Aussi discret que sa caméra, affublé d’un homonyme légendaire et de deux prénoms qui pourraient rappeler l’auteur de Chronique des années de Braise, Mohamed Lakhdar Tati est à rapprocher du cinéaste burlesque ne serait que pour sa vision décalée et ubuesque de la société en perdition. Sélectionné au Fespaco 2011 avec son essai, Dans le silence, je sens rouler la Terre, il devient de jour en jour une étoile brillante
Comment es-tu tombé sur le poète Max Aub que tu cites abondamment dans ton film ?
J’ai envie de te répondre de deux façons. D’abord, j’avais envie de faire ce film depuis très longtemps. Déjà dans mon second court-métrage, Faux Raccord, j’évoquais la guerre civile espagnole et où je citais Land of Freedom de Ken Loach. Pour moi, c’est un haut moment de romantisme dans le 20è siècle. J’ai sans doute milité dans un parti d’extrême gauche en Algérie pour connaître ce qu’avaient vécu, à un degré moindre, ces Républicains espagnols. Cette intensité historique, ce questionnement autour de l’engagement, tout cela m’était très cher. J’étais bizarrement persuadé qu’il n’y avait eu aucun Algérien qui s’était engagé dans cette guerre. Pour moi, les Algériens étaient assujettis au quotidien de la colonisation et je ne les voyais pas s’engouffrer dans cet idéal. Puis, je viens à la seconde partie de ma réponse. Une anecdote qui m’est arrivée quand je travaillais sur mon précédent film, Joue à l’ombre. Je suis tombé par hasard sur un article autour de la ville d’Alger après la seconde guerre mondiale. Au détour d’une phrase, je remarquais ces quelques mots : « Et les Républicains espagnols qui organisaient clandestinement leur réunion à Bab-el-Oued« . A cet instant précis, il y a eu une forme de télescopage entre Faux Raccord et Joue à l’ombre. Je savais que je ferai ce film.
Quand tu apprends l’existence de camps d’internement en Algérie, quel est ton premier sentiment ?
J’avais l’impression d’avoir eu un rendez-vous avec l’Histoire. Il était important pour moi de tout connaître sur cette période, sur les films, la littérature, tout ! J’avais l’impression que le Paradis venait à moi. Une sorte d’Eldorado romantique, de l’engagement politique et culturel. Une traînée de poudre de cette guerre qui laissait des traces en Algérie. Je voulais allez à la rencontre de ces traces.
C’est pour cela que tu insistes énormément sur ces traces dans ton film ?
Oui ! Mais je parlerais plus de survivance. Quand j’ai commencé à monter le puzzle de cette période, je découvrais que ces camps étaient composés de brigadistes, d’Algériens, d’Espagnols. Ces camps ont abrité bon nombre de personnes, notamment le camp de Djelfa. Après les Républicains espagnols, tu pouvais trouver des SS allemands et puis les Algériens qui se faisaient torturer par les Français durant la guerre de libération. Enfin, après l’indépendance, les Algériens ont investi ces lieux. Il y avait eu un cumul de strates. L’idée pour moi de tisser un film autour de cette survivance devenait primordiale. Tout cela fut complété par la découverte de la poésie de Max Aub. Lui-même est un sacré personnage. En allant à Djelfa, le premier jour, j’ai sentis un vent incroyable qui balayait la colline qui dominait le camp. Le vent était impressionnant, je me suis tus, je le recevais en pleine face et j’entendais les voix des collégiens près de moi. J’ai enregistré ce son puis je suis rentré sur Paris et je commence à faire des recherches sur Aub dont j’avais découvert son existence en fouillant sur le net. Je peine à trouver ses livres mais au bout d’un certain temps, je tombe sur l’un de ses poèmes qui parle du vent
de ce vent que j’avais rencontré à Djelfa. La boucle était bouclée et l’idée de la survivance était là. Les traces n’existaient plus, mon physique était lié à ce vent
à Max Aub !
Comment travailler sur des mots sans avoir eu de réelles images ?
Je t’avoue avoir commencé avec beaucoup de lassitude car je trouvais très peu d’images de cette période. Puis progressivement j’en étais soulagé. Je sais que des images existent sur un camp à l’ouest de l’Algérie et où l’on faisait travailler des Algériens, des Espagnols et des Juifs sur le Transsaharien. Très vite, je refusais l’idée de faire un film à base d’images d’archives. Ça m’a aidé dans cette idée de survivance. Et puis quand j’ai commencé à lire les rapports, à consulter la presse, je n’ai jamais trouvé ces images. J’ai entamé en quelque sorte un travail d’historien. Je n’exclue pas le possible, à savoir que des images existent, mais là, actuellement, je n’en ai pas trouvé. Tout cela symbolise en quelque sorte, la myopie, l’imprécision et l’effacement. La poésie de Max Aub m’imposait une respiration, et ses propres poèmes m’orientaient dans le filmage. Par exemple, quand il écrit : « Est-ce encore la nuit maintenant. Peut-être ?« , je suis dans un rapport personnel à ses mots. Je ne peux pas concevoir le cinéma sans poésie. Pour moi, tout est du même niveau. Par exemple, les travellings étaient une manière pour moi de filmer des lieux et non des espaces. Le lieu est un espace qu’on arpente, qu’on mesure, et où découle la vie. Même si on peut y voir aussi des fantômes. Toujours cette idée de la survivance.
Pour reprendre la phrase de Max Aub « Est-ce encore la nuit maintenant. Peut-être ? », c’est le « Peut-être ? » que l’on voit dans ton film ?
Oui, c’est le possible ! Je pense que ce que l’on reproche à ce film, c’est en partie à cause de ça. Je prends un sujet fort du passé et j’essaie de le révéler à des gens d’aujourd’hui, en filmant le « maintenant ». Les gens pensent que c’est une démarche fainéante, qu’il n’y a pas d’enquête. Le hic, c’est que je refuse d’aller plus loin. Je ne veux pas exploiter à 100% les archives que j’ai lues ou les photos que j’ai vues ou bien l’histoire de ces camps. Je ne voulais pas fouiller l’espace, mais le lieu donc le quotidien des habitants de Djelfa aujourd’hui. Certains pensent que j’ai fais un gâchis de ce film. Alors que je voulais laisser dans ce film des incertitudes ou des choses fausses. Par exemple, certains des intervenants me disaient des anecdotes historiquement fausses. Je laisse tout cela dans le film car c’est la représentation du « peut-être« . La vérité devient alors surnuméraire. J’ai toujours été fasciné par la non-vérité
Prenons l’exemple du professeur d’espagnol. J’ai cette impression qu’elle est terrorisée par ta caméra. Comme s’il y avait un flottement entre tes intervenants et toi
Oui, elle avait peur
mais de ne pas être juste dans ses propos. J’ai ressenti chez elle ce mélange entre l’Histoire et la Mémoire. J’avais lu ses papiers et j’avais été choqué par son utilisation de la figure de Max Aub pour dénoncer le colonialisme. D’ailleurs, je lui en avais parlé. Au début, je ne voulais pas la faire intervenir dans mon film. Elle s’est justifiée, et puis je sentais chez elle cette colère contre le colonialisme mais pas forcément celle des Français, mais plutôt contre la situation actuelle en Algérie dont elle rejette la faute aux Français. Durant l’entretien, elle rétorquait constamment qu’elle n’était pas sûre de ses propos. Nous sommes réellement dans la notion de mémoire. Et je ne voulais pas que film sombre dans cette démarche.
Certains pourraient définir cette démarche comme malhonnête ?
Le cinéma, c’est une fabrication. La plus grande supercherie, c’est le cinéma du réel. Pour moi, le cinéma est un outil avec lequel on fabrique des propos ou des émotions. J’assume pleinement mon statut de cinéaste manipulateur, mais je ne fais pas ça pour manipuler ceux qui regardent mes images. Je lutte avec mes armes contre ce qu’ils me donnent ou ne veulent pas me donner.
Oui, mais toi tu as une caméra, il y a un déséquilibre au niveau des armes.
Ce sont eux qui font le film. Ils sont David et moi, je ne suis que Goliath ! Je me suis contenté de ce qu’ils m’ont donné. Je deviens leur artisan. Je ne pense pas que cela soit déséquilibré. Et puis, ils ont tous vu le film. La plupart était surpris, parfois réticents et puis au bout de deux ou trois visionnages, ils finissent par y adhérer.
Dans ce film, tu sembles montrer que le rapport des Algériens à l’Histoire est très douloureux.
Pierre Nora (historien français) et la publication de son livre, Les Lieux de mémoire, en 2001, avait fait ce travail très tranché entre l’Histoire et la Mémoire. Actuellement, on a tendance à confondre ces deux mots. Le devoir de mémoire, c’est la remémoration du passé. C’est le lien qui est connecté à notre personne, à notre subjectivité, au présent. Parler d’Histoire, c’est relater des évènements qui sont complètement coupés de nous. Aller faire une enquête sur ce qui s’est passé à ce moment-là. Je me remémore le passé de l’Algérie parce que je suis une continuité de cela. Je fais un travail sur l’Histoire de l’Algérie, parce que l’événement en soi m’intéresse. Pour moi, le film ne parle que du problème de l’Histoire en Algérie. Par exemple, dans nos écoles, c’est la mémoire coloniale qui est enseignée et non l’Histoire. Donc nous sommes dans un parti-pris et dans une subjectivité. Toutes les tares du côté mémorial de la chose sont revendiquées par le discours officiel qui devient légitime par leur présence d’aujourd’hui. Le rapport à l’histoire est faussé. Et cela devient criant chez les Algériens eux-mêmes. Un jour, ma monteuse est revenue d’un voyage en Algérie. Elle avait questionné par curiosité certaines personnes sur les inondations de Bab-El-Oued en 2001. Il n’y a jamais eu deux versions qui se ressemblaient. J’ai essayé de faire une archéologie de l’Histoire en Algérie et ceux que j’interviewais, sans se rendre compte, faisaient le glissement de l’Histoire vers la Mémoire.
Est-ce que le ton décalé du film était une manière à toi de t’engager, de ne pas sombrer dans un travail d’historien et d’être toujours dans le métier de cinéaste ?
Je ne voulais pas tomber dans la pédagogie, chose que je ne sais pas faire. Cela devient un souci pour moi car je suis dans l’incapacité d’être pédagogue. Le cinéma, selon moi, c’est un moment d’interactivité et qui fait appel à une intelligence. Le décalé, pour moi, était la seule façon de montrer que j’étais entre l’enquête et le constat. J’étais dans la simultanéité, il n’y avait plus de conséquence ni de causalité. Déjà au moment de l’enquête, tu te rends compte que tu es à côté de la situation. Quand je réalisais Joue à L’ombre, les gens dans la rue pensaient que je venais de la télévision et que j’allais filmer leurs conditions d’existence précaire. Ils étaient déçus bien évidemment.
Comment peux-tu expliquer qu’ils ne soient pas réticents face à la télé alors que le cinéma peut leur donner plus de choses ?
Les Algériens ont malheureusement un problème avec les images qui parlent d’eux. A juste titre, ils considèrent que la télé est le seul moyen où ils peuvent se retrouver. Alors, tout devient vérité ! Quand on voit un reportage ou un téléfilm à la télé, ils ne se posent plus la question de savoir si c’est la vérité ou non. C’est un sentiment officiel donc réel. Le cinéma, c’est autre chose, c’est la fiction, c’est la distanciation. Par contre, il existe de nombreux cinéastes qui font des films qui épousent la pensée audiovisuelle, faussant dans la foulée la lecture des gens. Quand d’autres tentent de redéfinir ce réel, de le questionner, à ce moment-là, le public n’accepte pas que la fiction soit court-circuitée par le semblant de réalisme de la télé.
Tu évoquais le terme de « trace », mais prenons ton histoire. Tu ne vis plus le quotidien algérien, quand tu reviens sur cette terre, tu n’a pas ce sentiment de redessiner une carte géographique ?
C’est pour cela que je parle de lieu et non d’espace. Je redécouvre un lieu avec la notion de survivance tout en questionnant non pas le passé des habitants de Djelfa, mais leur présent, leur quotidien. Et j’essaie de créer la connexion entre le passé et ce présent tout en ramassant cette carte dont tu parles. Ce qui me permet d’aller d’un lieu à un autre. Sache que j’ai tendance à regarder les gens que je questionne. Le visage, pour moi, est d’une importance capitale. Il convoque chez moi mon humanité et je serais incapable de t’en dire plus. Je retrouve tout
mes sensations, mes peurs, mes doutes. Du coup, quand je filmais ce vieil homme dans le café, je pensais qu’il m’apporterait une vérité, celle du camp. Je demandais à mon assistant de ne le filmer qu’en gros plan, de capter ses yeux, son air moqueur. Ce gars n’arrêtait pas de me taquiner suite à mes questions assez incongrues. Il m’a remis à ma place : « Ton souci de photographies n’est pas importante, car à l’époque, je ne connaissais pas l’existence d’une photographie. Les conditions du camp étaient plus agréables que la mienne quand j’étais enfant« . C’est impressionnant de contourner l’Histoire et de revenir à soi-même ! Souviens-toi des pêcheurs à la fin du film qui ont une façon de dire : « on s’en fiche de ton sujet, par contre regarde comme cela transparaît dans notre vie ! » Et pour revenir au vieil homme du café, il me sort de ma torpeur et m’offre ce dessin, et redéfinit le plan du camp. A cet instant, il revendiquait le travail de l’historien !
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