Court traité de journalisme

Ou comment ne pas confondre le journaliste et son… fantôme

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La révolution des médias, survenue en Afrique dans les années 1990 avec l’émergence du pluralisme politique et la fin des monopoles sur l’information, a placé lejournaliste au centre du nouveau paysage médiatique du continent. Avec la liberté d’expression retrouvée, les journalistes africains ont vu se modifier de manière importante les conditions d’exercice de leur activité, en même temps qu’ils devenaient numériquement une catégorie nombreuse. Cette mutation est-elle contradictoire ?

L’apparition du journalisme à l’ère pluraliste a été marquée par une extension désordonnée de cette activité, résumée par l’observation péjorative selon laquelle « tout le monde », désormais, est journaliste. Tout un chacun, ou presque, pourrait le devenir en exerçant dans toute sorte d’organes… dont la prolifération a contribué à brouiller les frontières d’un secteur hier encore assez bien délimité. L’un des enjeux de la phase actuelle pour les médias du continent consiste ainsi à clarifier et définir leur mode de fonctionnement ; et donc à fixer, autant que faire se peut, le statut de cet acteur-clé qu’est le journaliste.
On pourrait commencer par rappeler que la définition à ce jour la plus élaborée du journaliste est la suivante : le journaliste est celui qui fait du journalisme ! De nombreux travaux d’une grande aridité scientifique confirment cette assertion fondamentale… dont l’intérêt principal est de reconnaître la difficulté à désigner le journaliste autrement que par ses œuvres, ou par sa production. Difficulté ancienne, puisque dès le XIXe siècle, période d’expansion du journalisme comme activité autonome, le Dictionnaire français des professions enseignait qu’« on n’est journaliste que quand on écrit dans un journal… le journalisme n’est pas une profession au sens habituel du mot. »
Or, après quelques décennies marquées dans les pays industrialisés par un grand effort d’organisation et de rationalisation de la profession de journaliste, voilà qu’un mouvement fatal de dispersion est à nouveau à l’œuvre avec l’avènement de l’Internet. Lequel, comme chacun sait, présente cet avantage inestimable de permettre à chaque citoyen, correctement doté d’ego (osons le néologisme d’égocitoyen), de publier à la diable – et à coût modique ou nul – ses informations et points de vue sans passer par les vains protocoles des médias traditionnels : un esprit chagrin notera que la syntaxe et la typographie sont les premières victimes de ce progrès considérable où se trouvent immolées quotidiennement, dans la ferveur et la bonne humeur dilettantes, des notions aussi inutiles que la source d’information et sa vérification, la factualité et la mise en contexte de l’événement, et bien sûr la distinction oiseuse entre le commentaire et les faits. Cet afflux nouveau de pratiques informatives a conduit les spécialistes, ravis pour leur part de voir s’ouvrir un nouveau champ d’investigation, à reconsidérer ce qu’on entendait par journalisme.
De la difficulté de définir le journalisme…
Les réponses sont variées et souvent pleines d’aléas, mais à nouveau les frontières jamais tout à fait fermées de ce genre professionnel semblent s’effacer. Un des livres les plus stimulants sur la question, publié en 1993 sous la plume de Denis Ruellan, ne s’intitule-t-il pas Le professionnalisme du flou (réédité en 1997 aux Presses universitaires de Grenoble). L’auteur s’y intéresse notamment à la figure du reporter, pour constater que « chaque individu a, de manière informelle, établi ses propres usages pour recueillir des informations et les restituer ; chacun s’est fait sa propre religion sur… (les) limites admises dans les manières d’accomplir l’acte journalistique. » C’est la synthèse de telles pratiques, effectuée au sein d’un « groupe » se reconnaissant comme tel, qui a permis de circonscrire – plus ou moins – un métier de journaliste. Elaboration que ferait voler en éclat l’irruption sur la scène du public journaliste, cet usager immodéré des nouvelles technologies.
On dispose toutefois de quelques repères encore valables ; comme toujours, lorsqu’on a épuisé les charmes du discours universitaire, ils renvoient au sens commun. Le journaliste, en Afrique ou ailleurs, est donc généralement reconnu comme ce personnage qui produit de l’information, et qui la produit dans le cadre d’un organe de presse légalement constitué. Le « blogueur » n’est pas journaliste, pas plus que l’auteur d’un tract. Et le média par lequel le journalisme advient a quelques caractéristiques elles aussi aisément repérables. Toutes renvoient à une fonction rétribuée consistant à délivrer, de manière indépendante, des informations (commentaires, annonces, messages) jugées utiles au corps social. On ajoutera que ces informations doivent être produites dans une forme, un style, reconnus par consensus comme étant de facture journalistique. Tenons-nous en à ces quelques balises : il y a l’entreprise collective et son statut ; il y a l’indépendance, ou réputée telle, de l’informateur ; et il y a l’art et la manière…
L’exercice journalistique : des fondamentaux normatifs à l’interprétation libre
On se souvient peut-être, il y a quelques années, comment deux écrivains facétieux avaient en France composé un manuel du parfait journaliste-automate : Le journalisme sans peine, de Patrick Rambaud et Michel-Antoine Burnier (éditions Plon), donnait quelques recettes impayables pour écrire journaliste. Où l’on prenait conscience de la pauvreté du langage employé par les médias, et de la prolifération de formules toutes faites qui émaillent leur discours. Dans bien des cas, le recours à ce langage-réflexe est dû aux nécessités de la production rapide, voire instantanée (le journaliste, contrairement à l’universitaire ou à l’amateur éclairé, n’a pas le temps…) Mais ce stock de métaphores figées fonctionne aussi, signalait-on, comme une prison à idées. Conséquence non négligeable, tout est tellement « pensé » d’avance, qu’il ne resterait au journaliste que les privilèges de la pose, accessoirement de l’arrogance. Enfin si tout est pensé à l’avance, c’est que l’exercice journalistique est devenu la chose la plus normée du monde, propre à une consommation rapide à une époque où prime l’intérêt économique.
L’autosatisfaction et le conformisme ne sont pas l’apanage des journalistes. Mais ces travers apparaissent comme très regrettables lorsqu’on les rapporte à ce qui est perçu comme la vocation cardinale du journaliste : le combat pour la liberté. Car, par delà tout ce vient d’être dit, il semble entendu que le journalisme, né avec la démocratie, est une activité consistant à défendre et illustrer les principales valeurs liées à l’état démocratique : telles la préservation des libertés publiques, l’autonomie et la responsabilité des citoyens, le droit à l’information comme préalable à la capacité d’action. Assez souvent ce cahier des charges comporte aussi une référence à la défense « de la veuve et de l’orphelin », autrement dit de ces catégories les plus faibles que même la démocratie formelle peut se montrer impuissante à protéger. Le journaliste générique est donc en « service », s’il n’est pas en mission. Ce point de vue donne toute son honorabilité à un métier longtemps resté sans autres qualités bien définies.
Ces notions sont universelles, ou le sont devenues. Elles fondent, en Afrique comme ailleurs, l’adhésion des journalistes à cette activité d’informer sans laquelle, considère-t-on, il ne saurait y avoir de démocratie. La redécouverte de l’idéal démocratique dans sa version libérale, dépouillée des oripeaux du centralisme démocratique à la mode marxiste, est d’ailleurs suffisamment récente sur le continent pour que l’on y garde assez bien à l’esprit ce que le journaliste doit à la démocratie, et réciproquement. Les premières publications libres du renouveau des années 1990 proclamaient fièrement leur positionnement : journaux qui se faisaient les porte-voix des « sans-voix », oeuvraient pour émanciper le « peuple », et s’ornaient de maximes inusables comme cette « liberté de blâmer » qu’on ne saurait démêler de l’éloge flatteur. Pour les éditorialistes, le journaliste assumait sans conteste une fonction de contre-pouvoir, voire de « chien de garde ». Ou encore d’éclaireur, et on rappellera combien de journaux (la Lanterne, la Flamme…) aux déclinaisons lumineuses ont alors vu – fort éphémères- le jour.
Ajoutons que, plus que toutes autres considérations, la défense de la liberté d’informer légitime aujourd’hui en Afrique le journalisme. Tant que la liberté y sera menacée, il y aura là une reconnaissance spontanée et implicite offerte au journaliste, évitant de trop s’appesantir sur les autres paramètres. Et de fait, l’engagement, réel ou supposé, de celui-ci aura absorbé une bonne partie des énergies, à commencer par celle dédiée à la production stricte d’information… sachant qu’on a là un débat sans fin. La norme du journalisme étant définie dans le mouvement même qui le constitue, on a pu observer des attitudes très contrastées en fonction des époques, des contextes : ici dominera la presse d’opinion, soucieuse aux heures cruciales de prendre sa part dans le processus politique et social ; là s’imposera, en situation plus apaisée, l’approche plus froidement informative dont on nous dit parfois qu’elle est une fonction primordiale. Primordiale, peut-être. Exclusive, jamais. Car l’éloge de l’information factuelle, pris à la lettre, peut aboutir à des absurdités : on réussira à ce prix à concocter un journal de petites annonces, ou un bulletin météo. Pas beaucoup plus.
On admettra toutefois qu’il existe, après quelques siècles de tâtonnements, une pratique du journalisme qui permet de définir un métier à peu près reconnu, et qui doit surtout à l’industrialisation progressive du secteur des médias de s’être « professionnalisé », ceci notamment par l’acquisition d’un certain nombre de techniques et de codes rendus nécessaires par la production de masse. En Afrique, où la production des médias peut être assez souvent encore de nature artisanale, la professionnalisation ne peut donc, selon ce point de vue, qu’être relative. On va y revenir.
L’objectivité du journaliste : du mythe au rachat de conscience
Autre notion-clé à envisager : on sait qu’au petit nombre des présupposés de la fonction, figure en bonne place l’objectivité du journaliste. Cette objectivité, disons-le tout de suite, fait partie des mythes inépuisables sur lesquels les journalistes les plus chevronnés n’ont plus tellement d’illusions. L’expérience les a conduit à envisager l’objectivité, sur l’Olympe de la profession, comme une de ces divinités pleines de fantaisie qui prennent apparence humaine pour mieux accomplir leurs desseins, forcément majestueux et pervers. Il faut convenir dès lors que l’objectivité est un… objectif. D’ailleurs utile, si elle consiste en une attitude de retenue face aux faits, et en la mise en œuvre de quelques protocoles convenus pour en rendre compte et produire de l’information.
On aura alors des règles usuelles (l’identification de la source d’information, le recoupement), à peu près adaptables en toutes circonstances, et surtout une forme dynamique de composition du message qui laisse au lecteur ou à l’auditeur une marge assez large d’appréciation, à partir des informations qui lui sont communiquées. Il semble bien qu’on ne puisse demander beaucoup plus à l’objectivité. Mais l’intérêt de l’industrie médiatique est d’entretenir un certain degré de croyance dans la pure factualité de sa production. Croyance probablement nécessaire à sa consommation tarifée par un public qui se veut libre et responsable. Voyez la démarche : je suis objectif, donc tu es libre. Il n’y a de bonne illusion que partagée.
Bref, l’objectivité dont on attend, bien que régulièrement source de polémique, qu’elle soit avant tout une mesure de régulation consensuelle, cette objectivité constitue un socle pour les médias et leur public. Il est alors usuel de faire observer que les médias des pays « jeunes » sont pauvrement objectifs, qu’ils manient plus aisément la déclamation et l’énonciation programmatique que la saine et neutre présentation des faits ; que l’information y est de ce fait sacrifiée à la volonté d’édification et d’orientation du public. Lequel chercherait vainement dans les interstices des journaux ou radios de quoi enrichir sa vie, son travail et ses loisirs, ne serait-ce qu’en remplissant son agenda de petits faits utiles et signalés… Tout ceci est vrai, et rend compte d’une difficulté majeure pour une partie notable des médias d’Afrique : celle de la connexion entre ces médias et leur public.
On le dira autrement en parlant – au moins dans un certain nombre de pays du continent – de l’inexistence d’un marché pour les médias. Ceux-ci n’étant guère soumis à une loi de survie économique les faisant dépendre de l’adhésion du public, la notion de service et de rétribution de ce service est insuffisamment présente. Résultat : alors que tant de plumitifs (certes doués de bonne volonté) œuvrent de manière assez fantomatique dans les marges troubles de l’information, il apparaît difficile dans ces conditions, voire impossible, de dégager une pratique objective du journalisme, qui viserait selon la définition ci-dessus à produire de l’information dans une forme consensuelle et attrayante, en répondant à l’attente de citoyens consommateurs désireux tout autant de se renseigner, de s’éduquer, de se distraire, que d’adhérer à des professions de foi politiques (1).
L’information, une marchandise comme les autres ?
Conséquence secondaire, mais non accessoire, les médias comme les journalistes vont chercher leurs sources de revenus dans des circuits parallèles, le plus souvent politiques ou affairistes, où la règle du jeu impartit d’autres attitudes que celle du journaliste dispensateur d’informations et de services. Ce qu’on déplore comme la faible professionnalisation du journaliste africain vient avant tout de là : de l’absence de sa nécessité ! Que les médias d’Afrique entrent dans une logique de marché (avec lectorat, publicité et livre de comptes à jour), et leur adaptation à l’académisme du journalisme s’effectuera spontanément. Les journalistes se formeront – sur le tas ou dans des écoles -, d’autant mieux que les patrons de presse commenceront à leur réclamer de la compétence, et seront prêts rétribuer celle-ci.
Il sera temps, alors, de s’inquiéter des dérives contenues dans ce modèle économiquement idéal… On pourra alors rappeler quelles critiques virulentes, dans les pays du Nord, sont adressées à un secteur médiatique qui a si parfaitement intégré le paramètre économique qu’il en perd ses fondamentaux. L’information étant devenue une « marchandise comme les autres », la communication prend son relais : jusqu’au point où les institutions et groupes d’intérêt, s’insurgeait en 1999 le directeur du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, produisent de plus en plus d’information, qu’ils diffusent par eux-mêmes ou servent prédigérée aux journalistes, supposés apporter la caution d’une objectivité factice. Et l’on signalera dans le même registre que les écoles de journalisme se mettent de plus en plus à proposer des formations communes à la communication et au journalisme, ce qui est un signe peu rassurant de confusion des genres.
On peut vouloir conclure… On s’est beaucoup ingénié depuis les années 1990 en Afrique à tenter de réguler le journalisme à sa périphérie. Tout ce qui a été instauré avec l’objectif de « structurer » la profession était utile (législations, codes, instances de régulation, etc.), mais nécessairement précaire, dès lors que le milieu considéré échappait aux logiques usuelles de fonctionnement. On ne régule pas des médias qui se situent d’eux-mêmes « hors cadre », y compris hors du cadre légal, faute d’existence commerciale, faute de comptabilité et de rémunération des collaborateurs.
La pierre d’achoppement la plus significative à cet égard, on l’a souligné ailleurs, est la quasi impossibilité de parvenir à mettre sur pied des conventions collectives valides, associant patrons de presse et journalistes dans un réel consensus sur leurs moyens respectifs d’existence. Non qu’il n’y ait eu de nombreuses tentatives en la matière, et l’on assiste depuis quelques années à une relance des concertations et élaborations en la matière. Les projets existent, il se peut même qu’ils soient adoptés (2) : il faudra ensuite que les conventions soient appliquées, ce qui ne se décrète guère, et suppose une mobilisation syndicale… qui passe au préalable par l’existence de syndicats représentatifs.
Tout ceci renvoie finalement à la nécessaire constitution d’un corps de la presse, où les journalistes se considèreraient comme un groupe à peu près homogène, capable d’édicter ses règles et de diffuser de façon concertée en son sein les attitudes qui signalent ce qu’on entend par journalisme. Création aléatoire et mouvante, le journalisme n’en est pas moins une construction collective qui peut se fixer par l’usage et la reconnaissance. Reconnaissance qui bien sûr ne s’opère pas seulement au sein du groupe, mais engage aussi la société qui l’environne. Cette élaboration reste à faire, c’est à son horizon que l’on verra émerger un journalisme africain.

1. Le succès -qui est aussi économique – de la presse people ou des journaux à scandale semble indiquer qu’ici le marché existe, mais qu’il ne régule guère. Toutefois l’effet de marché est souvent dans ce cas illusoire, s’agissant de publications éphémères qui doivent leur prospérité à un phénomène avant tout transgressif : ou comment créer de l’économique dans les marges…
2. En Côte d’Ivoire, un Groupe de travail sur la convention collective des journalistes et professionnels de la communication a été mis en place le 17 juillet 2007. Au Burkina Faso, le Conseil supérieur de la Communication (CSC) a pris l’initiative de relancer la mise en œuvre d’une convention collective, en chantier depuis plus d’une décennie. D’autres initiatives, telle l’adoption de conventions-cadres, ont vu le jour aux niveaux sous-régionaux, avec l’appui entre autres organismes de la Fédération internationale des journalistes (FIJ).
///Article N° : 7102

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