettant de jouer avec les propriétés du langage, il détournent les mots, les écourtent ou les démultiplient ; ils jouent sur la  » face sonore des mots  » et sur  » la vélocité des sons  » (Revel). En somme, ils sont maîtres du verbe, de la parole et des qualités métaphoriques et poétiques de leur langue.
Afin de mieux cerner l’art de ces bardes, il est important de saisir les caractéristiques principales des récits épiques qu’ils sont les seuls à maîtriser dans leur intégralité.
La forme des récits épiques
Bien que ces épopées varient dans leur contenu, leur forme et leur représentation de région en région et de barde en barde, quelques constantes peuvent être dégagées à partir des études qui leur ont été consacrées.
Les épopées existent sous le signe du chant, et leur contexte d’énonciation se distingue clairement de celui des contes. Formulés dans un langage hautement poétique, ces récits sont souvent difficiles à appréhender pour celui qui n’est pas intégré à la société où ils sont transmis ou qui n’a pas une connaissance approfondie de la langue dans laquelle ils sont exprimés.
De forme  » multi-épisodique « , le récit n’est pas fixe mais ouvert, le barde n’étant pas contraint par un texte rigide qu’il est obligé de suivre avec précision. En effet, il crée tout au long de sa performance, sélectionnant, ajustant, modifiant les épisodes, soit en fonction de ses propres priorités soit en fonction de son auditoire ou de la position sociale de ses hôtes. De plus, il y intègre des remarques improvisées, des réflexions personnelles, philosophiques ou morales sous forme de brèves formules ou de chansons. Ces apartés n’ajoutent rien à l’action mais permettent au barde de méditer, de se reposer, de retrouver le fil de son histoire. Il parle de lui-même, de ses ancêtres, de ses expériences, de son clan, de son art, de son instrument musical, de ses maîtres et de ses prédécesseurs ; il loue les accompagnateurs et les participants ; il remercie ses hôtes pour leurs cadeaux. Souvent, ces apartés n’apparaissent pas dans la version écrite des récits épiques. Pourtant, ils font partie intégrante du récit qu’ils accompagnent et commentent. L’épopée pourrait ainsi être qualifiée d’hypertexte car s’y entremêlent d’autres genres de la tradition orale (formules, proverbes, incantations, chants, conversations, discours, références à des contes, prières, louanges, etc.). Elle fait également appel aux compétences théâtrales et musicales de celui qui l’énonce.
La représentation
Ici, comme ailleurs, les récits épiques demandent une longue écoute qui peut durer des heures voire des jours. En règle générale, la performance peut s’étendre sur plusieurs veillées dont la durée dépendra de toute une série de facteurs liés au contexte d’énonciation, déterminant si le barde amplifiera ou, au contraire, écourtera sa narration. Le barde nyanga dont il est question dans une étude de Daniel P. Biebuyck a narré, chanté, dansé, mimé son récit pendant douze jours entiers (1969, 2002). Chez les Lega, où le même chercheur a recueilli dans les années 1950 une version de l’épopée de Mubila (sous presse), la narration a duré neuf jours. Entre les années 1968 et 1982, Nsanda Wamenka a enregistré des récits épiques lega représentant entre neuf et trente heures de narration.
Cette durée du récit correspond d’ailleurs au temps de l’épopée qui est, lui aussi, surdimensionné, à l’image des êtres dont il est question : les voyages sont interminables, et des mois, même des années, peuvent s’écouler avant que le héros ne termine une épreuve ou ne vienne à bout d’un adversaire.
Aucun interdit ne semble accompagner la performance ; elle n’est pas réservée à un moment particulier, un espace requis ou un auditoire sélectionné. Il suffit à chacun, homme ou femme, jeune ou vieux, d’avoir le temps pour l’écouter. C’est un événement complexe conçu comme un tout social et artistique. La récitation en elle-même peut devenir une réelle représentation à l’aide de costumes et de parures, de chants, de louange, de dialogues, de danses, de gestes, de battements de main, de mimes, d’échanges de cadeaux, de partage de boissons et de nourriture. Le barde n’est pas rémunéré mais, tout au long de sa représentation, il recevra des cadeaux de la part de ses hôtes et des auditeurs. Chantée ou déclamée, l’épopée est toujours accompagnée d’un instrument de musique à cordes ou à percussion. L’accompagnement est effectué par le barde lui-même, par ses assistants apprentis ou par des musiciens se joignant à lui pour la circonstance. Un lien indissociable existe entre le barde, le récit épique et l’instrument musical, lien parfois mis en évidence par l’utilisation d’un seul et même terme pour faire référence au trois. Ceci étant, en dehors du barde, de ses apprentis et des musiciens, les membres de l’auditoire participent eux aussi à la performance en battant le rythme de leurs mains, en chantant les refrains, en reprenant certaines phrases citées. Ils encouragent également le barde en lançant des exclamations et des louanges.
Réciter suppose donc une véritable performance et rassemble un auditoire vaste et varié. Cette performance exige du barde un immense effort mental et physique : il doit non seulement organiser les informations et enchaîner les épisodes de façon cohérente mais également incarner ce qu’il récite à travers danse, chant et mime, tout en soignant la qualité de ses mots et le rythme de ses phrases. Stimulé par son auditoire et épaulé par ses apprentis et les musiciens, le barde est conscient de ses connaissances et fier de ses capacités.
Épopées et héros
L’épopée vit de la grandeur des mots, des choses et des êtres. Tout y est représenté à l’extrême, dans un foisonnement d’hyperboles, d’amplifications, d’excès, de démesures. Le héros principal est à l’échelle de ces extrêmes. Celui des épopées de la république démocratique du Congo est un personnage historico-légendaire auquel on attribue des qualités et des exploits extraordinaires, particulièrement dans le domaine des armes et du combat. Sa supériorité est explicite dès sa naissance car son avènement est accompagné de phénomènes stupéfiants qui traduisent un grand tourment cosmique (pluie, foudre, tonnerre, vent) ou des circonstances physiques et sociales inhabituelles :  » Ce qui n’a jamais été vu, est vu pour la première fois  » (Mwendo). En effet, le héros naît souvent de façon miraculeuse et dans un environnement social turbulent ou déséquilibré :
Le père de Lofokefoke triomphe de tous les êtres qui veulent lui ravir sa belle épouse. Cette dernière insulte un des amis de son mari, ce qui provoque une succession de batailles au cours desquelles son mari est tué. Elle est enceinte, et le reste pendant plus d’un an, se lamentant sur la mort de son mari et entendant des pleurs et des chants dans son ventre. Elle finit par mettre au monde six fils et une fille. Lofokefoke, le cadet, qui parle depuis le ventre de sa mère, décide de naître par la jambe de celle-ci.
Les parents de Lianja sont les derniers représentants d’une chaîne de demi-dieux. Le père de Lianja est assassiné alors que sa femme est enceinte. Cette dernière met au monde toute une série d’êtres vivants après qu’un fleuve a surgi de son corps : fourmis rouges et fourmis amères, une pléthore d’insectes et d’oiseaux, puis plusieurs centaines d’hommes qui fonderont les diverses ethnies de la région. Finalement, Lianja lui parle depuis la matrice, disant qu’il ne veut pas naître par la même voie que tous les autres avant lui. Il naît de la jambe de sa mère en compagnie de sa soeur.
Le père de Mwendo est marié à sept femmes ; il décrète qu’il ne veut pas de fils. Toutes ses femmes tombent enceintes en même temps : six donnent naissance à des filles ; la septième, sa femme préférée, finit par donner naissance à un fils après une très longue grossesse. Au cours de celle-ci, Mwendo sort parfois du ventre de sa mère pour lui apporter de l’eau, du bois, des légumes. C’est lui qui décide quand et comment il naîtra et pour ce faire passe par un doigt de sa mère.
Le père de Mubela est marié à 41 femmes qui tombent enceintes presque simultanément. Naissent, 39 fils, 1 fille, puis le héros Mubela qui parle dès la naissance, déclarant :
Je ne suis pas né passoire à bière
Je suis Audacieux, Virilité-même
Idali, le père de Museme, est tué par son frère jumeau alors que sa femme est enceinte. La grossesse de celle-ci n’en finit pas ; elle dure si longtemps que la femme devient toute chétive. Museme naît le premier, juste après que sa mère ait été transportée par un ouragan dans un nid d’aigle juché sur la cime d’un arbre. Il se distingue de ses trois frères et de ses quatre sœurs, car il parlait déjà à sa mère avant sa naissance.
Wabugila naît dès que sa mère et son père se mettent en ménage. Il choisit lui-même son nom, grandit à une allure éclair et, dès sa naissance, se mesure à son entourage.
Chaque héros naît accompagné d’objets animés et magiques ainsi que des accessoires et des insignes réservés à un guerrier ou à un chasseur. Certains ont également des qualités extra-ordinaires et/ou des adjuvants fidèles leur permettant de surmonter les obstacles ou de vaincre la mort :
Lianja naît avec douze lances, un couteau, le bâton de son père, des cornes, des flèches et un bouclier, deux pots, deux plats. Sa sœur née en même temps le conseille et l’aide dans toutes ses péripéties.
Lofokefoke est né armé entre autres d’une hache, d’une machette, d’un filet de chasse et d’un arc. Plus tard dans le récit, on apprend qu’il a le pouvoir d’assécher les rivières, d’attraper la pluie, que sa voix gronde comme le tonnerre, etc.
Mubela naît avec sa lance Frémissante, son couteau Effilé, son bouclier Arrogance. Il naît également avec un conseiller intérieur, une sorte d’alter ego qui vieille sur lui, le conseille, le prévient d’un danger potentiel. On apprend plus tard qu’il possède un chapeau aux propriétés magiques, des philtres et des décoctions magiques, des dés magiques, une calebasse dans laquelle on peut verser sans fin de la bière ; un sifflet séducteur avec lequel il attire les femmes. Il détient également un sac dans lequel il peut cacher une multitude de gens.
Mwendo, à sa naissance, tient dans la main droite un sceptre fait d’une queue de buffle et un couteau dans la main gauche. Il naît aussi avec un petit sac, emblème du culte à la divinité Bonne Fortune, dans lequel se trouve une corde. Son sceptre, qui lui sert de conseiller, lui permet également de voler à travers les airs, de tuer ou de détruire à distance. Son sac lui permet de cacher des multitudes de gens. La corde lui sert de moyen de communication avec sa tante paternelle, elle aussi sa fidèle conseillère, lorsqu’il voyage dans le monde souterrain.
Wabugila porte dès sa naissance une lance de chasse dans une main, un bouclier dans l’autre et un couteau, Fendeur-de-Crânes, attaché à sa ceinture. Une force intérieure personnalisée le guide. Il peut voler.
L’aspect physique du héros n’est important que pour souligner les quelques traits marquant sa nature exceptionnelle ; son portrait-robot est dressé dès le début du récit, souvent par l’intermédiaire de son nom de force, et ne décrit que ce qui est essentiel à l’action :
Mubela, par exemple, a une allure féroce et effrayante :
Il est né ceint de liane et un collier de coques au cou.
Des ongles acérés pour saisir quiconque assombrit mon coeur.
Ses sourcils, queues d’éléphant !
Les différents noms attribués au héros par lui-même et par les autres en disent également long sur son caractère et ses facultés ; ils représentent un condensé de l’essence même du héros pour qui la vantardise et l’auto-exaltation sont autant de moteurs. Tout en clamant leur présence, ces héros glorifient également leurs capacités :
Avant chaque confrontation Wabugila, par exemple, chante sa devise, instaurant avec son adversaire un échange de vantardise et d’insultes :
Quand je parcours une contrée,
Eee, je ne cache pas mon nom de force
Moi, le fils de Musimba
Moi, le faîte de la maison ibanda que l’on n’atteint jamais,
Eee, moi, le fils de Musimba
Moi, le crocodile qui se jette sur la touffe d’herbe qui barre la route,
Eee, moi le fils de Musimba
Moi, la liane visqueuse kyombi que ne traversent pas les singes,
Eee, moi le fils de Musimba
Moi, la haute colline, ô papa
Eee, qui fatigue les vieillards
Eee, moi, le fils de Musimba
Moi, la battue au léopard,
Eee, à laquelle les enfants ne participent pas,
Eee, moi le fils de Musimba
Que dis-tu eee toi dont le sperme pue
Eee, moi, le fils de Musimba
(N’sanda, 1992 :147)
Quant à Lianja, il appelle au combat en clamant ses qualités de guerrier :
S’il y a des guerriers, battons-nous
Donnez-moi un champ de bataille, battons-nous,
Brisons nos boucliers en mille morceaux
Préparez vos rangs, nous allons nous battre
Nous allons briser nos boucliers en mille morceaux
Je suis la liane liée
Celle qui ne connaît aucune paix avec les poissons,
Aucune amitié avec les animaux
Quand je passe, d’abord il y a du bruit puis il y a des pleurs
Lofokefoke :
Voici Lofokefoke. Celui qui n’écoute aucun conseil !
Nyange qui surpasse Milenge
Celui qui est blessé par-ci et par-là
Celui qui fait craindre, père de Besonga
La où il se trouve n’y va pas ;
L’extrémité du champ où poussent le manioc et les jeunes feuilles de manioc
[…] (Jacobs, 1961 : 84, 89)
Bien que chaque héros ait sa spécificité, il partage des attributs fondamentaux avec ses homologues : tous parlent avant ou juste après leur naissance ; ils naissent adultes ou grandissent très rapidement ; ils possèdent des dons de prémonition, de clairvoyance, de métamorphose et connaissent des formules magiques ou des ruses pour déjouer une situation en leur défaveur. Leurs rapports privilégiés avec d’autres humains, des animaux ou des éléments cosmiques, qui deviennent leurs alliés, sont fondamentaux pour leur succès. A tous les niveaux, ils représentent le miroir de leur société – miroir grossissant, déformant.
Dès leur arrivée dans ce monde, ces héros sont prêts à agir et à partir. Toute l’épopée est, en quelque sorte, le témoignage de la réalisation de ce potentiel héroïque. L’intrigue est fondée sur l’action du protagoniste et de celle de ses concurrents ou de ses adjuvants. Ainsi, la supériorité du héros est mise à l’épreuve dès sa naissance :
Alors que Lianja est toujours dans le ventre de sa mère, son père est assassiné. Dès sa naissance, Lianja se met sur le pied de guerre pour venger cette mort injuste. Il entonne son chant belliqueux :
Si vous avez quelque chose à dire, dites-le !
La punition de l’insulte est proche
S’il y a des palabres, tranchons
La punition de l’insulte est proche
Que le sang coule sur la route
La punition de l’insulte est proche.
Accompagné de son armée d’hommes, d’insectes, etc., il tue le meurtrier et, entame une longue marche semée d’embûches pour mener son peuple vers le pays où ils s’installeront ; il se bat contre les populations autochtones et les soumet ; avec sa sœur sur la hanche, son frère aîné sur les genoux, sa mère sur l’épaule, il grimpe à un palmier pour disparaître à tout jamais. L’épopée peut se terminer là mais elle peut également voir le mariage de Lianja, sa soif acharnée de pouvoir, ses batailles incessantes contre ses pairs, la naissance de ses enfants, qui, eux aussi, sont des guerriers acharnés. Ainsi, le monde créé et dirigé par Lianja est pétri de guerre et de violence au nom de la gloire du héros. Tout ce qui avait été créé au début est détruit et la fin débouche sur une apocalypse.
Dès sa naissance, Lofokefoke veut venger la mort de son père et demande à sa mère où ce dernier a été tué. Chaque réponse l’envoie dans différentes contrées où il rencontre des adversaires contre lesquels il se bat, certains pendant des années. Victorieux, il ramène chez lui les biens des gens qu’il a tués. Il a des enfants, dont un qui veut se mesurer à lui. Les conséquences sont désastreuses : il meurt, Lofokefoke meurt ainsi que tous ses autres enfants qui voulaient venger sa mort. L’épopée se termine sur cette hécatombe.
Dès sa naissance, Mubela décide de construire son propre village. Son père meurt dans des circonstances peu claires et Mubela accuse un de ses frères qui s’enfuit. Il part à sa recherche. Mais avant d’entamer son voyage, il soumet et épouse une femme qui l’accompagnera dans toutes ses péripéties, qui se battra à sa place quand il le faudra et qui le ressuscitera quand il mourra. Le reste de l’épopée parle de ses multiples aventures et de ses triomphes contre de très puissants adversaires. L’épopée s’arrête in medias res alors que Mubela est revenu dans son village.
Dès sa naissance, Museme proclame son nom de force :
Moi, je me nomme Museme,
Je suis Museme, fils d’Idali,
Maître dans l’art des luttes,
Et c’est cela mon nom !  (1992 : 8)
Il est également celui qui attribue un nom à chacun de ses frères et chacune de ses sœurs, filles qui connaissent  » bien les luttes viriles au bouclier et à la lance !  » (1992 : 9-10)
Le père de Mwendo refuse d’avoir un fils, donc un successeur, décision tout à fait invraisemblable dans l’idéologie nyanga. A plusieurs reprises, il essaie de tuer ce fils qui échappe à toutes ses tentatives grâce à l’aide de sa tante paternelle. Mwendo poursuit son père dans le monde souterrain où ce dernier s’était caché. Là, il subit des épreuves, affronte ses pairs et finit par retrouver son père qui décide de se réconcilier avec lui et de le nommer chef du royaume. Mais avant de devenir chef à part entière, Mwendo doit encore subir tout une série d’épreuves dans une autre sphère du monde nyanga, le ciel. Après toutes ces expériences, il est finalement nommé chef.
Encore enfant, Wabugila décide de partir se mesurer contre les autres héros de sa contrée :
 » Papa, papa, moi, je vais partir. Je m’en irai livrer des combats dans les contrées qui s’étendent de ce côté-là. Je vais aller là-bas parce que j’ai déjà combattu mes camarades d’âge dans toute cette contrée et que je n’en ai trouvé aucun qui m’ait résisté. Je ne peux pas rester ainsi sans livrer de combat. C’est pourquoi je dis que je vais aller voir dans ces contrées-là ; je pourrai peut-être y rencontrer d’autres combattants au bouclier et à la lance !  » (N’sanda, 1992b : 134).
Toute l’épopée raconte la soif invétérée, le désir brûlant de Wabugila de se battre contre ses pairs. Il erre à travers le pays à la recherche de confrontations et quand, à la fin, il rebrousse chemin :  » partout où Wabugila-Ntondi était passé dans son premier voyage, il n’y avait plus personne : ces contrées étaient devenues inhabitées.  » L’épopée se termine sur la décision de Wabugila de retourner chez lui.
On le voit, le héros est constamment plongé dans des difficultés et des tribulations et doit accomplir des tâches herculéennes ; il entreprend des voyages terrestres, souterrains ou extra-terrestres. Il se démarque des autres en accomplissant des prodiges et des exploits. Homme jeune, audacieux et vigoureux, il séduit et entraîne les autres pour démontrer sa grande valeur et son courage viril. En somme, il vit une vie mouvementée et si variée qu’elle produit des histoires, histoires où il est soumis à des épreuves faisant appel à son intelligence, sa force physique et sa persévérance.
Mais en dehors de ses hauts-faits, le héros de ces épopées vit surtout dans l’affrontement et la confrontation. Il s’abreuve de conflit et de défis, penchant déjà implicite dans les surnoms et les épithètes qu’il s’attribue ou que les autres lui accordent. Il ne réussit jamais à s’arrêter tant il est tenté de se mesurer aux autres, que ce soit sur le champ de bataille, dans un jeu, ou pour une tâche précise. Par conséquent, il est toujours en quête et ne revient au village que pour repartir vers de nouvelles aventures ou conquêtes. Son passage est souvent associé à la dévastation et à l’extermination. Hostilité, agressivité, animosité, calomnie, conflits, inimitié – c’est le champ sémantique de la violence de la haine, de l’insulte et de la vengeance qui prédomine dans nombre de ces épopées. Souvent, la base même de l’intrigue est fondée sur les conflits inhérents à la relation père-fils, relation où l’avènement de l’un signe l’arrêt de mort de l’autre, puis frère-frère, relation s’inscrivant d’emblée sous le signe de la concurrence et de la rivalité. Deux notions sous-tendent tous ces récits : celles de l’honneur et de la honte. Toute atteinte à l’honneur du groupe ou de l’individu est cause immédiate de représailles ; c’est sur le champ de bataille qu’on restaure son intégrité et affirme sa supériorité.
Alors que les rapports entre hommes se mesurent dans la démesure et qu’ils sont tendus et conflictuels, ceux entre hommes et femmes peuvent être plus doux, empreints de fidélité, de tendresse et d’amour. Les femmes offrent un secours considérable à leurs hommes, pour lesquels elles représentent un refuge, les nourrissant de conseils aussi bien que de nourriture. Elles restent en arrière comme des remparts et utilisent leur force physique, leur intelligence et leurs pouvoirs surnaturels pour défendre, protéger, faire revivre. Cette dualité homme-femme nous conduit vers d’autres dualités qui fondent l’épopée : celles opposant la nature et la culture, le comportement débridé et le comportement maîtrisé. Le héros existe en effet dans une sorte de paradoxe ; guidé par la passion, par une ambition excessive, son seul but est d’être victorieux. Tout en étant téméraire et arrogant, il est aussi perçu comme un prodige, à l’origine de faits merveilleux, comme quelqu’un  » qui produit le merveilleux  » dont une société a besoin. Si la force créatrice du héros est nécessaire, elle peut également mettre en danger les institutions qu’il a contribué à fonder. Dès que la société est bien établie, la fureur de ses gestes et sa tendance à dépasser les frontières n’ont plus de place, car cela aboutit systématiquement à un amoncellement de violence et de discorde. Tout comme le père doit mourir pour céder sa place à son fils, le héros doit lui-même mourir (soit physiquement soit symboliquement) pour céder sa place à ceux qui savent diriger par la sagesse, la modération, et dont les gestes peuvent canaliser l’excès.
La voix du barde est porteuse d’une parole médiatrice : tout en renforçant le pouvoir, il en montre les limites nécessaires. Tout en glorifiant le héros, il propose une nécessaire mise en garde : la puissance charismatique du héros déteint peut-être sur le chef, mais la qualité de ce dernier ne peut être mesurée qu’à l’aune de sa capacité à contenir cette puissance. Au début du monde, il y a les dieux, au début de la société, il y a le héros, quand la société est mise en place, il nous faut un chef. Voici ce que nous dévoile cet univers héroïque où l’hyperbole rejoint l’histoire et le légendaire.

Bibliographie
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Ibid, 1992, Récits épiques des lega du Zaire, tome 2, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique central.

Brunhilde Biebuyck est directeur d’études pour le programme de l’université Columbia à Paris. Elle siège dans les comités de rédactions des Classiques africains et des Cahiers de littérature orale. Dernièrement, elle a traduit, en collaboration avec Mihaela Bacou et Daniel P. Biebuyck, L’Épopée de Mwendo (Nyanga, RdC). ///Article N° : 3629

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