Alors que sont célébrés avec un relative discrétion, les soixantenaires des indépendances africaines, l’historienne française Karine Ramondy raconte comment plusieurs leaders indépendantistes ont été assassinés.
La thèse de l’historienne Karine Ramondy, Leaders assassinés en Afrique centrale 1958-1961. Entre construction nationale et régulation des relations internationales, récemment publiée par L’Harmattan[1], fournit une étude très documentée des assassinats politiques, survenus au tournant des années 60, ce « moment d’accélération de l’Histoire[2] » que constituent les indépendances, en Afrique centrale, où la colonisation a été « dominée par les grandes compagnies » et les régimes coloniaux particulièrement caractérisés par « une exploitation économique effrénée, l’oppression politique la plus systématique, une volonté délibérée de figer les structures sociales et la répétition accablante de graves abus[3] ». Les leaders qui sont le sujet de cette étude sont : Barthélémy Boganda, Félix Moumié, Ruben Um Nyobé et Patrice Lumumba. Cette étude fonctionne aussi comme la mise au jour d’un paradigme, « un modèle ou un exemple pour analyser ceux qui se sont perpétrés dans les décennies suivantes notamment l’assassinat d’Amilcar Cabral, le leader de la Guinée Bissau, le 20 janvier 1973 à Conakry ou celui, devenu iconique, de Thomas Sankara le 15 octobre 1987 au Burkina Faso[4] ». Dépassant le cadre de l’Histoire nationale mais aussi biographique, cette recherche, influencée par la méthode de la connected history utilisée par Sanjay Subramanyam, et s’ouvrant à l’analyse plus large propre à la Global History et à l’Histoire transnationale, fait apparaître ce paradigme de l’assassinat politique comme un « moyen de régulation des relations internationales au moment de la décolonisation[5] ».
De l’aveu d’Elikia M’Bokolo qui a encadré cette recherche et rédigé la préface de l’ouvrage, ce travail « renouvelle entièrement l’histoire des pays de l’Afrique centrale pendant la période cruciale d’une dizaine d’années (1956-1965), qui fut celle de leur accession à la souveraineté internationale[6] ». Il est impressionnant de minutie dans le traitement des sources comme en témoignent en annexes les dix pages de références des archives compulsées. La question centrale, qui est posée est celle de l’impact des événements que sont ces assassinats politiques qui « continuent de peser sur le devenir de ces anciennes colonies » (la RDC, la République Centrafricaine, le Cameroun) : « comment ‘faire nation’ lorsque les ‘pères fondateurs’ ont été violemment éliminés [et]que les conditions de leur mort continuent de faire débat[7] ». Alors que la stabilité de certains dictateurs interroge, tout comme les violences qui font régulièrement l’actualité de la RDC ou de la République centrafricaine, la lecture de cet ouvrage permet de repenser les termes du débat. « Vue d’Europe, la lecture de ces événements reste le plus souvent ‘tribale’ alors que le chaos politique d[es]pays peut s’expliquer par la faillite du processus démocratique ‘tué dans l’œuf’ par la mise à mort des leaders des indépendances[8]. »
« Paralyser, museler, décrédibiliser »
Les deux premières parties se concentrent d’abord sur les processus qui mènent à la mort des leaders. Dans des pages édifiantes, Karine Ramondy montre comment en « fabriquant » des « évolués[9] », l’école coloniale se donnait pourtant pour tâche de « faire des auxiliaires de qualités, mais sans trop de qualités[10] ». A contrario, les leaders étudiés, d’emblée considérés comme « dangereux », durent ainsi faire face à une « triple menace » : « celle des colons, celles des ‘évolués’ de leur entourage avec lesquels ils sont en concurrence mais aussi celle des Africains, [du fait que ces leaders sont]plus ou moins coupés de ‘la base’[11] ». Leur situation est donc compliquée : « ils se retrouvent détachés de leurs racines et ancrés dans un nouvel univers qui leur est hostile[12] ». L’autrice montre comment les quatre leaders étudiés « sont devenus encombrants car non malléables par les puissances occidentales et les rivaux locaux[13] », et comment le pouvoir colonial a eu recours à l’arme judiciaire pour les « paralyser, museler, décrédibiliser[14] ». Les leaders ont cependant souvent su retourner l’acharnement judiciaire pour utiliser les tribunaux et les publicités médiatiques de leurs procès comme plateformes d’expression. La presse diffamatoire, quant à elle, a constitué une forme de mise à mort médiatique en fustigeant notamment la prétendue incompétence des leaders, liée à « leur crédulité ou leur naïveté présumées qui confinerait parfois à la bêtise ». Tout comme on peut citer aussi d’autres éléments de ce dénigrement médiatique : « les accusations de débauche et d’obsession de la femme blanche » et « le recours à des procédés d’animalisation, de diabolisation qui légitiment l’élimination de ceux qui incarnent le ‘Mal’ [15]», la chercheuse montrant finement comment un journal distribué au Cameroun comme L’Éveil du Cameroun qui devint La Presse du Cameroun en 1955 appartenait à un groupe qui a « défendu les intérêts coloniaux en Afrique sans relâche[16] ». Pourtant, dans un ultime renversement là encore, l’effacement systématique dont ils sont la cible n’empêche pas qu’ils deviennent des « icônes mémorielles[17] ». L’étude de la place des leaders étudiés et de leur mort dans le « roman national » de leurs pays respectifs fait ressortir les injonctions mémorielles officielles qui fragilisent et étouffent les mémoires collectives. Là où leur réhabilitation officielle dans leurs pays respectifs reste relative, Boganda fait figure de cas particulier puisque « pendant longtemps, la lutte pour le pouvoir a pris […] la forme idéologique de la revendication à incarner socialement le vrai successeur de Boganda[18] », les travaux lui étant dédiés étant plutôt rares et souvent hagiographiques. L’historienne pointe alors un paradoxe important : « en dépit de ces multiples références à Boganda, une profonde méconnaissance de sa pensée réelle et de ses idées perdurent[19] ». Le manque devrait être en partie comblé puisque cette recherche a aussi été l’occasion pour Karine Ramondy et Jean-Dominique Pénel d’entreprendre le projet commun d’éditer des textes et discours se rapportant à la figure de Barthélémy Boganda[20]pour la période 1951-1959 et de planifier la création d’une exposition itinérante en Centrafrique dans le but de transmettre l’héritage du leader, d’un point de vue historique et scientifique.
« L’Histoire des relations entre les leaders africains reste largement à écrire, tantôt édulcorée, tantôt sacralisée ou ignorée, elle doit devenir aujourd’hui un objet d’Histoire[26]».
La troisième partie de l’ouvrage se centre sur les démarches diplomatiques des leaders et le rôle de l’ONU, notamment. L’étude montre le rôle pluriel joué par l’ONU dans la décolonisation durant la guerre froide : là où le Conseil de Sécurité et le Conseil de Tutelle apparaissent comme « noyautés par les puissances européennes toujours coloniales ou administrantes[21] », la Quatrième Commission a pu représenter un espace de parole pour les leaders. Pourtant, le dépouillement des archives des services secrets montre à quel point les venues de Ruben Um Nyobè devant la Quatrième Commission de l’ONU, par exemple, ont été rendues difficiles, mais aussi comment « les obstacles à sa participation ont [finalement]servi les intérêts de l’UPC davantage que ceux de la France[22] ». « Les multiples entraves soigneusement imaginées par les puissances européennes et américaines n’ont pas eu l’effet escompté : les leaders ont été vus et entendus à l’ONU mais cela ne fut pas suffisant à les garder en vie[23]. » À l’inverse, les pages consacrées à Houphouët Boigny montrent à quel point l’homme a fait le choix du « néocolonisalisme et de la balkanisation du continent pour servir [ses]intérêts[24] », se hissant à la tête de la plus riche colonie d’AOF et au rang de principal interlocuteur de la métropole. « Rien ne pouvait être construit [y compris]en Afrique centrale sans son autorisation ou absolution et celle de Jacques Foccart, le secrétaire général à la présidence de la République pour les Affaires africaines et malgaches[25] ». Étudiant un peu plus loin la conférence des peuples africains ouverte à Accra le 5 décembre 1958, la chercheuse émet une piste de recherche intéressante : « L’Histoire des relations entre les leaders africains reste largement à écrire, tantôt édulcorée, tantôt sacralisée ou ignorée, elle doit devenir aujourd’hui un objet d’Histoire[26]».
Les rôles de Jacques Foccart et de la CIA
Ce que l’ouvrage permet sans doute de mieux directement estimer c’est la place et le rôle des leaders africains dans les relations internationales, remettant en cause la façon dont elles « sont encore classiquement enseignées à l’université française[27] », de l’aveu-même de l’autrice. L’éclairage est souvent mis sur la passivité des leaders ou leur image de « marionnettes » commandées par les deux grandes puissances du monde bipolaire constitué par l’URSS et les États-Unis. Cette approche peu nuancée est ainsi véritablement repensée, de même que la place du continent africain, « objet ignoré, minoré des relations internationales[28] . La recherche de Karine Ramondy se situe plutôt dans le sillage des travaux de Luc Sindjoun[29]. La quatrième partie de l’ouvrage met également l’accent sur les rôles de Jacques Foccart, dont les archives ont été ouvertes en 2015 après douze années de récolement, reclassement et reconditionnement, et de Maurice Robert, ainsi que sur le fonctionnement des réseaux semi-officiels ou officieux pour réduire au silence les leaders qui ne menaient pas une politique favorable à la France. Mais on suit aussi avec effroi le rôle de la CIA et on perçoit à quel point le Congo et le Katanga ne constituaient pas seulement une « affaire belge ou française » mais constituaient des « espaces convoités par les Américains et les Anglais et plus spécialement la Fédération de Rhodésie et du Nyassaland, lieux de résidence de nombreux mercenaires[30] ». Selon la chercheuse : « La cristallisation des convoitises des milieux politiques et financiers belges, américains, français, britanniques et sud-africains sur le Congo, et particulièrement les régions du Kasaï et du Katanga, ne pouvaient que générer la disparition de Lumumba. […] L’élargissement de la focale a permis de révéler à quel degré l’Afrique centrale a été un enjeu intégré dans des projets divers de construction politique, dont le but était la possession des richesses du sous-sol[31] ».
L’ouvrage met ainsi au jour, de façon détaillée et très documentée, les nombreuses connexions et processus qui ont conduit à la mise à mort des leaders des indépendances : « les connexions politiques et financières entre les dirigeants des métropoles, entre les deux grands et les groupes de presse ou d’édition, puis les connexions entre le pouvoir exécutif colonial et les représentants de la justice dans ces mêmes colonies, mais aussi les connexions entre l’exécutif des grandes puissances et les grandes sociétés minières et bancaires et enfin les mises en relations des pratiques occultes des agents secrets et des Honorables Correspondants ». En démantelant les mécanismes, l’historienne met des visages et des noms sur les acteurs de cette histoire qui ont tout fait pour priver l’Afrique de la sienne propre, démystifiant par là-même les tenants d’une force loin d’être aveugle. En faisant œuvre d’histoire, cette recherche nous permet de mieux saisir, en creux, le fonctionnement néocolonial né de cette période.
Virginie Brinker
[1] Coll. « Études africaines », série « Histoire », 2020, 592 p. [2] Ibid., p. 165. [3] Ibid., p. 27. [4] Ibid, p. 468. [5] Ibid., p. 19. [6] Préface d’Elikia M’Bokolo, ibid., p. 11. [7] Ibid., p. 14. [8] Ibid., p. 464. [9] Des « native » africains européanisés, ibid., p. 53. Le terme britannique ‘éducated natives’ est à privilégier. [10] Ibid., p. 43. [11] Ibid., p. 55. [12] Ibid., p. 63. [13] Ibid., p. 36. [14] Ibid., p. 140. [15] Ibid., p. 176. [16] Ibid., p. 177. [17] Ibid., p. 231. [18] Ibid., p. 239. [19] Ibid., p. 241. [20] Jean-Dominique Pénel et Karine Ramondy, Boganda, écrits et discours, 1951-1959, L’Harmattan, en cours d’édition. [21] Ibid., p. 299. [22] Ibid., p. 275. [23] Ibid., p. 299. [24] Ibid., p. 302. [25] Ibid., p. 307. [26] Ibid., p. 342. [27] Ibid., p. 371 [28] Ibid., p. 371. [29] Luc Sindjoun, Sociologie des relations internationales africaines, Karthala, 2002 ; L’État ailleurs. Entre noyau dur et case vide, Economica, 2002. [30] Ibid., p. 442. [31] Ibid., p. 459.