Corps voilés : du « Corps dangereux » au « Corps en danger »

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La question du port du voile ou foulard islamique est aujourd’hui l’une des plus clivantes en France. Érigé en emblème de l’islamisation, de la radicalisation et du communautarisme, il provoque des débats, des scissions et exclusions des champs politiques, médiatiques, culturels et sociétaux. Le voile a été au début des années 2000 la porte d’entrée du renouveau du débat sur la laïcité qui, à lui seul, est prétexte à la recomposition des forces politiques notamment à Gauche. Dans cette partie qui questionne la violence envers les corps, la docteure Fatiha Ajbli revient sur la construction du corps des femmes voilées comme ennemi de la République.  (Article publié initialement dans la revue Hors Série « Décentrer Déconstruire Décoloniser). 

 

S’il est établi aujourd’hui que « le corps des femmes est politique », celui des musulmanes « voilées » l’est à plus forte raison. Mêlant le féminin à l’islam, il est devenu en France – et plus largement dans les sociétés euro-américaines – un objet récurrent du débat public où se joue la redéfinition de l’identité nationale. Son irruption dans l’espace public retentit, à la fin des années 1980, comme une violation du dress-code-laïc, voire comme un un acte de défiance à l’égard de la République. Pour y faire face, la laïcité se voit investie d’une nouvelle prérogative : émanciper les descendantes d’immigrés sommées de se soumettre aux normes séculières de la sexualité, érigées pour l’occasion en valeurs communes de la nation.

Dans la perspective de ce féminisme séculier libéral, le corps voilé représente une « anomalie », le lieu d’une anomie dont les acteurs publics (Etat et médias) se sont emparés. Pris dans la médiatisation d’un système de discours et de représentations se jouant de l’altérité radicale de l’islam, il redonne ainsi à la maltraitance des femmes musulmanes et à la dangerosité de l’islam leur pouvoir d’évocation politique. L’inclination française à lutter pour la « cause » des musulmanes autrement-dit, contre le voile islamique – dont la « nocivité » imprime les tréfonds de l’imaginaire collectif – n’est pas nouvelle. Elle est, au contraire, le produit d’une élaboration historique où l’oppression des femmes racisées a servi d’assise à la domination coloniale. Aujourd’hui encore, elle sert à masquer le racisme et à reconduire la présomption d’une suprématie blanche, de tradition judéo-chrétienne, occidentale et européenne. 

Cette invariance donne surtout à voir l’importance de la figure féminine musulmane dans l’édification du roman français et dans la mise en scène d’un Autre, responsable de « nos » malheurs. Les femmes musulmanes suscitent, en effet, des discours, des représentations et des scénographies contradictoires, opposant d’un côté « la femme en danger » – victime du joug de l’islam – et de l’autre côté, « la femme-danger », cheval de Troie intronisé par l’islamisme. Ce qui revient, pour les principales concernées à exister – dans le regard public – soit comme une « femme à sauver », soit comme une « femme à mater » ; mais, de toute façon, à n’avoir pas d’existence propre en dehors de l’accessoire qui sert tout autant à les désigner qu’à les invisibiliser. Dépossédées de leurs facultés humaines à se dire et niées dans leur singularité, les femmes « voilées » sont donc  déshumanisées pour mieux satisfaire aux projections paradoxales qu’elles sont tenues d’incarner. Si bien que la construction sociale de « la dangerosité de l’islam » prend fatalement corps dans le féminin musulman.

Ce processus de féminisation interroge en creux la représentation narcissique d’une Nation qui aime à se représenter endossant les habits du « sauveur », tel que se le représente Rudyard Kipling dans son poème, Le Fardeau de l’homme blanc (1899). Or, la revendication des descendantes d’immigrés éduquées à porter des tenues inspirées de l’orthopraxie musulmane attente à cette amour-propre-national. Partant de là,  les pulsions agressives dirigées contre elles de même que le durcissement du contrôle politique sur leurs corps insoumis appellent à être entendus dans une perspective défensive, c’est-à-dire comme une façon d’agir simultanément sur l’atteinte narcissique (pour l’atténuer) et sur le sentiment d’impuissance face au caractère désormais endogène de l’islam dans l’évolution de la société française (pour en reprendre la maîtrise).

Les femmes musulmanes suscitent, des discours, des représentations et des scénographies contradictoires, opposant d’un côté « la femme en danger » – victime du joug de l’islam – et de l’autre côté, « la femme-danger ».

Construits symboliquement dans et par une relation d’hostilité au « corps national », les corps voilés s’érigent en corps dangereux, ou tout au moins porteurs d’un danger. Ils  sont alors incarcérés dans un dispositif de « protection nationale » qui justifie l’engagement de nos élites dans une « croisade contre le voile ». Bien entendu, c’est le corps vécu de ces femmes qui servira de champ de bataille, c’est lui encore qui gardera les stigmates du combat. Dans cette configuration, les musulmanes sont propulsées, à leurs corps défendant au-devant d’enjeux géopolitiques – relatifs à la « sécurité collective » qu’à la « défense des valeurs culturelles françaises » – qui légitiment en retour l’usage de la répression : les forces de police ont verbalisés 1600 femmes (1) pour port du voile intégral (loi du 11 octobre 2010) et expulsé  une trentaine des plages françaises à l’été 2016 en raison de « tenues non conformes » (arrêtés municipaux antiburkini d’août 2016). Si on ajoute à cela, les 130 élèves musulmanes – déjà contraintes par la loi du 15 mars 2004 au dévoilement dans l’enceinte de leurs établissements – exclues pour « port de jupes longues », il apparait à ce moment là que le cadre législatif français réunit les conditions d’une « chasse aux sorcières » dont les effets désastreux pour les filles et femmes « voilées » sont invisibilisés par une tolérance sociale, complice de la violence.  Quand bien même, cette traque acharné se dissimulerait efficacement derrière la prétention fémonationaliste (2) à les sauver et/ou à se sauver d’elles, sa brutalité apparaît sur leurs corps estampillés, livrés en pâture aux discours/actes islamophobes et, de plus en plus, empêchés de circuler librement par l’action du politique. 

La « lutte contre le terrorisme » a, sans aucun doute, renforcé la criminalisation des corps voilés dans l’espace public. Les arrêtés anti-burkini surgissent quelques jours à peine après les attentats de Nice (14 juillet 2016) et de l’Église Saint-Étienne de Saint-Étienne-du-Rouvray (26 juillet 2016) au prétexte qu’« on ne peut pas accepter des tenues ostentatoires faisant référence à des mouvements qui nous font la guerre » (3). Si cette « guerre » fournit bel et bien un contexte de sens propice aux amalgames, elle n’est toutefois pas à l’origine des présomptions d’accointance avec les idéologies totalitaires. En réalité, « l’affaire du voile » est saisie dès son commencement, en 1989, comme une opportunité de réinvestir les catégories de l’anti-totalitarisme et de la défense du monde libre et démocratique. À cette époque déjà, une tribune du Nouvel Observateur (4) – signée par cinq intellectuels opposés à la réintégration d’élèves voilées exclues du collège de Creil – évoque la menace d’un « Munich de l’école républicaine ». Pour les signataires, accepter le foulard, « c’est mimer la reculade des puissances occidentales démocratiques devant Hitler en 1938 ». Quinze ans plus tard, le Rapport Stasi accrédite à son tour l’idée d’une « offensive »‘ et défend, lui aussi, la nécessité d’une loi d’interdiction, adoptée le15 mars 2004, construite comme une riposte « aux forces obscures qui cherchent à déstabiliser la République (5)». La série des dispositions légales « antivoile » qui suivra sera animée de la même volonté politique : débarrasser l’espace public de celles qui – faisant figure de danger – sont décrétée « indésirables ». C’est ainsi que la France est parvenue à se hisser au premier rang des pays européens ayant la législation la plus restrictive en la matière. 

Les femmes musulmanes sont survisibilisées dans l’iconographie médiatique du danger. Les images de leurs corps voilés sont utilisées de façon à convoquer un imaginaire de la peur.

Dans l’imaginaire français, le voile est investi d’une charge si négative qu’il renvoie à une espèce d’« objet ennemi » à toutes sortes de choses : à la République, à la laïcité, aux droits des femmes, à la paix sociale, etc.. Par extrapolation, les corps qu’il habille s’érigent en « corps ennemi ». Défini avant tout par « sa dangerosité et la peur qu’il génère (…), le corps ennemi » se veut « un corps de puissance (…) une force qui va (…) et qu’il s’agit de contrôler » (P. Oliviéro, 2003). Les femmes musulmanes sont traitées comme des « femmes ennemies ». Ici, l’« ennemi » est entendu comme un construit politique et non pas un donné. C’est d’ailleurs dans la nature même du politique que d’établir la différence entre « allié » et « adversaire ». La désignation de ce dernier étant toujours nécessaire à une collectivité afin de s’identifier par opposition. Dans cette optique, l’Etat représente incontestablement l’expression la plus aboutie du politique en ce qu’il a seul le pouvoir légitime de désigner « l’ennemi commun ». Or la surexploitation du voile comme « objet » de discours mobilisant au plus haut sommet de l’Etat, et comme thème récurrent des campagnes présidentielles suffit à souligner sa centralité politique.

Si l’on considère par ailleurs sa place dans les médias, on remarque que les femmes musulmanes sont survisibilisées dans l’iconographie médiatique du danger. Les images de leurs corps voilés sont utilisées de façon à convoquer un imaginaire de la peur. Cette imagerie exploite principalement deux clichés. Le premier a trait à l’idée que la démographie de l’islam passe par les femmes ; c’est l’idée d’une islamisation par le ventre où les « femmes-ennemies (…) pondent comme des lapines (…) et contribuent à la prolifération vertigineuse des corps ennemis » (P. Oliviéro, 2003), c’est à dire « musulmans ». Le second, quant à lui, tient pour acquis que les femmes françaises seront obligées d e se voiler lorsque les musulmans seront au pouvoir. En définitive le voile sert en permanence à signifier la domination sur le corps des femmes et sur le « corps national ». 

Evidemment, la surexposition médiatique des images de femmes « voilées » contraste radicalement avec leur absence au sein des plateaux télé où on débat constamment d’elles. Pire encore,  celles qui – à l’instar de Diam’s (la rappeuse, 2009), de Iham Moussaid (candidate NPA aux élections régionales de 2010), de Menel (candidate The Voice, février 2018) ou de Myriam Pougetoux (présidente du syndicat Unef à l’université Paris-Sorbonne, mai 2018) – osent apparaître même furtivement dans l’espace médiatique coiffées d’un couvre-chef et en position d’intégration sont violemment blâmées pour leur « entrée par effraction » dans le paysage audiovisuel. La brutalité des campagnes de dénigrement, voire de cyber-harcèlement, qu’elles ont toutes eu à vivre constitue la preuve à la fois de « l’infraction » commise et le moyen de sa sanction.

Reste toutes les autres, ces anonymes du grand public, qui cherchent, elles aussi, à prendre une place dans la société française et s’exposent, par le simple fait d’être perçues comme musulmanes dans l’espace public, à la violence d’une islamophobie qui pour être décomplexée n’en demeure pas moins lâche (6). Dans une indifférence générale, elles composent, à tous les niveaux de leur vie sociale, avec les formes extraordinairement ordinaires du rejet : brimades, humiliations et discriminations. Mais elles résistent également pour faire entendre leurs voix, dénoncer l’entreprise de « dressage des corps » dont elles font l’objet, et exploser ces murs, visibles d’elles seulement, qui les assignent à la marginalité.

Le temps est maintenant venu pour les mouvements de lutte contre les violences faites aux femmes d’intégrer l’islamophobie comme une modalité spécifique de l’oppression de genre, liée aussi bien au racisme systémique qu’à l’adoption de lois d’exception qui, sous couvert de laïcité, vulnérabilisent celles qu’elles cherchent prétendument à émanciper.

FATIHA AJBLI 

 

  1. Entre mars 2011 et avril 2016
  2. Le fémonationalisme désigne la mobilisation des idées féministes à des fins racistes et souvent islamophobes par les partis nationalistes et les gouvernements néolibéraux
  3. Entretien de Thierry Migoule, directeur général des services de la ville de Cannes, à l’AFP. Voir « Burkini : le maire de Cannes interdit les vêtements religieux à la plage » Le Monde. 11/08/2016
  4. Tribune du 2/11/1989 intitulée « Prof ne capitulons pas »
  5. Rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (présidée par Bernard Stasi) La Documentation française, Paris, 2003
  6. Les derniers recensements des actes islamophobes publiés par le Collectif contre l’Islamophobie en France, indiquent que près de 70% des actes islamophobes et 85% des agressions impliquant plus de huit jours d’ITT concernent des femmes.
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3 commentaires

  1. Le voile, une enjeu de pouvoir. Celui de femmes qui se voyant déniées tout pouvoir font de cet habillement l’expression de leur pouvoir. Dans une inversion dommageable, une détermination irrationnelle, car dans les pays musulmans, des femmes se battent pour ne pas le porter, au risque de la torture et de la mort. En Egypte, la danse orientale n’est plus apprise que par les occidentales. Les égyptiennes n’osent plus s’immerger dans cet art et ce lieu d’expression du corps qui a été le leur pendant des siècles, danser y est devenu acte de résistance . Comment donc penser cette volonté quelque peu masochiste du port d’un vêtement entravant et identificatoire dans un pays où les codes sociaux ne l’exigent pas ? cette adhésion de plein gré et revendiquée aux injonctions patriarcales s’étayant sur le religieux, alors même qu’elles sont dénoncées par ailleurs ? En France, pour des raisons historiques et politiques, les réactions face au voile sont radicales: l’erreur n’est elle pas pour celles qui le portent de confondre leur corps et leur vêtement?

  2. Le fait de revendiquer ou de militer pour le port du voile est tout autant une instrumentalisation et une politisation du corps des femmes que l’inverse. A mon sens c’est tout autant dangereux. La loi français légifère sur la question au sein des institutions publiques uniquement. Il y a des Etats où le port du voile est obligatoire pour toute femme en toute circonstance. C’est donc assez faux de dire que la France est un des pays les plus intrusifs en ce domaine. Je suis tout à fait contre les amalgames, raccourcis et le fait de montrer du doigt des femmes à cause de leur habillement mais je pense que cet article fait de même, en opposant et en mélangeant tout d’une histoire complexe : la politique, le regard de la société civile, la colonisation et l’économie libérale, la position des femmes musulmanes. En tant que Docteur, il me semble que l’auteur doit prendre plus de recul et adopter une méthode disons un peu plus scientifique, sans quoi l’explication tombe à plat ou pire devient contre-productive. Dans cet article, comme une injonction, l’acceptation du voile devrait-elle devenir une marque d’ouverture culturelle, non politisée, de respect de la femme, d’anticolonialisme anti-libéral, de respect du culte musulman ou que-sais-je encore ??? Malgré des choses intéressantes, cet article devient un vrai fourre-tout, qui se rapproche plutôt du coup de gueule du sens commun que de l’analyse sociétale. Je pense que la question est plus large que cela et qu’il faudrait demander aux femmes voilées leur avis et prendre en compte la diversité des positions, y compris au sein de la communauté musulmane. Laisser penser que toutes les femmes de l’islam revendiquent le port du voile en tranquillité est très simpliste et en rien éclairant. Juste bon à opposer encore un peu plus. Il ne faut pas écrire des articles au nom des femmes musulmanes sans autre profondeur d’analyse. En France, il y a eu exactement le même genre d’articles écrits au sujet du port de la mini-jupe dans les années 60 alors pour faire avancer le débat, soyez plus précise, sans quoi vous vous voilez la face, sans prendre soin des femmes de l’islam voilées ou non. Pour ne plus être montrer du doigt les femmes ont besoin de liberté, d’ouverture et de non jugement de l’autre, ce n’est pas du tout ce que propose cet article.

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