Voici un texte qui ressemble à une rafale de mitraillette : impossible de discerner les coups tellement ils sont imbriqués les uns dans les autres, inutile de s’échapper quand vous êtes dans son prisme. En effet, ce texte bref ne peut se lire que d’une traite, sans respirer, sans comprendre, en apnée : la réflexion, la vue d’ensemble, le démontage ne viennent que dans un second temps et au prix d’une lecture à rebours. Le lecteur est d’abord obligé de suivre ce narrateur qui soliloque en un flux rythmé en paragraphes, seulement ponctué de quelques interrogations et exclamations mais qui ne contient aucun point. Fou, halluciné, prophète, simple sacrificateur de bêtes pour « l’acte qui caractérise ma religion » (27) ou tout cela à la fois, il est aux côtés de Azhar, une machette dans la main pour un geste qui déclenche en lui fascination, horreur, anamnèse et considérations philosophiques : « je répète le geste dans ma tête [
] tout se répète, l’acte déjà commis » (7 et 61). Le principe de répétition va être au cur d’un discours torrentueux où le narrateur passe de son geste à tous ceux qui, identiques, ont porté la mort : « comme si l’acte répété, la ramification des mémoires, des dires, des actes rappelaient une geste de l’homme qui nous installe sur la même ligne de vie pour être toujours la même chose, l’homme qui tient au bout de son bras une machette à hacher » (9). Cette machette qui blesse et cette bête découpée deviennent devant lui l’image d’une humanité féroce dans laquelle ni lui ni sa mère violée par les miliciens ni son père boucher ne sont différents : « nous n’étions qu’une forme de bête balafrée » (10). Il rapporte les propos de cette mère meurtrie dont la parole est bloquée à l’évocation des miliciens, son « bouilli de verbiage » (51) qui tourne en boucle sans pour autant la délivrer. Lui-même, « appelé à devenir un homme » (21) tente d’échapper aux « boucles interminables » (38) du discours de cette victime qui le conjure de reprendre son discours de haine et de vengeance : « ta langue ne doit être que l’extension de ma langue » (55). Il se récuse par le même moyen, la parole-fleuve, en tentant de briser la continuité meurtrière : « il me faut le silence pour rompre » (58). Voulant échapper à un pays auquel il ne veut pas appartenir « je ne veux pas tous vos mots, votre mémoire » (25), fuyant la langue héritée parce qu’elle est « un instrument de mort qui étouffe les imaginaires et les rêves » (24), il arrache et avale la langue de sa mère avant de réaliser qu’il est ainsi victime de la fatale répétition.
La construction circulaire, les reprises anaphoriques, les expressions incantatoires, les cascades de conjonctions « que » dans des discours rapportés, les répétitions sont autant de stratégies discursives qui soutiennent la thématique et la répètent. Comme les propos de la mère obsédée par sa douleur et sa révolte étouffent le fils, ce système d’échos infinis, pour spectaculaire qu’il soit rhétoriquement, risque d’étourdir le lecteur. Celui-ci se demandera sans raison si les machettes renvoient au Rwanda, quelle est cette nation, il aura du mal à comprendre les références à Heidegger dans cet « acte de sens vierge où seul l’être-là se serait perçu en langage concret » (26). Étourdi ou fasciné, il ne sursautera peut-être même pas à l’énoncé des théories libertaires : « la nation, la communauté et tout autre regroupement des hommes sont néfastes, la religion, la race, le nom, l’idée, la liberté ne sont en réalité que des armes de destruction » (30). Le choix de ce discours tourbillonnant qui contient son inutile contestation apparaît alors comme la cruelle démonstration de l’impossible réinvention du langage, de celui qui justifie toute prise de parole littéraire. La liberté de ne pas hériter des haines et de devenir ainsi un homme différent n’est pas dans la spirale des mots, la mère et le narrateur en font l’expérience et l’auteur la démonstration. Les mots du dramaturge mahorais portent les cicatrices de ce combat. Gageons que ce long poème qui entre dans l’interminable filiation du Cahier d’un retour au pays natal sera un jour mis en scène. Il est à découvrir sous une couverture monocolore bien austère dans la nouvelle collection « Fragments » de l’éditeur Vents d’ailleurs.
18 août 2011Alain Kamal Martial, Cicatrices, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2011, 61 pages.///Article N° : 10371