Ceuta, douce prison, de Jonathan Millet et Loïc H. Rechi

La douceur de la prison

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Douce prison : c’est dans cette ambivalence que tient ce documentaire. C’est là qu’il apporte sa pierre, alors que les films sur le sujet sont légion et que certains s’imposent comme des références : Tanger le temps des brûleurs de Leïla Kilani – [cf. critique n°3053], Qu’ils reposent en révolte de Sylvain George – [cf. article n°9671], Héros sans visage de Mary Gimenez – [cf. article n°10966] – ou récemment L’Escale de Kaveh Bakhtiari, sur des migrants iraniens coincés en Grèce.
En sortie France le 29 janvier 2014.

Une prison peut-elle être douce ? Sans doute dans cette douloureuse ironie qui faisait dire au poète Stephen Crane en 1899 que War is kind, dans la différence entre le discours et la réalité. Ceuta est politiquement en Europe mais pas géographiquement. « Ils croient qu’en Europe tu es arrivé, c’est le contraire ! » C’est le bout du voyage, on voit l’Espagne de l’autre côté du détroit, mais le but est loin d’être atteint. Les cinq migrants clandestins à qui le film donne la parole et qui lui ouvrent le groupe ont tous subi angoisses et souffrances pour en arriver là. Mais ils ne savent pas encore s’ils parviendront à mettre les pieds de l’autre côté. Tous arrêtés un jour par la police et placés dans un centre d’accueil temporaire surchargé, ils ne savent s’ils obtiendront un laissez-passer ou bien s’ils seront expulsés. Leur dossier est à l’étude, mais sans délai particulier : prisonniers de cette enclave espagnole en terre marocaine grande comme une petite ville, ils ne savent quand ils en sortiront. Certains y croupissent des années.
Douce prison car le centre n’est pas fermé : c’est un hébergement. Pas besoin de barbelés puisqu’au-delà des frontières, ce n’est pas l’Europe mais l’Afrique. Les migrants évoluent dans une ville sans travail, à la recherche de petits boulots de survie et de quoi s’occuper. Et voilà que pour un maigre pourboire, les riches habitants de Ceuta se font laver leurs belles voitures, et s’y font décharger leurs caddys pleins de victuailles au sortir du supermarché… Dans la hiérarchie du monde, le rapport maître-esclave est vite restauré.
Une prison à ciel ouvert : Iqbal, Marius, Simon, Guy et Nür n’ont qu’une idée en tête, en sortir, s’en sortir, poursuivre le voyage vers ce qui reste un eldorado à atteindre, magique quand on en regarde les lumières la nuit. Leur plaisir est dans ce désir.
Nous qui savons la galère de ceux qui ont traversé ou le désespoir de ceux qui ont été expulsés, nous savons que leur quête est sans fin. Et pourtant, au-delà de l’attente et de l’angoisse, eux sont encore dans l’action, en escale, sûrs que cela ne peut pas durer et que l’espoir est encore permis. La preuve : certains obtiennent le mythique sésame qui permettra de traverser les eaux. Icares aux ailes fragiles, ils se mesurent encore au soleil.
« C’est pas ma faute si je suis noir », chante l’un deux. Nul besoin de commentaire. Leur histoire parle pour eux. Chacun la raconte, sans pathos malgré la dureté, dans sa propre langue, toujours filmé de dos, en cheminant. C’est dans cette discrétion, ce respect, cette dignité, que Ceuta douce prison atteint son but : ni victimes ni héros, ces migrants sont des frères de galère sur les chemins du monde. Et nous ouvre ainsi à la solidarité.
Immersion adoptant systématiquement le point de vue des migrants, le film se suffit de quelques phrases dites au téléphone – « Embrasse ma fille », « envoie-moi des textos » – pour rendre sensible la solitude affective, la distance, l’inquiétude. Mais les moments de partage existent : ils échangent sur leurs vécus, des Espagnoles veulent voir les poissons qu’ils pêchent, et surtout ils se regroupent dans des coins de montagne pour cuire le poisson et faire la fête. Leurs conflits potentiels sont dénoués par des règles culturelles : respect de l’ancienneté pour la répartition de la nourriture, représentants de chaque communauté pour le partage des places dans les parkings. Riches de ce qu’ils portent, ils traversent le temps. Dans l’impasse de Ceuta, ils sont en suspension, prêts à bondir plus loin, sans savoir où ni comment mais bourrés d’espoir. C’est dans cette vitalité, plutôt que dans une condition qui peut paraître moins dure que ce qu’ils ont enduré avant mais n’en est pas moins emblématique du scandale des frontières du bien-être, que ce film puise la douceur de cette prison.

///Article N° : 12047

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© Docks 66
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