La récente parution de la traduction en français de Barg Ellil, le célèbre conte tunisien du XVIe siècle sur l’esclavage, apparaît comme un exemple significatif de l’essor de l’édition tunisienne en langue française.
Au mois de mai dernier paraissait à Tunis chez Sud Éditions la traduction en français du classique incontournable de la littérature tunisienne en dialectal, Barg Ellil. Samia Kassab-Charfi, professeure à l’Université de Tunis, s’est emparée de ce texte, redoutable exercice pour la traduction, puisqu’il nécessite de comprendre les subtilités de la langue de Béchir Khraïef, vivante, populaire et ironique, replacée dans le contexte historique du XVIe siècle. Tunis est alors envahie d’un côté par Khair-Eddine (dit Barberousse), au service des Ottomans et de Soliman le Magnifique, et de l’autre, appelées à la rescousse par le sultan Hassen al-Hafsi, par les troupes de Charles Quint qui, un mercredi de juillet 1535, anéantiront le tiers de la population de la ville. L’histoire de Barg Ellil, cet esclave victime de la traite négrière arabe, arrivé à Tunis par la route des caravanes remontant par Tombouctou jusqu’à Gabès en passant par Bornou, est étudiée dans les écoles depuis sa première parution en arabe en 1961. Roman antiraciste, aux accents picaresques, ses épisodes se déploient comme une suite de rebondissements qui forgent le caractère de Barg Ellil. Le jeune esclave passe ainsi de maître en maître, se déguisant, rusant, apprenant à manier les potions et les filtres, sans être à l’abri lui-même du sortilège de l’amour. Sous couvert d’une intrigue parfois légère, Béchir Khraïef aborde des questions sérieuses, renversant les destinées au point de faire de Barg Ellil celui qui trie et supervise les nouveaux captifs pour le compte de son maître. Si le personnage que l’on voit sur la couverture du livre court à ce point à l’appel de son destin, c’est que l’apprentissage de la liberté, pour être goûté pleinement et dans toute sa saveur, a besoin de s’exempter de la peur, ce qui n’est jamais chose si facile. Pour ce qui est du lecteur, en revanche, maintenant que Barg Ellil est disponible en français, on ne peut que souhaiter qu’il soit lu au-delà des frontières de la Tunisie, notamment en France et en Afrique francophone, comme on aimerait que soient découverts quelques-uns des romans écrits en français et publiés ces dernières années dans les maisons d’édition tunisiennes.
Parmi eux, on peut citer chez Cérès éditions, le premier roman de la chercheuse en anthropologie Meryem Sellami, Je jalouse la brise du Sud sur ton visage, histoire de Hajar (Héger), Tunisienne installée en France et tiraillée entre sa revendication de jeune femme aussi libre que veut l’être son peuple après la Révolution de 2011 et un amour qui l’enchaîne et auquel elle tente d’échapper par l’analyse ; chez Pop Libris, Il était deux fois le Petit Prince, de Sami Mokkadem, où le romancier cherche à saisir l’énigme cachée dans le conte de Saint-Exupéry et son lien mystérieux avec la Tunisie ; ou encore, chez Déméter, de Béchir Garbouj, La nuit du doute, livre à l’atmosphère de souvenir où le retour dans le passé du personnage compte autant que la manière dont il affleure à la mémoire, et de Mouha Harmel, Siqal, l’antre de l’ogresse, qui a reçu en 2023 le Comar d’or, prix littéraire le plus important en Tunisie, dans lequel l’auteur réinvestit et modernise l’héritage des contes traditionnels racontés par sa grand-mère, en attendant, entre autres, le livre de la rentrée Elyzad, Le caprice de vivre de Jadd Hilal.
Annie Ferret,
Tunis, juillet 2023
Références des textes cités :
Béchir Khraïef, Barg Ellil, traduit de l’arabe par Samia Kassab-Charfi, Sud Éditions, Tunis, 2023
Meryem Sellami, Je jalouse la brise du sud sur tpn visage, Cérès, Tunis, 2022
Sami Mokaddem, Il était deux fois le Petit Prince, Pop Libris, Tunis, 2021
Béchir Garbouj, La nuit du doute, Déméter, Tunis, 2022
Mouha Harmel, Siqal, l’antre de l’ogresse, Déméter, Tunis, 2023
Jadd Hilal, Le caprice de vivre, Elyzad, Tunis/Paris, 2023 (à paraître)