Cham, mémoire des esclavages

Entretien de Hélène Ferrarini avec Nicola Lo Calzo

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Nicola Lo Calzo mène depuis plusieurs années un travail photographique sur les mémoires de l’esclavage. Un cliché de sa série Obia, qui s’intéresse à la jeunesse marronne de Guyane et du Suriname, fait la Une du magazine Afriscope 46, Nègre marron, figure de résistances.

Votre long travail photographique sur les mémoires de l’esclavage s’intitule Cham. En quoi consiste-t-il ?
Cham est un projet photographique documentaire qui questionne les mémoires « vivantes » des esclavages au XXIème siècle, plus précisément certaines pratiques d’ordre culturel, religieux et social qui ont été élaborées pendant la période coloniale et qui perdurent de nos jours. C’est un projet certainement ambitieux mais qui n’a pas la prétention de donner des réponses, il s’agit plutôt de poser des questions, de nous interroger sur notre propre présent, de le déconstruire à travers une perspective historique, pour mieux en saisir sa complexité. Tout cela par le medium de la photographie.
Vous avez récemment consacré une série photographique à la Guyane et notamment à la jeunesse marronne de Guyane (1). Quelles places tiennent l’histoire des marronnages et des résistances à l’esclavage dans votre travail ?
Le projet Cham est avant tout un travail sur les mémoires des résistances, des luttes antiesclavagistes et du marronnage. En effet, la plupart des pratiques culturelles contemporaines que j’explore avec la photographie ont été élaborées en opposition à l’esclavage, comme actes de résistance et de survie, face à l’abîme esclavagiste et à la déshumanisation infligés par les colons.
Le marronnage est encore mal connu, tout particulièrement du « grand public ». Or, il a joué un rôle fondamental d’une part dans la lutte anti-esclavagiste et d’autre part, dans la construction identitaire des diasporas africaines aux Amériques. Le marronnage constitue sans doute la forme de résistance à l’esclavage qui a le plus nourri l’imaginaire des Amériques noires et, dans une certaine mesure, la culture occidentale du début du XIXe siècle, comme en témoignent les illustrations abolitionnistes de William Blake. Le marronnage a produit des sociétés qui se constituèrent comme souveraines. Ces communautés d’esclaves fugitifs furent fondées à travers les Amériques, de la Louisiane, à la Jamaïque, en passant par Haïti, Cuba, la Colombie, le Brésil, ou encore le Suriname et la Guyane française. Certaines de ces communautés perdurent de nos jours, et leurs membres sont les acteurs d’une histoire méconnue d’auto-émancipation et d’auto-libération.
C’est au Suriname (ancienne Guyane hollandaise) et dans l’ouest de la Guyane française (où un petit nombre de Marrons se réfugia pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle) que le marronnage a connu son apogée, sans doute parce que le système esclavagiste s’y exerça de manière extrêmement brutale. Six groupes de Marrons habitent aujourd’hui le Suriname et la Guyane française : les Saamaka, les Ndyuka, les Aluku, les Pamaka, les Matawai et les Kwinti.
Ces peuples, tout comme les Amérindiens, sont confrontés à des enjeux complexes de transmission de leurs patrimoines, pour la plupart des traditions orales, dans une société qui promeut l’intégration à des modèles urbains, sans réussir à prendre en compte les spécificités de leur culture et leur revendications en tant que peuples autochtones. L’abandon des villages en forêt et l’immigration vers les centres urbains engendrent de nouvelles productions identitaires, orientant les jeunes vers d’autres valeurs de réussite sociale.
C’est cette transition que vous avez voulu saisir dans Obia, votre série guyanaise ?
Le travail photographique Obia, réalisé au Suriname et en Guyane française sur les terres historiques des Marrons, le pays Saamaka et le pays Maroni, souhaite interroger les liens entre l’exceptionnel patrimoine magico-religieux des Bushinengués (les descendants des esclaves marrons ayant fui les plantations coloniales hollandaises au XVIIIe siècle) et les nouveaux défis de la modernité, notamment la transculturation en acte parmi les nouvelles générations. Il pose aussi une réflexion sur les connections entre le marronnage historique et les enjeux de l’immigration contemporaine, entre les mémoires de la période coloniale et les accommodements du présent postcolonial.
Comment est née l’idée de ce travail sur l’esclavage et ses mémoires ?
L’idée de travailler sur la mémoire des esclavages est née à partir d’une série de rencontres personnelles que j’ai faite à Paris, où j’ai « découvert » en quelque sorte les Antilles et l’Afrique grâce à des ami-e-s. Suite à des conversations animées, je me suis plongé dans l’histoire moderne de l’Afrique et des Antilles, du colonialisme européen et américain, et évidemment je suis tombé sur le système de l’esclavage et de la plantation coloniale. J’ai compris à quel point cette tragédie avait été refoulée par les uns, déniée par les autres, préservée par certains et à quel point elle était sortie de notre mémoire collective. À ce moment-là, j’ai eu le besoin de me l’approprier et, peut-être mieux, de la connaître. Or la photographie représente pour moi un moyen extraordinaire de connaissance personnelle.
Quel pourrait être l’aboutissement de ce travail ?
Les mémoires de l’esclavage recouvrent un champ de recherche très vaste. La planète entière a été concernée par ce phénomène, à toutes les latitudes. Pour l’instant, le projet est focalisé sur l’univers atlantique, notamment sur certains territoires d’Afrique occidentale, d’Europe et des Amériques. L’objectif n’est pas de faire un inventaire systématique de toutes les mémoires et pratiques post-coloniales existantes. Ce serait évidemment une utopie et ce n’est pas le but de ce travail. Ma volonté est plutôt de choisir des territoires emblématiques, chargés de « traces » matérielles et immatérielles et de les mettre en récit à travers des histoires photographiques qui puissent rendre compte de la complexité de ces mémoires et de leurs connections par-delà l’Atlantique.
Comment choisissez-vous ces territoires et les sujets qui y retiennent votre attention ?
À travers mes lectures, mes voyages et mes rencontres, je découvre des sujets potentiels. L’apport des recherches anthropologiques est souvent déterminant dans le choix des lieux ainsi que des sujets. Mais, dans la plupart de cas, c’est seulement une fois sur place, à travers la rencontre des acteurs locaux (chercheurs, associations, institutions, familles) que je comprends ce qui m’intéresse, et depuis quel angle et avec quelle perspective je souhaite le raconter. Par exemple, en Afrique de l’Ouest (la série TCHAMBA), je me suis intéressé au territoire correspondant à l’ancien royaume du Dahomey au Bénin, à ses populations, notamment à la communauté Agoudas, les Afro-brésiliens, descendants des esclaves affranchis du Brésil, retournés au Bénin en tant que marchands d’esclaves au début du XIX siècle. En Haïti (la série AYITI), je me suis focalisé sur la Révolution haïtienne, transcrite dans les mémoires familiales de la bourgeoisie haïtienne, autant que dans la religion vaudou pratiquée par les masses paysannes et prolétaires. Aux États-Unis (la série CASTA), mon intérêt s’est porté vers la « guerre » des mémoires que se livrent les différentes communautés, les Afro-descendants, la bourgeoise créole et l’élite blanche.
Comment photographie-t-on « la mémoire » ?
La mémoire peut se définir comme la manière dont des sociétés, des groupes et des individus se représentent le passé. C’est un champ de recherche historique qui s’intéresse donc, principalement à travers les productions culturelles et les pratiques mémorielles, aux représentations du passé dans son ensemble, ou de tel personnage ou événement spécifique. Ainsi, je m’intéresse à photographier les productions culturelles par lesquelles la mémoire de l’esclavage est réactivée et partagée à l’intérieur d’une communauté ou d’une société. Il peut s’agir des mémoires individuelles, de mémoires particulières, de mémoires familiales, de mémoires de groupe ou de mémoires officielles.
Votre dernière série porte sur Cuba. Qu’y avez-vous photographié ?
Elle s’intitule REGLA (2) et a été réalisée à Cuba entre 2015 et 2016. Elle interroge l’exercice de la liberté dans le Cuba contemporain. REGLA documente pour la première fois l’univers des sociétés secrètes Abakuà, le mouvement hip-hop et d’autres espaces d’émancipation et de contre-pouvoir dans le Cuba des frères Castro. Au-delà de la complexité des changements socio-politiques et économiques qui ont animé Cuba depuis le début de la révolution, cela questionne la manière dont l’exercice de la liberté individuelle est directement hérité des systèmes de culture et de résistance élaboré par les esclaves africains et les « libres de couleur » au temps de la colonisation. En effet, l’apport de la matrice africaine a été et demeure, de ce point de vue, immense.

(1) Obia, Nicola Lo Calzo, Éditions Kehrer, 2015.
(2) Regla sera présentée dans le cadre du festival « Portraits » de Vichy du 10 juin au 4 septembre 2016, en collaboration avec l’agence à Paris.///Article N° : 13617

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