D’Africa Remix à Soweto : la modernité de Johannesburg

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Dernière étape de sa migration qui l’a fait passer par Londres, Paris, Düsseldorf et Tokyo, la massive et passionnante exposition d’art contemporain africain Africa Remix s’est installée à Johannesburg du 24 juin au 30 septembre 2007. Le lendemain matin de l’inauguration, un petit groupe de théâtre de rue faisait son premier filage dans un bâtiment de Kliptown, township historique de Soweto.

Le remix du pirate
Associée à la notion de remix, la photo en pirate de Samuel Fosso choisie pour l’affiche de l’exposition Africa Remix à Johannesburg ne saurait mieux exprimer la position de l’art contemporain africain. Il y a en effet du piratage dans l’air, mais au bon sens du terme, celui de se saisir des signes du monde, de s’en approprier la modernité pour en tirer sa propre expression. C’est la démarche de la jeunesse mondiale qui remixe volontiers pour s’exprimer tout ce qu’elle trouve et qui lui parle, apportant ainsi sa propre créativité, et le publie sur youtube, myspace ou ailleurs pour le partager avec tous. C’est aussi la démarche des plasticiens africains contemporains qui, au-delà du matiérisme qui avait marqué une époque, remixent des éléments de leur culture traditionnelle, de la réalité quotidienne, des stéréotypes et clichés auxquels ils sont confrontés ainsi que des scandales du monde pour en faire un mélange explosif de nouvelles formes et propositions. Ils dressent ainsi l’état des lieux de leurs sociétés, retravaillent leur place d’artistes et la place de l’Afrique dans le monde et ouvrent des espaces d’utopies.
Modernité sud-africaine
Achille Mbembe nous le dit régulièrement dans ses chroniques sur ce site : il se développe en Afrique du Sud une modernité postcoloniale qu’il qualifie d’afropolitaine. Il écrit ainsi dans Existe-t-il un modèle sud-africain ?: « Dans une sorte de danse mimétique, l’humanité planétaire semble donc s’être donné une fois de plus rendez-vous avec sa propre violence. Au même moment, en Afrique du Sud s’esquisse, cahin-caha, la possibilité d’un vivre-en-commun sous-tendu non plus par la loi du talion, mais par les exigences moralement plus ardues de la réparation et du pardon, sur la base d’une liberté toujours plus élargie à l’ensemble des domaines de la vie (y compris les plus intimes) et d’un futur ouvert à tous. »
Johannesburg est le centre de cette modernité. Ainsi écrit-il dans Afropolitanisme : « Dans cette métropole forgée au fer d’une histoire brutale est en train de se développer une figure inédite de la modernité africaine. Il s’agit d’une modernité qui n’a que très peu à voir avec ce que l’on connaissait jusqu’à présent. Elle se nourrit à la source de multiples héritages raciaux, d’une économie vibrante, d’une démocratie libérale, d’une culture de la consommation qui participe directement des flux de la globalisation. Ici est en train de se créer une éthique de la tolérance susceptible de réanimer la créativité esthétique et culturelle africaine de la même manière qu’Harlem ou la Nouvelle Orléans autrefois pour les Etats-Unis. »
Johannesburg était ainsi le lieu idéal pour accueillir la grosse exposition Africa Remix en terre africaine, qui a déjà tourné en Europe et au Japon. Seule la Johannesburg Art Gallery (JAG) avait les dimensions et l’infrastructure nécessaires pour héberger une telle machine. Mais ce fut aussi pourquoi elle faillit ne pas voir le jour : la JAG est un établissement public et en Afrique du Sud, on ne monte pas grand chose dans le monde de l’art sans les financements privés. Les grandes banques investissent beaucoup d’argent dans la culture mais le font plus volontiers dans leurs propres galeries qui portent leurs noms. Marketing oblige, elles rechignent à soutenir des lieux extérieurs où leur image serait moins mise en avant. Il a donc fallu que toutes les composantes de l’aide française mettent la main à la poche – Culturesfrance, ambassade, Institut français et Alliance française – pour que l’exposition puisse voir le jour, sans compter le soutien d’une pléiade d’autres organismes locaux et internationaux.
Ouverture-événement
C’est ainsi au centre d’un quartier « chaud » du centre-ville où les Blancs n’osent plus s’aventurer à pied, dans cette enclave surréaliste qu’offre la JAG, qu’est reprise l’exposition Africa Remix presqu’au complet, tous les artistes étant encore présents mais certaines œuvres en remplaçant d’autres. On n’y voit par exemple plus qu’en photo les maquettes de Bodys Izek Kingelez et le magnifique et imposant Sasa 2004 d’El Anatsui n’orne plus la salle principale, mais d’autres œuvres ont pris le relais, notamment celles des artistes sud-africains : Jane Alexander, Willie Bester, Wim Botha, Andries Botha, Tracey Derrick, Marlene Dumas, David Goldblatt, Jackson Hlungwani, William Kentridge, Moshekwa Langa, Zwelethu Mthethwa, Santu Mofokeng, Tracey Rose et Guy Tillim. Le catalogue, toujours aussi beau et entièrement refait en fonction des œuvres présentées, accueillant de nouveaux textes, vendu ici 250 rands (25 euros), s’est adapté et la partie en pages jaunes style annuaire qui le clôt a été actualisée (mais continue d’allègrement omettre l’existence des 70 numéros d’Africultures alors qu’elle recense généreusement les autres revues – pas cool !).
La JAG est structurée autour d’un patio central qui fut le cœur d’une ouverture-événement ce 24 juin. Entrée libre, 6000 invitations envoyées : une foule compacte, souvent jeune et souvent noire ou indienne, a investi la JAG, visitant l’exposition, prenant d’assaut le buffet et se concentrant malgré le froid de ce soir de début d’hiver autour de la scène du concert final, des artistes de tous bords se rencontrant et se congratulant, des officiels se mêlant au public sous l’œil des télévisions. TV5 et RFI avaient été délégués pour relayer l’événement au-delà du pays.
Des discours officiels, on retiendra l’introduction de Simon Njami, commissaire de l’exposition, qui insista sur l’importance d’une parole artistique africaine dans un monde où c’est l’Europe qui se pose comme modèle, et combien ce sont les artistes qui nous montrent le chemin à suivre. L’Ambassadeur de France, Denis Piéton, fut aussi bref que marquant pour affirmer la fierté de la France de pouvoir soutenir le fait d’amener l’art africain à l’Afrique, tandis que le « Premier » du Gauteng, Mbhazima Shilowa, mit en avant la nécessité pour l’Afrique de laisser les artistes s’exprimer librement dans leurs pays.
Nul doute que cette lourde et chère exposition prend son sens dans un pays qui se veut modèle pour le développement du continent, espérant bien y jouer un rôle prédominant. Profitant d’un lien très anglo-saxon entre le monde de l’art et le monde des affaires, qui n’hésite pas à acheter en grand nombre les œuvres des plasticiens, l’Afrique du Sud jette également les bases d’une politique culturelle qui reste à structurer mais dont on sent la volonté, notamment dans le cinéma.
Taxi pour Soweto
Nombre d’artistes se regroupent dans le quartier de Melville, un temps bon marché pour se loger et plus sûr que les quartiers du centre-ville, très animé le soir, où restaurants et boutiques s’alignent sur la pittoresque 7th Street. Mais si nombre de personnalités ont pu s’affirmer dans le monde artistique à la faveur du changement à l’œuvre dans le pays, l’éducation des masses noires et leur accès à l’expression artistique reste un défi. C’est dans l’énorme Soweto, à 16 km du centre-ville, qu’il nous a été donné de voir un travail théâtral de qualité réalisé avec les jeunes du township de Kliptown.
Un Molière à Soweto
Kliptown, quartier insalubre et défoncé de pauvres parmi les pauvres, est connu dans l’Histoire sud-africaine pour avoir été le lieu où s’est élaboré en secret la charte des libertés de l’ANC, base de la constitution sud-africaine. De ce township de baraques délabrées, je ne vous montrerai pas les photos que je n’ai pas prises – il y a des choses qui ne se font pas. Dans le bâtiment simple qui abrite Sky, par contre, les photos étaient bienvenues. Sky : Soweto Kliptown Youth, un projet soutenu par les Français à travers TV5 (dont les banderoles sont omniprésentes dans le quartier), l’Institut français d’Afrique du Sud (IFAS) et l’ACSE. Deux metteurs en scène brésiliens, Neusa Thomasi et Eric de Sardia, ont fondé il y a cinq ans la Mama Afrika Theater Company et montent avec les jeunes du township des spectacles de qualité écrits collectivement à partir de leur vie quotidienne : The Story of Aywa est une création collective de 22 jeunes traitant des abus sexuels, des problèmes d’eau etc., Plus / Minus : Memories of Battery fait référence aux batteries qu’on fait recharger, essentielles dans le quotidien d’un quartier où l’accès au réseau manque, tout en évoquant Mandela et ses compagnons cachés dans le township pour écrire la Charte des libertés. A Molière in Soweto s’inspire du Mariage forcé de Molière, dont le texte intégral est joué par des marionnettes, tandis que ce qui est issu de l’écriture collective évoque la relation avec les mères.
Gumboots
C’est le premier filage. Neusa interrompt parfois pour faire reprendre une scène, demande de la retravailler. Un jeune Mozambicain la traduit en zulu. Les jeunes sont doués. Une jeune fille chante admirablement. Tous dansent remarquablement. La mise en scène utilise habilement des ficelles pour évoquer espaces et connections. Le rap est de rigueur mais aussi le gumboots, cette danse des townships où l’on rythme en frappant sur les bottes Wellington que portaient les mineurs (la richesse du Gauteng est issue des mines d’or et de diamant). Après le spectacle, nous sortirons dans la rue pour voir les enfants du quartier en faire une impressionnante démonstration.
Le spectacle est sélectionné par le festival de Grahamstown, acheté par un festival australien. D’autres groupes de théâtre naissent sur ce modèle dans d’autres townships. Les jeunes travaillent pendant leurs vacances afin de ne pas interrompre l’école et sont rémunérés. On les aide à se procurer le certificat de naissance qui leur ouvre la carte d’identité et la possibilité d’ouvrir un compte bancaire, le projet ayant aussi pour but de les intégrer dans la société. Cet argent leur permet de payer les frais scolaires, d’aider la famille et d’avoir de l’argent de poche. Certains développent des talents particuliers, comme la mise en scène ou la vidéo.
Emouvante expérience. A Soweto ce matin-là, une modernité sud-africaine s’écrivait en lettres d’or.

Africa Remix, Johannesburg Art Gallery, King George Street, between Wolmarans and Noord Street, Joubert Park.
www.africaremixjoburg.com
contact : Amy Watson, [email protected]
Tél. +27 (0)11 725 3130///Article N° : 6645

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Les images de l'article
L'entrée de la Johannesburg Art Gallery © Olivier Barlet
dans l'exposition © Olivier Barlet
dans l'exposition © Olivier Barlet
Simon Njami © Olivier Barlet
L'ambassadeur de France en Afrique du Sud, Denis Piéton © Olivier Barlet
Le "Premier" du Gauteng, Mbhazima Shilowa © Olivier Barlet
La réalisatrice égyptienne Jihan El Tahri, rencontrée à l'exposition. © Olivier Barlet
La fête dans le patio de la JAG © Olivier Barlet
La fête dans le patio de la JAG © Olivier Barlet
la 7th Street à Melville © Olivier Barlet
Construction de nouvelles maisons à Soweto © Olivier Barlet
Soweto : le township d'Orlando © Olivier Barlet
Soweto : le stade d'Orlando en construction © Olivier Barlet
Durant toute une période, Nelson Mandela et Desmond Tutu vivaient dans la même rue dans le township d'Orlando West à Soweto : Vilakazi Street. © Olivier Barlet
La maison de Nelson Mandela à l'angle de Vilakazi Street et Ngakane Street, Orlando West, Soweto. © Olivier Barlet
De nouvelles habitations à Soweto © Olivier Barlet
Neusa Thomasi et des jeunes du Mama Afrika Theater Company © Olivier Barlet
Le Mariage forcé de Molière joué à l'aide de marionnettes © Olivier Barlet
Une scène de "A Molière in Soweto" © Olivier Barlet
Gumboots durant "Un Molière à Soweto" © Olivier Barlet
Les enfants du quartier font une démonstration de gumboots © Olivier Barlet





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