Cultures du surréalisme : les représentations de l’Autre

De Martine Antle

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Dans son nouveau livre, Martine Antle se penche sur le surréalisme en tant que « brassage et carrefours de cultures » (p.11). Cette perspective donne l’occasion à l’auteur d’étudier en détail des formes d’expression – la photographie, le théâtre – ainsi que l’œuvre de personnages fascinants restés en marge du Mouvement. L’auteur accorde également une grande importance aux influences »non françaises » qui ont indéniablement marqué et inspiré la production surréaliste. Ce travail s’inscrit dans la continuité des dernières recherches sur le surréalisme entreprises par Renée Riese Hubert, Katharine Conley et Georgiania Coville ; il poursuit aussi les récentes discussions qui ont eu lieu à Cerisy.
Le livre s’ouvre sur un chapitre intitulé « De la photographie surréaliste : discours, pratiques et décalages » qui démontre, comme son nom l’indique, un certain décalage ou un manque d’attention de la part du groupe fondateur envers ce médium. Toutefois, l’auteur ne se contente pas de souligner ce manque : elle s’engage au contraire dans une étude rigoureuse des quelques éléments de discours publiés sur la photographie, donnant ainsi à son propos un centre à partir duquel elle pourra définir la marge. Ainsi, si les théories du surréalisme traditionnel se portent sur la notion d’écart, par exemple entre le lisible et le visible, où le but est de déréaliser le sujet, le médium change totalement d’optique (technique et sémantique), lorsqu’il est utilisé par des femmes. Suit l’analyse passionnante entre autres de Lee Miller, Claude Cahun et Hannah Höch, trois photographes dont les travaux « ouvrent de nouvelles frontières à la photographie qui, désormais, participera aux sphères politiques et se portera garante des identités sexuelles ainsi que des identités raciales » (p. 39).
A ce point, Cultures du Surréalisme démontre comment une certaine marge de l’avant-garde ne se situait pas forcément « hors-monde » dans un milieu fermé et élitiste (critique souvent proférée à l’égard des avant-gardes), mais bien au cœur des préoccupations et de la sensibilité du zeitgeist de l’avant, et de l’après-guerre. Ainsi, lorsque Lee Miller se verra dans l’obligation de gagner son pain (problématique très peu avant-gardiste), elle se consacrera à la photographie de mode, injectant à celle-ci une empreinte surréaliste qui selon l’auteur, marquera tout le vingtième siècle. Auparavant, Miller mit son talent artistique en rapport avec les événements politiques en effectuant des reportages sur le front dans les années 40 à 45. Au lendemain de la guerre, poursuivant son témoignage politique, elle utilisera le style humoristique de la mascarade surréaliste dans une photographie qui la représente en train de prendre un bain dans… la baignoire de Hitler. Antle complète sa description avec des extraits du journal de Miller où l’on peut lire : « J’habitais dans l’appartement privé d’Hitler à Münich quand sa mort a été annoncée […] En quinze minutes, on aurait pu en vider les placards […] et cet appartement aurait été prêt pour tout locataire n’ayant pas de problème avec du linge ou de l’argenterie signés A.H. » (p. 61) Ce portrait de surréaliste « avec une cause », se lit comme un témoignage d’époque où l’originalité, la passion et la fantaisie remplissent une fonction où l’esthétique et le politique participent d’un même projet.
Le commentaire dédié à Claude Cahun et Hannah Höch révèle également deux œuvres aussi passionnées qu’engagées : le fait que toutes deux échappèrent à une condamnation à mort pour faits de résistance résume à lui seul le courage et la volonté d’affirmation de ces deux femmes, toutes deux ouvertement lesbiennes, autre point commun. Hannah Höch participa au mouvement Dada de Berlin (seule femme active au sein de ce groupe) où elle n’hésita pas à tourner en dérision le Nazisme et ceci, au moment même de sa montée en Allemagne. Outre son insolence directe à l’égard du pouvoir, elle effectua également des photomontages évoquant des sujets tabous de l’époque, tels l’amour lesbien ainsi que l’union charnelle entre un Noir et une Blanche « à une époque où les rapports inter-raciaux en Allemagne étaient considérés comme un viol » (71). Pionnière du photomontage, Hannah Höch l’utilisa pour dénoncer l’abus de pouvoir et le racisme en Allemagne, ainsi que pour célébrer l’amour lesbien, défi à composante internationale.
Quant à Claude Cahun, son œuvre et sa vie ne cessent de déranger et de soulever le questionnement. Comme l’expose Antle, si le portrait surréaliste traditionnel se situait du côté de la parodie, Cahun pousse « la mascarade » beaucoup plus loin. Elle construit à l’aide de masques, de tissus et autres matériaux, des portraits si factices, si « Autres » qu’ils ne peuvent que générer le type de question qui dévoile précisément la présence du « Même » chez celui ou celle qui la pose. C’est là certainement l’aspect le plus troublant de Cahun : à travers une artificialité et une performativité poussées, son œuvre provoque un jeu de miroirs qui révèle les schémas de normativités identitaires intériorisés, consciemment ou non, chez tout spectateur/trice occidental. De plus, comme chez Hannah Höch, la photographie est également un instrument de lutte anti-raciste. En 1919 déjà, Cahun s’auto-représente en accentuant délibérément un profil qui correspond aux stéréotypes racistes anti-juifs ; à nouveau, la démarche artistique de Cahun en dit plus long sur le spectateur que sur le spectacle. Comme le souligne l’auteur, la présence d’un biais raciste dans le regard sera tristement prouvée plus tard : « Ces autoportraits sont étrangement précurseurs des stigmates du portrait juif qui feront partie de la propagande antisémite pendant la deuxième guerre mondiale et l’holocauste » (p. 70).
Plus loin, Martine Antle s’intéresse au théâtre, autre genre relativement peu prisé du Mouvement. L’auteur soulève une contradiction entre cette distance par rapport au théâtre, et la présence récurrente d’un langage théâtral au cœur même des œuvres surréalistes ; elle offre ainsi une lecture convaincante de Nadja dans laquelle elle met en relief la notion de théâtralité dans le texte de Breton. L’analyse se porte ensuite sur l’influence qu’eut de Chirico sur le Mouvement : « Si de Chirico est demeuré le peintre surréaliste par excellence, c’est certainement à cause de la théâtralité qui se dégage de ses toiles ainsi que de la théâtralisation particulière des objets qui les hante. » (p. 101) L’étude de la théâtralité picturale de l’artiste est complétée par un commentaire du roman qu’écrivit de Chirico, intitulé Hebdoméros, le peintre et son génie. Selon l’auteur, ce texte peu remarqué lors de sa parution mérite l’attention de la critique. Dans ce texte difficile, l’écriture se rapproche tour à tour de la peinture, de la mise en scène et de la poésie, remettant ainsi en cause « l’hégémonie occidentale des genres. » (p. 102).
Le troisième chapitre de Cutures du Surréalisme nous fait découvrir les travaux de trois femmes – Unica Zürn, Leonora Carrington et Nelly Kaplan – qui par différents moyens et à différents moments, élaborent de nouvelles formes de subjectivité au sein du surréalisme.
Unica Zürn fut avec Artaud, la seule artiste surréaliste à offrir une perspective sur la folie vécue de l’intérieur, que ce fut de l’asile ou de la prison. Si comme le remarque l’auteur, la folie de Nadja visait à cerner un certain mythe féminin, la folie de Zürn quant à elle, se tourne résolument vers la création et la production d’une forme littéraire qui résiste de l’intérieur à l’internement asilaire. Les propos de Martine Antle au sujet du roman de Zürn L’Homme-Jasmin déclenchent la curiosité du lecteur/trice : la situation, ainsi que l’imagination et la créativité de Unica Zürn sont exposés de façon claire et tout à fait prenante. En choisissant avec bonheur un texte comme Le cornet acoustique de Leonora Carrington, l’auteur ouvre la voie à un commentaire qui portera sur l’aspect comique et subversif d’une surréaliste à l’égard des surréalistes. En effet, il peut paraître surprenant que la fétichisation à outrance de la femme, son « découpage », ainsi que le culte de la femme-enfant ait joui d’un tel engouement chez des hommes – et des femmes – qui se prétendaient « révolutionnaires ». Carrington met donc en scène une communauté de personnages qui à l’âge de 99 ans se lancent dans un style de vie où l’on pratique activement toutes sortes d’activités surréalistes. Le style enjoué du commentaire de M. Antle participe du plaisir de ce texte, par exemple lorsqu’elle commente le fameux cornet : « Un peu dure d’oreille, Marion a tout simplement recours à un cornet acoustique, un nouvel accessoire féminin, qui lui permet d’entendre ce qu’elle n’est pas supposée entendre et devenir finalement l’agent de sa propre destinée. » (p. 133). Dans cette version du surréalisme, les femmes ne sont plus des jouets : elles jouent et se jouent des conventions (fussent-elles artistiques), pour s’adonner à toutes sortes de plaisirs, qu’ils soient artistiques, sexuels ou imaginaires. Carrington subvertit ainsi deux cultes : celui de la femme surréaliste (belle, enfant) d’une part, et celui toujours actuel, de la jeunesse. Avec Nelly Kaplan, le ton reste provocateur, moqueur et intelligent, tant dans ses textes que dans ses films. Martine Antle s’intéresse particulièrement à deux films de Kaplan, « La fiancée du pirate » (1969) et « Plaisir d’amour » (1991). L’analyse du premier film se porte sur la réécriture féminine d’un topoi bien connu, celui de « la salope ». Antle établit plusieurs points de comparaison tout à fait pertinents entre « la salope » de Buñuel dans « Belle de jour« , (1966) et celle du film de Kaplan. L’analyse démontre ensuite comment « les salopes » présentes dans les deux films de Kaplan, non seulement déjouent les clichés misogynes mais de plus, s’emparent de ces mêmes clichés pour ridiculiser les bien-pensants (tes) de la majorité. Les personnages féminins de Kaplan démontrent combien la bigoterie et l’ignorance « fabriquent » non seulement des « salopes », mais également des étrangers (ères), des immigrés, ou tout autre bouc émissaires. Toutefois chez Kaplan, « la « salope » est non seulement la femme qui élargit les frontières du surréalisme, qui remet en cause les hégémonies culturelles, qui introduit le politique dans le sexuel, mais c’est aussi désormais la femme qui crée. » (p. 150)
Le livre se clos sur un chapitre qui explore les modalités de la découverte de l’Autre et des Autres dans le surréalisme. Tout comme dans le premier chapitre consacré à la photographie, l’auteur expose clairement les faits et les discours du groupe surréaliste liés à son sujet. Elle parcourt donc les relations que ces derniers ont développé avec d’autres cultures, spécialement le Mexique et Haïti, qui se trouvent à la base de nombreuses réflexions sur le mythe « primitif » (p. 162). Si l’analyse de Martine Antle souligne les aspects problématiques de la perception de l’Autre chez les surréalistes notoires et influents, elle offre à nouveau en contre exemple un personnage original et fascinant : il s’agit de Remedios Varo. En effet, celle-ci n’a pas fait que de traverser le Mexique dans le temps (de guerre), elle y est restée et s’y est intégrée. L’auteur présente une analyse passionnante de l’œuvre picturale de cette artiste dont la création et l’expression –empreintes d’onirisme et de merveilleux – reposent sur le voyage, l’exil et le décentrement culturel.
Cultures du surréalisme offre une relecture du Mouvement à travers des personnages originaux, créatifs et courageux qui redessinent les contours culturels du surréalisme en y ajoutant de nouveaux visages et de nouveaux tons qui se distinguent avec bonheur sur le plan artistique, sexuel et politique. Ainsi s’ouvre un nouveau volet du surréalisme, et désormais l’histoire de ce mouvement ne peut plus ignorer les femmes (et leurs pratiques) comme cela a été fait jusqu’à très récemment. De plus, la question de la diversité culturelle et de l’Autre telle qu’elle a été amorcée chez Artaud, se retrouve elle aussi au centre des débats.

Martine Antle, Cultures du surréalisme – les représentations de l’autre, éd. Acoria, 2001, collection « les mots en partage », 194 p, 15,24 euros.///Article N° : 2253

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