En écho à l’article de Philippe Haeringer, le récit de Gaétane Potard qui a partagé la vie de Blokosso durant l’année 2002 témoigne du possible maintien des traditions malgré le brassage des populations en plein centre d’Abidjan.
En poste à Abidjan en 2002, j’ai eu la chance de trouver un logement à Blokosso, la chance d’être au centre d’une ville africaine et au cur d’un village. Au fil du temps, des fêtes de rue, des discussions, des rumeurs, j’ai commencé à comprendre que Blokosso n’était pas encore tout à fait un quartier de la mégapole, mais toujours un village à l’identité ébrié. Je m’attendais à rencontrer des Abidjanais de Blokosso et j’ai découvert les Ebriés d’Abidjan. Cette ville de trois millions d’habitants, pleine d’appétit, absorbant les rêves et les attentes de migrants venus de toute l’Afrique de l’Ouest et d’ailleurs, n’a pas encore dévoré ses autochtones. Il fait bon vivre dans les rues de Blokosso, à l’écart de l’agitation urbaine et en s’habituant doucement aux règles du jeu. Mais la ville se fait peu à peu accepter, le village n’est ni étouffé ni oublié. Mon voisin Jean-François s’initiait pour devenir » Assoukro-Tchagba-Ebrié » quand son petit frère Albert se disait Abidjanais et rêvait de commerce international
Blokosso a un chef de village, un territoire réputé inaliénable tout en étant équipé et approvisionné par la commune de Cocody, l’une des dix communes d’Abidjan.
Blokosso, de village devient quartier, ses habitants acquièrent une nouvelle identité, abidjanaise. Abidjan, comme la Côte d’Ivoire, est un lieu de mélange culturel. Les Ebriés ont pu rester chez eux mais, comme beaucoup d’Abidjanais, ils ont eu à s’adapter à un environnement socioculturel en perpétuelle évolution.
Trois millions d’habitants autour de la lagune Ebrié en moins de cent ans
Abidjan, capitale économique de la République de Côte d’Ivoire a à peine plus de cent ans et abrite déjà plus d’habitants que Paris intra-muros. Cette ville, née de l’activité économique et administrative de l’ex-colonie, a connu une expansion remarquable.
Les premiers habitants du lieu, appartenant à l’ethnie ébrié, ne forment plus qu’une petite minorité de la population. Un’vieux père’ comme mon propriétaire aura vu défiler les administrateurs français, les travailleurs venus des forêts voisines, des savanes du nord, de la Haute Volta (devenue Burkina Faso), du Soudan français (devenu Mali), de la Gold Coast (devenue Ghana), du Sénégal, du Liban et de France, et les nouveaux bureaucrates et politiciens ivoiriens. Mais, dans les années 70, les Ebriés n’étaient plus les seuls à pouvoir se dire » natifs d’Abidjan » !
Le pêcheur ébrié aura vu ses champs de manioc et de palmiers se transformer en quartiers populaires, en immeubles d’affaires et en zones de villégiature. Il aura troqué sa pirogue contre un emploi de gratte-papier. Mais aujourd’hui encore, les Ebriés vivent ensemble dans des enclaves – leurs vieux villages – et regardent pousser la ville…
Travaillant au BNETD, (1) appréciant le quartier vivant et spacieux de Cocody, j’étais heureuse de trouver un appartement à Blokosso. De là, j’ai pu contempler et rejoindre les principales zones d’activités et de loisirs : le Plateau, Treichville, Marcory, le port, Adjamé. A deux pas j’ai trouvé la mairie pour les papiers, le grand Hôtel Ivoire avec sa piscine et son supermarché, le luxe des ambassades à méditer, l’affluence de l’université, et le marché populaire d’Adjamé. Blokosso, avec son unique voie d’accès et ses petites rues quasi piétonnes, avait pour moi tout du lieu de villégiature rêvé. A Blokosso, la rue est un lieu de vie, d’échange, d’affirmation, de danse, où l’on défile pour le dieu catholique, harriste ou protestant, pour la tradition ébrié, où l’on se pavane parce que l’on est enceinte, marié, triste ou fier. Mais Blokosso n’a toujours qu’une voie d’accès, un passage obligé et peut-être surveillé. Serait-ce le secret ?
Lorsque l’administration coloniale a décidé de mettre en valeur la presqu’île du Plateau il lui fallut s’approprier la terre. Elle l’a fait à l’amiable, en négociant avec les chefs de village. En marge du droit moderne amené par le nouveau propriétaire, les Ebriés restaient les propriétaires « coutumiers » de la terre dont ils avaient l’usage. Malgré tout, l’urbanisation primait et certains villages ébriés furent déplacés. Les plus éloignés du quartier de Plateau ou de Treichville avaient le temps de voir venir, les plus proches comme Blokosso virent les résidences remplacer » leur » forêt. C’est dans les années 70 que l’administration ivoirienne a négocié avec les autochtones la délimitation de zones communautaires inaliénables pour chaque village, ainsi que le montant d’une compensation financière pour les terres urbanisées.
Une aubaine ? La ville n’avait pas encore atteint le centre de Blokosso, mais certains villageois sont encore amers. Amers d’une cagnotte trop faible ? De son usage ? Amers de voir leur avenir circonscrit à une enclave trop étroite ?
Cependant, aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre, ils sont propriétaires fonciers au cur d’Abidjan, ce qui à certains avantages !
D’après certains historiens l’ethnie ébrié s’est formée par la rencontre, sur les bords de la lagune, de peuples fuyant le royaume de Kumassi (Ghana) avec des indigènes et des ethnies venues de l’est. Des siècles plus tard, la culture ébrié, au contact d’Abidjan, est en pleine mutation.
Mes voisins m’ont bien dit qu’il y avait un chef, un conseil, une police de village, et m’ont même signalé cette nouvelle loi imposant le balayage matinal du trottoir et la taxe sur les étals de marché, mais j’avais l’impression que les principaux problèmes administratifs – équipement, voirie, école, transport – se réglaient à la mairie de Cocody-Abidjan. Ce n’est qu’à partir du mois de juin 2002 que la tradition a commencé à se dévoiler à mes yeux, avec la préparation de la fête des générations. Une vingtaine de jeunes hommes défilaient en chantant, soirs et matins, dans la rue principale. C’était les membres du noyau dur du groupe » Assoukro » de la génération » Tchagba » qui nous montraient qu’ils étaient prêts à acquérir leur premier statut social.
La fête célébrant cette initiation fut merveilleuse et tout ce qu’il y a de plus institutionnelle. On a écouté les femmes » Assoukro » parées chanter les gloires et les déshonneurs des femmes de la catégorie précédente, on a admiré comment les quatre guerriers de la génération » Tchagba » se montraient infaillibles à la danse de combat, on a vu les nouveaux » éclaireurs « , tenter de déjouer les sorts jetés par les sorciers, et faire preuve de » double vision « . Aux balcons, de nombreux villageois déjà initiés savaient que, faisant partie d’une génération supérieure, ils allaient maintenant monter en grade, acquérir le statut de » guerrier » et avoir plus de responsabilités sous la houlette des nouveaux » hommes mûrs » qui, eux, auraient alors le pouvoir. L’ancien chef et ses adjoints, ayant régné plus de seize ans, deviendront » vieillards » conseillers. Et cela se renouvelle tous les 16 ans. L’appartenance à une génération ne dépend pas de l’âge absolu, mais de la génération de son père. Si mon père est un » vieillard » alors je suis un homme mûr, et il pourra sortir du jeu quand je prendrai le pouvoir ! Et comme il n’y a que quatre noms de générations différents, quand une génération sort, c’est une génération qui portera le même nom qui rentrera, et recommencera. Etc.
Ces deux jours de fête ne concluent pas seulement quelques mois de préparation, ils mettent en scène ces règles non écrites qui déterminent les valeurs, droits et devoirs des Ebriés dans la sphère publique.
Si d’autres fêtes ébriées ont disparu, (2) la fête des générations est loin d’être un folklore. D’après de nombreux ethnologues, l’organisation basée sur les classes d’âge s’accompagne d’une grande stabilité politique, car elle reste à l’échelle du village, tandis que beaucoup d’autres ethnies ivoiriennes ont tenté, dans l’histoire pré-coloniale, de s’imposer, via un roi ou des hiérarchies de clans, au-delà de leurs limites territoriales.
Bien que moins essentielle qu’à l’époque des guerres tribales, cette organisation sociale conserve une influence sur les valeurs, les activités, les droits et les devoirs des habitants. Le combat pour la terre, maintenant circonscrit dans un périmètre déterminé, se fait au travers des urnes. Les Ebriés sont très présents parmi les élus municipaux. Leur influence sur les activités économiques a presque disparu, la plupart des Ebriés ayant délaissé leurs champs et leurs pirogues pour des bureaux, mais ils en ont sur l’utilisation des biens publics.
En cette année 2002, 245 hommes et 325 femmes âgés de 18 à 22 ans, ne résidant pas tous au village, ont été initiés, ce qui donne la mesure de la vigueur de cette tradition.
Personne, même dans l’un des 27 villages ébrié, ne dira qu’Abidjan est une capitale ébriée, mais on pourra trouver des signes de cette culture au-delà de ces villages enclavés.
Prenons l’exemple de l’attiéké, qui se dispute le statut de plat national avec le foutou banane. Cette semoule de manioc précuite, parfaite avec une carpe braisée, se prépare d’après un savoir faire propre aux femmes ébriées. (3) Eplucher le manioc, couper, laisser fermenter, essorer, presser, moudre, arrondir, sécher, trier, cuir, ensacher mobilisent des groupes de femmes pendant des journées entières sur les plages et trottoirs du village. Si aujourd’hui le procédé commence à s’industrialiser en Côte d’Ivoire, on aurait cependant à Blokoss tous les ingrédients pour produire un parfait » attiéké A.O.C ». (4)
En outre, les villages ébriés apportent aujourd’hui une légitimité symbolique au pouvoir politique d’Abidjan. Certains Ebriés n’oublient pas de rappeler que le président Houphouët Boigny avait débuté sa campagne en offrant un buf et de la boisson pour le sacrifice traditionnel ébrié. Ce geste ne visait pas seulement à recueillir les voix, relativement peu nombreuses, des villageois mais à affirmer aux différentes ethnies du pays la reconnaissance, a priori, des différentes identités culturelles.
Dans les années 80 les Ebriés détenaient six des dix mairies d’Abidjan et le maire actuel est également ébrié !
Il y a plus de trois siècles des groupes d’hommes et de femmes quittaient le royaume de Kumassi où ils n’avaient plus leur place. Ils s’installèrent autour de la lagune, là où des terres et des hommes les accueillaient. Ce départ, cette adaptation à un nouvel environnement et la cohabitation avec d’autres peuples aboutirent à une transformation de leur culture. Avant la colonisation, différents villages autour de la lagune avaient des histoires, une langue, des pratiques similaires et pouvaient se reconnaître, s’entraider. Ils s’appelaient alors » Tchaman « , mais des voisins de l’ethnie Abouré, concurrents, les appelèrent les » Ebriés « , qui signifie » hommes sales « . Bizarrement c’est ce nom que l’administration coloniale a retenu pour désigner ces hommes qui vivaient sur le territoire convoité de la lagune. A partir de là, une nouvelle histoire commençait pour eux.
En quittant Blokoss et la Côte d’Ivoire, » mélangés » par cette guerre, je me suis demandée ce que je retrouverai à mon retour, incertain. Je me demande encore aujourd’hui quel chemin les habitants de Blokoss seront amenés à prendre : ouverture ? repli ? assimilation ?
Une histoire illustre, je crois, l’importance pour un Ivoirien originaire de Blokoss d’affirmer son identité ébriée et d’autre part la relative ouverture de cette culture. Lors de la dernière fête des générations le comité d’organisation a accepté que Rémy, qui ne cachait pas son homosexualité, participe à la fête d’initiation parmi le groupe des femmes. Il a cependant dû porter la tenue des hommes mais a pu défiler avec les femmes. Parallèlement Rémy a composé leurs chansons, si importantes dans la fête. Ce jour-là, au balcon, un voisin peintre et pilier de’maquis’ (bar) me dit que Rémy méritait un châtiment et un plus jeune, qui rêve de faire du marketing, me dit qu’il ne voyait pas le problème et que personne n’avait jamais écrit des chansons aussi drôles ! A suivre
1. National d’Etudes Techniques et de Développement
2. Begre (culte à une divinité) et le Nsoyahin (mariage rituel). Les cultes monothéistes étant maintenant dominant.
3. Pour être honnête il faut dire que ce savoir faire est propre aux femmes des ethnies lagunaires dont font parties les Ebriés
4. A.O.C : Appellation d’Origine Contrôlée, marque d’origine et de qualité dont disposent certains produits agro-alimentaires en France///Article N° : 3090