« Collectionner comme on raconte des histoires »

Entretien d'Érika Nimis avec le Dr Kenneth Montague

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Kenneth Montague, fondateur et propriétaire de la collection Wedge à Toronto (Canada), est l’initiateur de Wedge Curatorial Projects. Cet organisme à but non lucratif a pour mission de valoriser le travail d’artistes contemporains, parmi lesquels de nombreux photographes qui questionnent l’identité noire. L’histoire débute en 1997, lorsque Kenneth Montague décide d’ouvrir une galerie dans sa propre maison.

Pour commencer, parlez-nous un peu de votre parcours.
Mon background est totalement canadien : je suis né et j’ai grandi à Windsor en Ontario. Ville frontalière, Windsor est la ville la plus méridionale du Canada, et se trouve juste en face de Detroit, Michigan. Le Canada et les États-Unis m’ont influencé de la même manière. J’ai grandi environné de médias et de sitcoms américains tout en étant imprégné de culture canadienne, notamment au contact de mes camarades d’école.
L’autre part importante de cette équation est que mes parents sont tous les deux nés en Jamaïque et ont immigré au Canada, apportant une bonne dose de culture jamaïcaine à la maison, notamment pour ce qui est de la nourriture et de la langue. Donc le fait de grandir au Canada a été comme une expérience tri-culturelle.
Comment votre collection a-t-elle démarré ?
J’ai commencé ma collection de manière tout à fait organique, sans me dire « je vais commencer une collection d’art ». Il s’agissait plutôt d’ouvrir une galerie chez moi, à l’époque en 1997, par amour pour l’art, et parce que j’avais le sentiment qu’il n’existait pas d’espace pour montrer le travail d’artistes qui me parlaient d’une manière très personnelle.
En regardant le plan de la galerie, l’espace avait la forme physique d’une cale, d’où le nom (wedge, cale en anglais). Le jeu de mot consistait à présenter le travail d’artistes que je voulais « caler » dans le courant dominant de l’art mondial.
Depuis l’ouverture de ma galerie, j’ai décidé de conserver une œuvre de chaque exposition que nous avions présentée et de là, très rapidement, ma collection a pris corps. C’est comme cela que je me suis vite rendu compte que je préférais raconter des histoires plutôt que vendre de l’art.
Après quatre ou cinq années d’existence, mon travail de commercial au départ est devenu davantage celui d’un conservateur, cumulant des expositions qui parleraient de ma propre identité, travaillant très fort pour que des gens qui entraient dans un espace privé qui était comme ma maison découvrent des œuvres que l’on aurait habituellement vues dans un espace public.
Tout cela a lentement abouti à ma propre collection, la Collection Wedge, et aussi aux Wedge Curatorial Projects, une organisation à but non lucratif consacrée à la promotion de l’art et des artistes qui explorent l’identité noire.
Pourquoi la photographie ?
J’ai commencé par la photographie parce que c’est une voie plus accessible pour quelqu’un n’ayant aucune formation professionnelle dans le domaine de l’art et qu’elle donne accès, qui plus est, à un espace qui se fait rare et qui permet d’être visible dans le champ de l’art. Partie intégrante de notre quotidien, elle constitue par ailleurs un forum artistique permanent.
J’ai grandi au contact d’une pratique photographique conviviale, grand public. Né à l’ère des premières caméras Instamatic de Kodak- mon premier appareil photo – je me souviens encore quand mon frère aîné a eu son premier Polaroïd. Puis on est vite passé à l’ère numérique, où la photographie devenait totalement accessible et où désormais les instantanés faisaient partie de la vie courante. La photographie formelle a cédé rapidement le pas à cette époque de facilité où les instantanés sont juste pris à partir de votre téléphone portable.
C’était une période critique charnière, ces années 1960-1970 où j’ai grandi, alors que nous sommes désormais arrivés à une autre étape tout aussi charnière, celle de la photographie numérique.
La photographie a également constitué un point d’ancrage essentiel pour mieux appréhender la culture noire, ce qui m’importait beaucoup. J’ai pu ainsi visiter des expositions, surtout à l’Institut des Arts de Détroit, où j’ai découvert Couple in Racoon Coats et d’autres œuvres de James Van Der Zee, le célèbre photographe de la Harlem Renaissance. Ces images ont travaillé mon subconscient et demeurent essentielles pour le collectionneur que je suis devenu.
En fin de compte, la photographie m’a semblé la meilleure voie pour aller de l’avant, sans avoir à passer par une connaissance approfondie des arts plastiques.
Qu’est-ce qui attire tout d’abord votre regard quand vous achetez une photographie ?
D’emblée, je cherche quelque chose qui me ressemble – il en a toujours été ainsi depuis le départ.
Cependant, comme j’ai changé et suis devenu un peu plus contemporain dans ma conception de l’art et plus complexe dans ma manière d’appréhender l’identité, les œuvres qui m’attirent ont elles aussi changé. C’est maintenant une idée beaucoup plus large et inclusive de l’identité, qui inclut toutes les cultures et les identités dans lesquelles nous nous déplaçons, qui rejoint des œuvres d’artistes comme Rashid Johnson, Pieter Hugo et Viviane Sassen qui utilisent l’identité d’une façon très tangentielle, ou comme Dawit L. Petros et d’autres artistes dans sa lignée qui pensent aux nouvelles façons de présenter leur propre identité et celle des autres.
Ainsi, l’une de mes dernières acquisitions est un cadeau promis au Musée des Beaux-Arts de l’Ontario, un achat que j’ai fait avec d’autres collectionneurs d’art à Toronto : Factum, l’œuvre vidéo récente de l’artiste d’origine sud-africaine, basée en Allemagne, Candice Breitz.
Candice, dans son travail, mène avant tout une réflexion sur la culture populaire et la manière dont cette dernière affecte notre conception de l’identité. Dans cette œuvre, elle se penche aussi sur la gémellité et ce double effet de ressemblances et de différences, qui est un trope majeur de la Collection Wedge.
Très vite vous avez décidé de montrer votre collection, d’abord dans votre propre espace, puis dans d’autres galeries et des musées. Pourquoi ?
Ce qui me pousse, c’est l’idée de partager ma collection, plutôt que de la conserver dans une réserve. En tant que collectionneur, j’ai investi et je me dois de respecter la valeur de ce travail, même s’il ne s’est jamais agi, cela faisant, d’optimiser la valeur de ma collection. Assez tôt je me suis en fait rendu compte que tout cela avait à voir avec l’envie de raconter des histoires et de construire une collection qui se déplace d’un artefact à un autre dans l’histoire. Il s’agit de construire une collection et, presque par nécessité, de la partager avec des gens qui pourraient aussi réfléchir à ces questions d’identité, une façon de donner du crédit à une œuvre sans penser pour autant à sa valeur marchande, mais plutôt à son impact sur nos vies.
Vous avez récemment organisé une exposition au Musée Royal de l’Ontario (ROM), intitulée Position as Desired (1) montrant pour la première fois un aperçu de votre collection dans un musée canadien. Quelle était votre intention ici et pensez-vous que ce projet a tenu ses promesses ?
Je pense que beaucoup de gens étaient dans l’attente d’une exposition qui leur parlerait de leur propre identité. J’ai réalisé que je n’étais pas le seul à exprimer ce besoin d’exposition sur la culture africaine canadienne, vue à travers la photographie contemporaine. Qu’en tant que collectionneur, je détenais suffisamment d’images anciennes et vintage importantes, pour monter une exposition très équilibrée, qui pourrait à la fois présenter la réalité passée, celle où nous sommes présentement en termes d’idées sur l’identité, et suggérer ce que nous réserve le futur – avec la présentation du travail de quatre jeunes artistes qui parlent d’identité. Position As Desired est vraiment né de ce besoin de combler un vide dans le réseau des galeries publiques au Canada.
Je dois aussi revenir sur le sentiment que j’ai eu en cherchant le titre de l’exposition et sa signification qui invite à nous positionner comme et où nous le désirons. De là l’idée de présenter l’exposition dans la galerie canadienne du ROM comme une intervention, en accrochant Sign, le célèbre portrait réalisé par Dawit L. Petros, à côté du portrait de Sigmund Samuel (2), dans le même espace où se trouvent James Wolfe, le Général Montcalm et nos autres ancêtres européens, afin donc de montrer que nous sommes capables de nous positionner comme nous le désirons.
Votre précédente exposition Becoming, présentée actuellement au Musée d’art Nasher de l’Université Duke, explore également les questions identitaires à travers la photographie. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?
L’exposition Becoming présentée au Musée Nasher est la somme de toute l’expérience acquise en concevant ma propre collection. L’un des thèmes majeurs de la Collection Wedge est l’identité, dans le sens d’essayer de répondre à la question « qui suis-je ? » comme collectionneur. Répondre à cette question, ce n’est pas se limiter à un seul point, mais emprunter plusieurs voies, variées et diverses.
Donc le but avec Becoming est d’envisager l’identité à travers différentes périodes de la photographie, de façon à bousculer nos idées sur l’identité dans le portrait. L’exposition commence par un retour sur les origines de la photographie moderne où les sujets ont peu ou pas de contrôle sur la manière dont ils sont pris en compte dans le processus créatif, puis se déplace à travers différentes époques ou mouvements propres à la culture noire, jusqu’à un point où l’interaction est de plus en plus marquée entre le modèle et le faiseur d’image, et finit avec une section sur de nouvelles pratiques qui revisitent les questions identitaires.
Les pièces les plus anciennes, des vintages provenant pour la plupart d’albums de famille, sont l’œuvre de photographes anonymes. Viennent ensuite des photographes comme Jamel Shabazz présentés à mi-parcours de l’exposition. L’exposition se conclut avec des travaux d’artistes contemporains comme Deanna Bowen et Megan Morgan, qui utilisent de nouveaux langages visuels pour exprimer leurs propres histoires familiales et individuelles. Dans la même exposition, nous trouvons donc des photos vintage, des photos de famille extraites d’albums, des instantanés de rue et même des œuvres vidéo récentes.
À noter que l’exposition a évolué depuis sa création, comme j’ai moi-même évolué en tant que collectionneur, enrichi de nouvelles connaissances et expériences artistiques.
En tant que collectionneur, quels conseils donneriez-vous aux jeunes photographes ?
Les jeunes photographes ne devraient pas avoir peur d’exprimer qui ils sont et ce qu’ils font. Il peut y avoir une tendance dans les écoles d’art à standardiser et à s’adapter aux tendances actuelles de l’art contemporain.
En tant que collectionneur, je vois beaucoup de conformisme. Il est très rare que je découvre de la nouveauté et ressente de l’étonnement dans les nouveaux travaux. Les artistes, pas seulement les photographes, devraient davantage montrer une part d’eux-mêmes dans ce qu’ils font, créer quelque chose qui est beaucoup plus authentique. C’est de là que peut émerger un sentiment de sincérité dans leur travail qui fera que les gens seront touchés, même s’ils n’ont pas la même histoire que vous.
Ma façon de penser les choses, c’est de garder une certaine honnêteté et de ne pas suivre les tendances du marché de l’art. Il ne s’agit pas de penser à l’argent, mais plutôt d’exprimer des idées qui sont neuves et de les transmettre aux gens.
Et quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui veut monter une collection ?
Ceux qui veulent collectionner devraient davantage dévoiler qui ils sont dans leur collection. C’est très difficile d’éviter le penchant pour l’uniformisation qui se développe en chacun de nous, à force de recevoir le même type de conseils, de lire les mêmes magazines et de fréquenter les mêmes foires de l’art.
Souvent, je visite des maisons de collectionneurs dans différents endroits du monde, et je me rends compte que tous désirent la même œuvre du même artiste et c’est presque comme si le fait d’acquérir une œuvre spécifique devenait un insigne d’honneur.
Ce que je trouve essentiel et dont, j’espère, la Collection Wedge rend compte, c’est de collectionner comme on raconte des histoires, et non d’essayer d’épater la galerie avec de grands noms, c’est d’oser mélanger des artistes « majeurs » et « mineurs », en se concentrant davantage sur le message, plutôt que de marteler une seule et unique conception.
Il est préférable de mélanger sainement des œuvres artistiques variées, qui représentent qui vous êtes plutôt que d’être simplement l’une des nombreuses collections, bien que valables, que nous avons vues auparavant.
Quelle est la prochaine étape de Wedge Curatorial Projects ?
Wedge a commencé comme un projet qui n’exposait que de la photographie. Et tandis que cela en reste le cœur, de même que je me suis développé en tant qu’amateur d’art et conservateur, Wedge avancera de façon plus inclusive, en organisant désormais des expositions non seulement de photographie, mais aussi de peinture et de design. Notre prochaine exposition présente d’ailleurs le travail du designer industriel new-yorkais Stephen Burks. Son travail m’interpelle et je suis moins intéressé par le fait qu’il est considéré comme un designer, que par son processus artistique.
De même, je veux voir la Collection Wedge s’ouvrir à diverses formes d’art, y compris aux projets musicaux, comme j’ai pu les étudier à l’université. Durant mes deux premières années d’études à l’université de Windsor, j’ai en effet pris des cours d’histoire de la musique, et suis devenu l’interprète, compositeur et guitariste de Contradance, un groupe de reggae/pop/punk. Nous avons eu un succès d’estime avec la chanson Black Preppies, une parodie du populaire Preppy Handbook (Manuel BCBG) – un guide pour les « gosses de riches » blancs. C’est ainsi, à travers la musique, que j’ai commencé à explorer les questions de l’identité noire, et cela dès 19 ans ! Par la suite, j’ai continué à me produire dans divers ensembles musicaux, du rock au jazz, faisant même une tournée avec le groupe de ska ONE, tout juste après avoir obtenu mon diplôme de doctorat en chirurgie dentaire. Mon cabinet compte d’ailleurs parmi ses patients de nombreux musiciens connus.

Contradance – Black Preppies

1. Lire le compte-rendu de cette exposition dans Africultures : « Position As Desired : Réflexions sur l’identité afro-canadienne, mars 2011″ [ici]
2. Sigmund Samuel (1867-1962), issu d’une grande famille d’industriels ontariens, a œuvré en tant que mécène de la scène culturelle torontoise. Son legs le plus connu reste la Galerie canadiennne du ROM à Toronto, qui porte aujourd’hui son nom.
///Article N° : 10470

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