Caliban l’africain face à la littérature mondiale

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Que peuvent apporter les littératures émergentes, périphériques ou postcoloniales d’Afrique noire dans un monde en pleine mondialisation, désormais décentré et aux identités délocalisées ? Par leur enrichissement radical des imaginaires, les littératures africaines écrites proposent l’utopie prospective d’une Afrique impliquée dans un monde global sans cesser de remettre en cause une histoire triomphaliste et univoque, ou, mieux, une conception totalisatrice de civilisation imposée par l’Occident.
Shakespeare est à l’origine de Caliban, un personnage désormais légendaire. Après une création soutenue par les grandes passions humaines  –envie, amour, jalousie, luttes pour le pouvoir, intrigues de palais –, Shakespeare écrivit, entre 1611 et 1612, sa dernière pièce de théâtre, La Tempête. Au sein de ce drame, véritable allégorie sur la dialectique de domination et de soumission, s’érige le difforme et cannibale Caliban (anagramme de l’anglais cannibal et du français cannibale). Confronté à son maître Prospéro et à Ariel l’esprit, Caliban le domestique, Caliban le primitif, Caliban le sauvage tenté par un profond désir d’émancipation, est un être proche de la nature, loin de la culture et de la civilisation, dépossédé de son territoire mais attaché à sa terre.

 » L’écriture est inséparable du devenir. « 
Gilles Deleuze

Inventée par Shakespeare, la figure de Caliban a été d’abord reprise par l’écrivain de Trinidad Georges Lamming. Depuis, il a été mis en détour pour son enrichissement symbolique par plusieurs écrivains antillais ou caribéens. Dans la création artistique et dans la réflexion, l’ombre et la lueur de Caliban apparaissent à la fois comme des signes d’identité, d’insoumission et de résistance : Aimé Césaire dans Une Tempête (1969), Roberto Fernández Retamar dans Caliban cannibale (1971, (1)) Édouard Glissant dans Le Discours antillais (1981) et d’autres textes, Antonio Benítez Rojo dans La isla que se repite (1998).
En Afrique noire, mis à part une réflexion isolée de l’Angolais Louis Kadjimbo dans Apologia de Kalitangi (2), la figure de Caliban a rarement été exploitée comme symbole d’insoumission et de résistance. Mais dans les pratiques culturelles et dans l’expérience historique et politique, le Caliban de Shakespeare s’est sans doute métamorphosé et est devenu partie prenante imaginative du vécu africain. Il va sans dire que sa présence demeure d’une prégnance inouïe car, de nos jours, Caliban incarne non seulement la révolte constante, le refus d’asservissement, mais demeure aussi le point d’ancrage d’une utopie prospective d’une Afrique impliquée dans un monde global. Sa présence réelle légitime d’autres trajectoires pour dépasser les servitudes actuelles imposées par la mondialisation, la violence structurelle de l’histoire subie et le quotidien immédiat africain : implosions et fondamentalismes ethniques, instabilité politique, fracture sociale, inégalités économiques et pandémies. Les effets pervers de cette violence, encore difficile à résorber pour diverses raisons, ne permettent-ils pas à beaucoup de considérer encore l’Afrique noire comme une terre toujours peuplée de calibans cannibales en dépit du dépassement, théoriquement du moins, du mythe du bon sauvage ?
La dernière décennie du xxe siècle fut une période de l’universalisation de la mondialisation. Pensée et imposée depuis l’Occident, la mondialisation est soutenue par une rhétorique et des pratiques économiques qui écartent les États postcoloniaux émergents. Sans cesser d’être une opportunité pour accéder à la rationalité instrumentale de pointe, elle représente sans doute une utopie pour les pays de l’Afrique noire et de la Caraïbe par manque d’économie soutenue, d’institutions politiques modernes et légitimes, une culture institutionnalisée et un dessein d’émancipation des hommes et femmes comme sujets historiques.
Mais que peuvent apporter les arts et les littératures émergentes, périphériques ou postcoloniales d’Afrique noire ? Dans cette naissante république mondiale des arts et des lettres, comment contribuent-elles à la rencontre entre l’Un et le Divers, donc, des cultures et des histoires ? Quelles sont les défis pour rendre le vécu et l’imaginaire africains ? Quels sont les points de jonction entre les littératures de la Caraïbe et d’Afrique noire ?
Dans cette mondialisation adverse, particulièrement sur le plan économique, de nouveaux défis sous-tendent le devenir de Caliban à un moment où le monde ne peut plus être pensé en terme de généralisation des valeurs particulières en paradigmes universels. Hantées par la présence réelle ou imaginaire de Caliban, les poétiques artistiques rendent parfois mieux les mutations identitaires et sociétales par leurs stratégies à donner un sens inédit à des espaces transculturels où la conjonction des histoires des uns et des autres est désormais inévitable. L’éclosion de la création africaine des dernières années (arts plastiques, cinéma, musique et littératures) ne joue-t-elle pas un rôle sans précédent de résistance souterraine dans un contexte de négociation des identités mouvantes et de relation (3), pour reprendre un terme d’Édouard Glissant ? Par exemple, les littératures non européennes (africaine et caribéenne en particulier) ne façonnent-elles pas une autre topographie littéraire mondiale, ou encore, n’imaginent-elles pas la configuration d’une possible République mondiale des lettres (4) vécue comme une même patrie imaginaire ?
Roland Barthes disait quelque part que l’écriture est l’art de poser des questions et non de répondre ou de les résoudre. Souvent mieux que l’essai ou d’autres types de traités, les arts sont des représentations, des visions du monde qui révèlent les questionnements, les contradictions, les subtilités, les ambiguïtés et les angoisses en inventant des espaces multiples d’autoreconnaissance, en imaginant des zones d’ombre et de clarté d’une société en accord avec la condition humaine. Comme bien immatériel indispensable, l’un des pouvoirs des arts et des littératures est sans doute d’enrichir l’imaginaire et soutenir le capital symbolique d’un pays en donnant un sens, dans une certaine mesure, aux choses, à la vie, par sa capacité à proposer des formes implicites d’une autre vie. Il y a plus : son pouvoir peut également constituer un exercice de santé dans son intention de fabulation afin  » d’inventer un peuple qui manque « , c’est-à-dire  » une possibilité de vie « , dirait Gilles Deleuze (5).
Après la poésie fondatrice de Césaire et Senghor, en Afrique noire et dans la Caraïbe, les écritures africaines d’aujourd’hui demeurent les lieux d’inscription d’un autre devenir face au manque d’imagination des projets politiques africains depuis les indépendances. Héritières des trouvailles de l’oraliture et de la négritude, elles entreprennent un renouveau sur les plans thématiques et formels. Écrites, publiées, lues et re-connues, fondamentalement, en Occident malgré leur inspiration africaine, les littératures d’Afrique noire perturbent les langues européennes par leur surconscience linguistique tout en étant capable de saisir le réel africain, c’est-à-dire les représentations, les valeurs et les pratiques sociales de l’Afrique noire à partir d’une assomption propre des langues importées sans cesser d’être un patrimoine africain ou une partie intégrante des identités culturelles nationales. Elles deviennent davantage des récits transcontinentaux qui investissent la tension entre tradition et modernité, l’écart entre le collectif et l’individuel, l’émancipation de l’Africain comme sujet historique, la réécriture d’une histoire douloureuse, l’entre-deux identitaire, l’exil intérieur et géographique, la voix collective de différentes couches sociales, la pluralité de la condition humaine, une poétique inédite du corps et une volonté d’insérer réellement la femme dans la vie sociale et culturelle.
Aussi, dans le meilleur des cas, le récit postcolonial d’Afrique noire, récit désormais transcontinental, décentre-t-il de nos jours l’hégémonie historique et littéraire occidentale sans cesser de fonder une conscience de déterritorialisation culturelle inventive et un rapprochement à l’altérité, donc de conjonction des identités variables et éclatées, par-delà les ethnies et les histoires. Dans cette médiation interculturelle, ne proposent-elles pas l’irruption de l’histoire des autres, une remise en question évidente d’une histoire triomphaliste et univoque à partir de l’éclatement de la fiction ? L’histoire contée et imposée, les idéologies et les modes culturelles adoptées sans être adaptées, une conception totalisatrice de la civilisation qui réduit l’Autre et le cloisonne dans des espaces réducteurs de domination ou d’altérité problématique. Achille Mbembe affirme avec raison que  » c’est en rapport avec l’Afrique subsaharienne que la notion de l' »Autre absolu » a atteint son point d’orgue. Ainsi qu’on le sait désormais, l’Afrique en tant qu’idée et en tant que concept a historiquement servi et continue de servir d’argument polémique à l’Occident dans sa rage à marquer sa différence contre le reste du monde. À plusieurs égards, elle constitue encore l’antithèse sur fond duquel l’Occident se représente l’origine de ses propres normes, élabore une image de lui-même et l’intègre dans un ensemble d’autres signifiants dont il se sert pour dire ce qu’il suppose être son identité.  » (6)
Pour dire une autre Afrique, une lecture narrative et imaginative comme une stratégie, ou encore, comme une articulation discursive idéologique et idéologisée fonde, comme dit Roland Barthes, ses propres  » intentions et ruses  » pour une nouvelle invention sociétale. Cette lecture menée par le roman africain contemporain essaie de réélaborer des espaces tout en proposant des utopies inédites, des utopies qui cultivent le thème de la révolte, la quête de la liberté afin de surmonter le chaos de la société africaine, en prônant une culture de la dissidence, l’existence inconditionnelle et imminente des poches de liberté, la transgression des valeurs féodales, l’insoumission contre les pouvoirs absolus issus des indépendances et des démocraties naissantes en usant, bien entendu, des formes souterraines et détournées : ces écritures portent à la fois un projet de décolonisation mentale, une résistance contre ce que Sony Labou Tansi nomme  » la mocherie « , et une projection d’un devenir autre. Comme dans la Caraïbe, le roman africain joue une fonction critique de l’historiographie, de l’histoire officielle et de l’hagiographie historique.
À partir de nouvelles d’expériences historiques, de représentations transculturelles, d’une perspective transnationale et transhumaine, les écritures africaines tentent un nouvel ancrage de Caliban, un ancrage différé et instruit par son douloureux passé et son présent contradictoire dans un monde en pleine mondialisation, désormais décentré et aux identités délocalisées. En explorant le lien entre histoire et imagination fictive, en partant de l’idée que le roman africain est une tentative de remplir les vides de l’histoire, les écritures africaines sous forme d’une lecture critique et serrée du passé, mais en fonction d’un présent, transcendent les idées reçues sur l’Afrique en proposant des lectures latérales de l’histoire, des lectures subversives de l’historiographie et de l’anthropologie, qui cantonne les contrées d’ailleurs dans un  » présent ethnographique « .
Dans l’ensemble, les poétiques littéraires africaines sont des tentatives de réponses à la fois engagées et responsables à la réinvention de l’autre par l’Occident dans un monde désormais rétréci. Autour d’une épistémologie – sens, valeur, signification au-delà de l’expérience africaine – d’un nouvel imaginaire transculturel, des liens souterrains entre les défis des arts et des littératures, les esthétiques africaines, sous forme de fragments, cristallisent face à l’altérité d’autres représentations identitaires et projettent des poétiques inaugurales de connivence, de partage des diverses mémoires par-delà les ethnies et les histoires aux identités essentialistes ou fondamentalistes.

1. Roberto Fernández Retamar a repris l’ensemble de ses réflexions sur Caliban dans une anthologie d’essais intitulée Todo Calibán, La Havane, Letras Cubanas, 2000.
2. Louis Kadjimbo, Apologia de Kalitangi. Ensaio e crítica, Luanda, Inald, 1997.
3. Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.
4. Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
5. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 16.
6. Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 9.
Correspondant d’Africultures à Madrid (Espagne), Landry-Wilfrid Miampika est docteur ès lettres, critique littéraire et enseignant à l’Université d’Alcalá de Henares. Dernier ouvrage paru : Voix africaines, poésie d’expression française (1950-2000), Madrid, Ed. Verbum.
///Article N° : 2843

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