La philosophie africaine connaît à l’heure actuelle un essor indéniable. Et la moisson s’annonce fructueuse ! Sur ce plan l’événement le plus marquant est sans doute la parution de La philosohie négro-africaine (P.U.F., Coll. Que sais Je ?, 1995) du Camerounais J. G. Bidima – essai dans lequel l’auteur retrace dans une perspective radicalement critique près d’un demi-siècle de débats philosophiques en Afrique. Toujours dans cet esprit du bilan, deux philosophes qui ont marqué la pensée africaine des années 70 nous donnent à lire leurs autobiographies intellectuelles. La première, celle du Congolais (ex-Zaïrois) Valentin Yves Mudimbe : Les corps glorieux des mots à la bénédictine coédité par Humanitas (Montréal 1996) et Présence Africaine. La seconde : Combats pour le sens du Béninois Paulin J. Houtondji publié à Cotonou par les Éditions Le Flamboyant (1997). A l’inverse du livre de Mudimbe qui est réellement une autobiographie intellectuelle, celui de Houtondji est avant tout une thèse d’État sur travaux intitulée : Enjeux d’une critique, philosophie, anthropologie des savoirs et politique en Afrique soutenue à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. De ce point de vue, ce livre est, en quelque sorte, une autobio-bibliographie.
La première partie brosse à grands traits le cursus scolaire et universitaire de Houtondji, depuis le lycée de Porto-Novo jusqu’à l’École Normale de la rue d’Ulm, et rend un hommage appuyé aux professeurs – Hélène Marmotin, André Bloch, Louis Althusser, Jacques Derrida, Paul Ricoeur- qui l’ont initié à la rigueur conceptuelle. Ce chapitre est intéressant parce qu’il nous montre comment Houtondji a été introduit à la philosophie de Husserl, et plus particulièrement aux » philosophes de la conscience « , par opposition à ce qu’il appelle lui-même une philosophie » en troisième personne « , dans laquelle le sujet se réfugie derrière la pensée du groupe. Parti-pris qui lui sera d’un apport précieux dans la polémique qui l’opposera au cours des années 70 aux tenants de l’ethnophilosophie, dont il retrace minutieusement les raisons, les enjeux théoriques et politiques dans la deuxième partie de son livre. Enfin, la troisième partie, sobrement intitulée : Positions, traite du problème de la fonction et du statut du chercheur africain dans le contexte international de la recherche. Abordant la question dans une perspective historique, Houtondji constate que le discours de l’anthropologue du Tiers-Monde ne » fonctionne » pas par rapport à sa propre société, comme celui de l’anthropologue occidental par rapport à la sienne. Aux yeux de Houtondji, l’anthropologue du Tiers-Monde est, dans le contexte actuel du procès de production du savoir anthropologique à l’échelle internationale, l’héritier de l’informateur analphabète d’autrefois. Il occupe aujourd’hui une position intermédiaire, et » fonctionne » comme un relais entre l’informateur illettré ou semi-lettré, et l’anthropologue occidental. Le problème, prévient tout de suite Houtondji, ne doit pas être posé ici en terme de compétence individuelle, dans la mesure où il existe dans le Tiers-Monde des anthropologues de grande valeur, mais plutôt en terme de structures. Car l’activité scientifique dans le Tiers-Monde est caractérisée par sa situation de dépendance ; une dépendance de même nature que celle de l’économie. A partir de ce parallèle établi entre la production économique et intellectuelle, Houtondji conclut que toute production scientifique africaine, outre un vide théorique criard, fonctionne comme une production d’exportation. Pour Paulin Houtondji l’anthropologue du Tiers-Monde, et particulièrement l’anthropologue africain, produit un discours extraverti : il écrit pour un lectorat extérieur à l’Afrique dont il doit prendre en compte les attentes et les exigences. Thèse qui recoupe celle du célèbre article : L’écrivain africain et son public de Mohamadou Kane, dans lequel le critique sénégalais montre comment l’écrivain africain est partagé entre un public de coeur (africain) et un public de raison (occidental), qui, bénéficiant des traditions de communications littéraires établies, constitue son principal client et lui impose insidieusement une orientation thématique. Il cite le cas d’un écrivain africain à qui un éditeur avait renvoyé le manuscrit avec la mention suivante : » excellent roman, mais très peu africain « .
On aura donc compris combien ce dernier chapitre de l’autobiographie d’Houtondji est capital pour tout chercheur africain, en ce sens qu’il pose avec justesse le problème de l’autonomie des structures de production intellectuelle et scientifique en Afrique.
Combats pour le sens, un itinéraire africain, de Paulin J. Houtondji, Préface de Souleymane Bachir Ndiaye, Éditions du Flamboyant, 1997, 300 p.///Article N° : 367