Le musée tend à « claquemurer, pour ainsi dire, tout l’univers » (1). Rien ne semble y échapper. Il suffit de constater la prolifération de l’institution. En même temps il existe encore des zones d’ombre, des non-dits, des sujets esquivés ou refoulés. Tel l’esclavage dont la présence dans l’institution se révélait, il y a encore quelques années, insignifiante.
Les recherches récentes relèvent des cas de présentation remontant à quelques années. Par exemple une salle est consacrée à la traite négrière au musée de Salorges, à Nantes, en 1924 (2) (ou encore en 1954, le sujet est traité au musée historique de l’AOF (l’Afrique occidentale française) à Gorée (3). Mais le phénomène reste marginal. Au début des années 1980, de plus en plus d’expositions sont organisées, parfois en dehors de l’institution muséale. Mais c’est au cours des années 1990 qu’un véritable changement s’amorce, que le sujet commence à prendre forme véritablement dans l’institution muséale. Deux grandes initiatives marquent ce tournant, l’exposition Les anneaux de la mémoire, consacrée à la traite et à l’esclavage, organisée en 1992-1994 au château des ducs de Bretagne à Nantes et l’ouverture, en 1994, aux musées nationaux de Liverpool, de la galerie consacrée à l’esclavage transatlantique. Le programme de l’Unesco, La Route de l’esclave, lancé en 1994, met aussi l’accent sur la nécessité de la création de musées consacrés à la traite et à l’esclavage. L’autre moment fort, en tout cas pour ce qui concerne la France, est l’année 1998 où l’on a vu se multiplier, dans l’hexagone et dans les départements d’Outre-Mer, des expositions à l’occasion de la célébration du cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Les années 1990 marquent donc un tournant. Elles voient s’ouvrir le temps de la prise en charge, non point de manière confidentielle, de la mise en exposition de la traite et de l’esclavage.
L’impulsion donnée ne se dément pas ; des projets sont en cours et la question fait débat. Il convient donc de dire que le défi n’est point l’introduction de l’esclavage au musée, mais la consolidation et l’expansion du mouvement engagé ainsi que la poursuite des réflexions sur la monstration de ce sujet singulier.
L’institution muséale a ses adversaires. L’un d’entre eux, Bernard Deloche, a établi, dans une démonstration en douze points pourquoi il n’y met plus les pieds (4). Une enquête parue dans Times, en novembre 1998, révèle qu’une majorité de personnes classent les musées au nombre des établissements les plus inutiles pour la société (5). Et en dépit de l’accroissement de la fréquentation de quelques grands musées, l’institution demeure réservée à une élite (6). Les études tendent à confirmer encore aujourd’hui ce que Bourdieu et Darbel avaient établi
en 1967 (7) à savoir que ce sont surtout les catégories sociales les plus élevées, les mieux éduquées qui fréquentent les musées. Malgré tout, « pour de bonnes ou de mauvaises raisons, il continue de se construire des musées. » (8)Y a-t-il donc de bonnes raisons à l’entrée de l’esclavage au musée, à ce qu’il s’y installe et s’y déploie ? L’esclavage est entré dans le débat public dans plusieurs pays. Sa présence au musée participe de l’inscription de son histoire dans les mémoires nationales et dans les espaces publics. Ainsi s’ils se situent dans le mouvement de prolifération du musée, les musées créés et à créer participent de ce que cette prolifération induit selon certains, à savoir un progrès des valeurs démocratiques. Et le musée est autrement essentiel. « La préoccupation du public, installée désormais au cur de [s]a vocation [
], voit parfois dans l’institution un agent de régénération pertinent et efficace du tissu social, ou l’instrument d’une politique multiculturelle, accordé aux communautés qui doivent s’en saisir. » (9) De ce point de vue, l’inscription de l’esclavage au musée est tout indiquée, puisque l’entrée du sujet dans l’espace public participe d’une demande de reconsidération des relations sociales et raciales en vue de refonder le vivre ensemble. Il y a un procès de réappropriation de la mémoire de l’esclavage par les descendants d’esclaves dans le but d’assumer ce passé et le dépasser. Mais ils ne sont pas les seuls à devoir l’assumer, ce passé. Ce à quoi peuvent aider les musées consacrés à l’esclavage. Car « le musée semble pouvoir contribuer à l’émergence d’un intérêt commun au sein de l’espace public. Il exerce de fait une hégémonie en termes de collections comme de réflexion collective à propos du patrimoine, tant du point de vue de l’appartenance et de l’identité que du point de vue de l’expérience de l’altérité. En particulier, la nouvelle culture muséale nourrit une réflexion sur la mémoire, son travail, ses ambivalences et ses paradoxes, voire les ressources qu’elle offre en face de l’abjection historique. » (10)
Si l’esclavage est parfaitement légitime au musée, se pose la question de la forme de cette présence. Il y a tout d’abord le problème des objets. On semble faire vite le tour des types d’objets qu’il est possible de montrer, les plus emblématiques étant les fers d’esclave, les plus abondants étant les objets abolitionnistes. On a recours également aux documents d’archives et abondamment aux estampes, dont certaines reviennent constamment, comme Traite des Nègres de John Raphael Smith d’après un tableau du peintre britannique George Morland ou encore Marchand d’esclaves de Gorée, Manière dont les Maures prennent les esclaves, pour ne citer que ces exemples. Des tableaux figurent souvent dans les expositions, parfois des sculptures et des maquettes, mais également des instruments de navigation. Selon les lieux ou les circonstances ayant présidé à la mise en exposition, certains éléments complètent la présentation. On met l’accent sur l’environnement immédiat et l’histoire du lieu : histoire de la ville de Bordeaux et la prospérité du port par exemple, dans le parcours des salles consacrées au commerce atlantique et à l’esclavage au musée d’Aquitaine, l’histoire de telle île et de l’esclavage tel qu’il s’y est déroulé dans une exposition organisée en ce lieu. On y montre les objets trouvés sur place et surtout on utilise les structures ayant survécu, comme celles des plantations, les maisons des anciens maîtres ou encore celles des abolitionnistes.
Les expositions peuvent donc prendre des formes différentes selon les lieux. En effet, voir une maquette d’habitation dans un musée européen n’est pas tout à fait la même chose que de se retrouver sur les vestiges d’une habitation. L’évocation des grands ports européens dans une exposition montée dans une île de la Caraïbe, ce n’est pas la même chose que de voir, dans un musée européen, une présentation d’objets et d’images matérialisant la richesse passée d’un de ces ports et d’en constater les traces à travers l’architecture. De ce point de vue, il y a une complémentarité des divers lieux. Et compte tenu de l’ampleur du phénomène, de ses multiples implications ici et là, il est important que des espaces d’exposition se multiplient et travaillent en réseau.
Les séries d’objets qu’il est possible de montrer paraissent bien limitées. L’archéologie apporte de plus en plus de nouveaux éléments (11). On élargit nos regards sur des objets ou encore des architectures quand on démontre leurs liens avec l’esclavage. C’est ce qui est fait en ce qui concerne des constructions de certaines villes portuaires. C’est ce qu’a fait Madeleine Dobie dans une communication à un colloque tenu à La Rochelle en avril 2011, communication consacrée aux meubles européens des XVIIe et XVIIIe réalisés à partir des bois tropicaux (12).
En d’autres termes, il ne suffit pas d’exposer ces objets comme faisant partie du mobilier européen, il faut pouvoir restituer, dans leur mise en exposition, la part du système esclavagiste qui les constitue. En fait la même préoccupation devrait être à l’uvre dans le traitement de toute une catégorie d’objets d’époque. D’autant plus que les objets appartenant aux esclaves ou créés par eux sont rares. On peut grosso modo distinguer quatre grandes catégories d’objets : les objets d’esclaves, c’est-à-dire créés par eux pour leur propre usage ou leur appartenant, les objets de la servitude, comme les fers, les attaches pour punition, les fouets ; les objets (et aussi des lieux) non destinés à l’usage des esclaves et dont ils ont participé à la fabrication (ou à la construction) ; les objets liés au fonctionnement du système esclavagiste, comme les moulins à canne ou encore le bateau négrier. On met dans cette dernière catégorie aussi bien des objets servant à faire fonctionner le système que ceux résultant de son fonctionnement, par exemple des objets acquis, réalisés, grâce aux richesses générées par le système.
Cela donne une vue élargie de l’horizon des objets possibles. Mais, malgré tout, il demeure difficile de restituer la figure de l’esclave à la place centrale qui lui revient, les objets d’esclave et de servitude n’étant pas abondants. Le risque n’est donc jamais loin d’un déséquilibre au profit de la figure du maître, des réalisations glorifiant le système ou du point de vue abolitionniste. On est face à deux défis : comment présenter les objets dont on dispose de telle sorte à bien faire ressortir l’implication de l’esclave ? Et comment restituer l’esclave à sa place en dépit du manque d’objets et des types d’objets les plus facilement disponibles ? En d’autres termes, comment aller au-delà des objets ? Faut-il aller au-delà des objets ? Si oui, jusqu’où ? Particulièrement nécessaire ici est la recommandation de Jacques Hainard selon laquelle le conservateur (ou le commissaire d’exposition) n’a pas à se soumettre au dictat des objets, il doit plutôt soumettre les objets aux idées, mettre les objets au service d’un propos théorique, d’un discours, d’une histoire. Toutefois, cela ne semble pas suffire. On a déjà recouru à l’audiovisuel, au multimédia dans la mise en exposition de l’esclavage. Ne devrait-on pas en systématiser l’usage ? Pour tenter de rendre vivants tous les aspects de la condition d’esclave, pour dire la complexité des relations entre les différents acteurs présents dans l’espace colonial esclavagiste, pour signifier les humiliations, la soumission, la peur, la résistance, la révolte, les négociations, pour dire les rites, les croyances, les jeux, les créations culturelles, etc. Ou encore ne faut-il pas créer des ambiances ? Aménager des espaces où l’on expérimente des aspects de la condition esclave ? Recourir à des installations d’artistes contemporains pour évoquer des situations ? On devrait pouvoir recourir à des solutions diverses pour parvenir à une muséographie qui place l’esclave au centre de l’exposition.
Il est difficile, comme l’a montré Christine Chivallon dans un article sur les musées à la Martinique, de se contenter d’une approche plutôt « neutre » de l’esclavage (13). Le parcours d’une exposition sur l’esclavage peut être précis, rigoureux, bien informé, avec des objets et des textes de grande qualité et apparaît comme inabouti, dans la mesure où le message émis « se trouve pris dans la texture d’un langage muséographique classique qui forme comme un obstacle à une approche définitivement orientée vers la mise au jour des réalités sensibles de l’esclavage. » (14)David Flaming, directeur des musées nationaux de Liverpool souligne également, lors de l’ouverture du musée international de l’esclavage, le 22 août 2007 (15), que celui-ci ne peut être décrit comme un « espace neutre », et que c’est plutôt un lieu d’engagement, de controverse mais aussi d’honnêteté et de mobilisation (16).
C’est sans doute à cause de ce parti pris que certains y voient non point un musée d’histoire mais un musée de mémoire et que par contraste le musée d’Aquitaine se voit plutôt du côté de l’histoire (17).
« En effet, lit-on, dans l’ouvrage Bordeaux au XVIIIe siècle. Le commerce atlantique et l’esclavage, si les mémoires sont différentes, l’histoire, elle, reste commune. C’est pourquoi l’exposition du Musée d’Aquitaine et cet ouvrage se revendiquent travaux d’histoire : il s’agit de mettre à disposition des visiteurs du musée l’état des connaissances sur cette question, en présentant des faits et leur enchaînement, et non des émotions et des jugements forcément anachroniques. » (18) Mais la rigueur historique n’empêche pas de cibler les « réalités sensibles de l’esclavage ». Il y a bien des musées qui cherchent à concilier une scénographie fort importante et la rigueur scientifique. « La scénographie adoptée par le Mémorial de Caen est basée sur l’émotion : la mise en scène vise à mobiliser les passions, les sentiments, les émotions – en l’occurrence les souvenirs des spectateurs – alors que le contenu historique cherche à mobiliser le raisonnement. » (19)Un parcours muséographique sera toujours le résultat d’un choix. Tout ne pourra pas être dit. C’est pourquoi une politique active d’expositions temporaires doit être envisagée, où l’on pourrait expérimenter de nouvelles formes de mise en exposition pour répondre au défi de montrer l’esclavage à travers ses multiples aspects et implications. C’est pourquoi à côté des salles permanentes de musées dédiées à l’esclavage, il est important qu’il y ait des musées comme celui de Liverpool, consacrés spécifiquement au sujet. Ceux-ci auront plus de latitude à concevoir ces nécessaires expositions temporaires, qui doivent s’étendre aux conséquences actuelles de l’esclavage des siècles passés et aux situations contemporaines considérées comme relevant de l’esclavage. On peut aussi, à travers les expositions temporaires, comparer les systèmes esclavagistes. Si les musées consacrés à l’esclavage relèvent, selon l’expression d’Édouard Glissant, d’un « devoir de reconnaissance » (20), en regard des descendants d’esclaves, ils ne sauraient être destinés exclusivement à ce seul public. Tous les publics sont concernés et doivent être ciblés.
1. Jean Davallon, dir., Claquemurer, pour ainsi dire, tout l’univers. La mise en exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre de Création industrielle, 1986.
2. Bertrand Guillet, « Entre refoulement et reconnaissance, occultation et exposition, comment s’est constitué durant le Xxe siècle les collections sur la traite des Noirs au musée de Nantes », communication au colloque Les patrimoines de la traite négrière et de l’esclavage, 27-29 avril 2011, La Rochelle.
3. « Le parcours proposé est chronologique. Cette mise en espace-temps, ou le temps transformé en espace, permet de montrer la progression sans faute des Européens : la traite est présentée comme une manifestation commune de l’expansion européenne et arabe, mais le musée insiste surtout sur l’abolition de l’esclavage par les Européens », Anne Gaugue, « Musées et colonisation en Afrique tropicale », Cahiers d’études africaines, 155-156, XXXIX 3-4, 1999, p. 736.
4. Bernard Deloche et François Mairesse, Pourquoi (ne pas) aller au musée, Lyon, Aléas, coll. Pourquoi, 2008, p. 11-131.
5. Ibid., p. 137.
6. « La hausse des fréquentations doit autant, sinon plus, à l’intensification des pratiques (par des visiteurs habituels ou issus des catégories sociales familières du musée) qu’à l’élargissement du public vers de nouvelles catégories sociales. Nous savons que le public non familier du musée n’est pas facile à atteindre. » L’auteur ajoute en note : « Cette assertion, fondée sur de nombreuses enquêtes auprès des publics, doit être modulée selon les musées. On sait qu’au Louvre, deux-tiers des visiteurs sont des étrangers et deux-tiers aussi (pas les mêmes, nécessairement) sont des primo-visiteurs : ils n’avaient jamais visité le Louvre auparavant. Le souci des responsables du Service des publics au Louvre est plutôt de faire revenir les visiteurs et aussi de toucher davantage le public de proximité (Île-de-France). » André Gob, Le musée, une institution dépassée ? Éléments de réponse, Paris, Armand Colin, 2010, p. 81.
7. Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
8. Deloche et Mairesse, op. cit., p. 139.
9. Dominique Poulot, Musée et muséologie [2005], Paris, La Découverte, coll. Repères, nouvelle édition, 2009, p. 4.
10. Ibid.
11. Comme le prouvent maintes communications au colloque Les patrimoines de la traite négrière et de l’esclavage, 27-29 avril 2011, La Rochelle.
12. Madeleine Dobie, « Patrimoine mobilier : entre colonialisme et orientalisme », colloque Les patrimoines de la traite négrière et de l’esclavage, 27-29 avril 2011, La Rochelle. Voir, de l’auteure, Trading Places. Colonization and Slavery in Eighteenth-Century French Culture, Ithaca and London, Cornell University Press, 2010, p. 61-88.
13. Christine Chivallon, « Rendre visible l’esclavage. Muséographie et hiatus de la mémoire aux Antilles françaises « , L’Homme, n°180, octobre – décembre, 2006.
14. Ibid., p. 20.
15. International Slavery Museum gala dinner, 22 August 2007. Transcript of the speech given by David Fleming
http://www.liverpoolmuseums.org.uk/ism/resources/opening_speech.aspx.
16. « This is not a museum that could be described as a « neutral space » – it is a place of commitment, controversy, honesty, and campaigning ». Ibid.
17. François Hubert, « Nouveaux publics au musée d’Aquitaine », communication présentée avec Christian Block, colloque Les patrimoines de la traite négrière et de l’esclavage, 27-29 avril 2011, La Rochelle.
18. Musée d’Aquitaine, Bordeaux au XVIIIe siècle. Le commerce atlantique et l’esclavage, Bordeaux, Le Festin, 2010, p. 199.
19. Michèle Perissère, « Le Mémorial de Caen : un musée pour la paix », in Marie-Hélène Joly et Thomas Compère-Morel, Des musées d’histoire pour l’avenir, Paris, Éditions Noêsis, 1998, p. 189.
20. Edouard Glissant, Mémoires des esclavages. La fondation d’un centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions, Paris, La Documentation française/Gallimard, 2007, p. 172.///Article N° : 11525