La biennale de l’art africain contemporain de Dakar, pour sa 6e édition, a accordé une place particulière aux arts numériques et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). La sélection de l’exposition internationale offrait en effet une proportion importante d’uvres faisant appel à un certain niveau de technicité, depuis l’usage de la vidéo jusqu’à la création numérique. La biennale s’est par ailleurs dotée d’un laboratoire des arts et technologies, Dakar_Lab, visant à mettre en relation informaticiens et artistes. La rencontre ne pouvant qu’être féconde pour les premiers qui manquent parfois d’objectifs, selon Sylviane Diop du conseil scientifique de la biennale (1), et les seconds qui manquent de formation. Il ne faut donc pas voir dans Dakar_Lab une sorte de gadget hight-tech ni dans l’orientation de Dak’Art 2004 un simple effet de mode. Sylviane Diop rappelle que, dès 1998, les organisateurs de la biennale ont senti l’impact grandissant des nouvelles technologies dans la création contemporaine africaine. Elle-même travaille depuis trois ans sur ce projet qui doit, à terme, devenir une structure pérenne. Ousseynou Wade, le secrétaire générale de la biennale, explique quant à lui qu’il ne s’agit que de répondre à une réelle tendance de l’art contemporain africain.
Toutefois, il semble évident que la proportion d’artistes travaillant avec ces techniques présents dans la sélection officielle est sans commune mesure avec la proportion réelle d’artistes ayant accès à ces technologies (et à la formation qu’elles requièrent) sur le continent. On peut donc être tenté de lire le parti pris de cette édition de Dak’Art comme une sorte de manifeste. Sous couvert de rendre compte d’une tendance, dont on ne saurait nier l’existence mais dont on peut discuter de l’importance quantitative ne s’agit-il pas en effet d’affirmer haut et fort que l’Afrique peut relever le défi posé par les nouvelles technologies de l’information ? En effet, la biennale, dont Ousseynou Wade souligne qu’elle » est une manifestation de l’État sénégalais et du Ministère de la Culture et du Patrimoine Historique Classé » (2) résonne comme un écho à une politique d’encouragement aux nouvelles technologies de l’information soutenue par le président sénégalais Abdoualye Wade. N’est-ce pas ce dernier qui proposa la création d’un fond de solidarité numérique (FSN) lors du sommet sur la société de l’information qui eu lieu en décembre 2003 à Genève ? N’est-ce pas encore lui qui déclarait en avril dernier lors de l’ouverture de la réunion des ministres africains chargés des NTIC, qu’il avait demandé au ministre de l’Éducation, Moustapha Sourang de « mettre un ordinateur dans la chambre de chaque étudiant » sénégalais ?
Naturellement, cette orientation de la biennale ne peut être réduite à une réponse à la politique gouvernementale en faveur des NTIC, elle pose également d’importantes questions d’ordre culturelles. Oussenou Wade, Yacouba Konaté, Sara Diamond, membre du comité de sélection international, ont chacun rappelé à leur manière que pèse encore comme un fardeau sur le continent l’idée que le seul art africain véritable est l’art traditionnel. La philosophe sénégalaise Aminata Diaw (3) constate également que, face aux vieilles représentations du monde, les NTIC posent à l’art africain le défi de nouveaux outils et de l’esthétique qu’ils impliquent. Il y eut donc des débats à Dakar. Certaines critiques portèrent sur l’aliénation culturelle qu’impliquerait l’usage d’outils incarnant la domination technologique occidentale ou sur les nombreuses coupures d’alimentation électrique qui entravent leur développement dans certains pays africains, ou encore sur la réception des uvres numériques par les publics africains.
Indépendamment de ces problèmes techniques, esthétiques ou identitaires, il faut bien voir que cette question des NTIC est posée sur une toile de fond où se conjuguent mondialisation et développement. Des expressions comme village global ou autoroutes de l’information laissent entendre que l’information circule massivement et instantanément, l’espace et le temps étant abolis par la magie de l’électronique. Partant, la démocratie partout et pour tous est à portée de connexion puisque ces technologies font de nous des témoins, voire des acteurs universels. Cette rhétorique laisse également entrevoir la possibilité pour l’Afrique d’un développement qui sautant l’étape industrielle conduirait directement le continent à une économie postindustrielle. Marshall McLuhan pensait déjà au début des années 60 que les technologies de l’information permettraient un développement rapide des pays les moins avancés. En fait, la rhétorique de promotion des NTIC, et particulièrement d’Internet, dans sa version euphorique, ressemble à ce qu’Armand Mattelart nomme les techno-utopies (4) présentées comme autant de promesses de bonheur démocratique et égalitaire pour l’humanité. Les révolutions technologiques étant appelées à réussir là où les révolutions politiques ont échoué. Mais l’histoire s’acharne contre les utopies. Si la mondialisation se pense en terme de flux, elle se comptabilise en terme de connexions et s’évalue à la densité des réseaux. Et, à ce titre, l’Afrique reste très marginale. Mike Jensen souligne dans son état des lieux de l’Internet Africain que » malgré les tendances encourageantes apparues ces dernières années, les différences entre les niveaux de développement de l’Afrique et le reste du monde sont encore plus grandes dans le domaine des TIC qu’elles ne le sont lorsqu’on utilise les mesures plus traditionnelles du développement (5). » La rhétorique techno-utopique fait écho à celle sur le développement laquelle, depuis un demi siècle, accompagne l’accroissement du fossé entre le Nord et le Sud, plutôt qu’elle ne contribue à le combler (6).
La volonté de l’Afrique de développer ses infrastructures et de produire ses propres contenus est indiscutablement légitime. Par ailleurs, on ne peut qu’approuver Aminata Diaw lorsqu’elle affirme que les effets intégrateurs de la mondialisation ne doivent pas occulter les effets inverses, qu’elle génère tout autant, et que ceux-ci doivent » être réellement pris en charge, moins à partir du rappel de la présence quantifiée de l’Afrique dans le commerce mondial, que de la conscience de la place qui doit être la sienne dans le phénomène de la mondialisation » (7). Quant aux artistes, ils exploitent naturellement à bon droit les nouvelles potentialités qu’offrent ces outils.
Cependant, la surreprésentation (8) des uvres numériques ou faisant appel à des technologies avancées lors de cette biennale n’entraîne-t-elle pas un résultat inverse de celui initialement recherché ? Plutôt que d’appréhender la place réelle de l’Afrique dans la mondialisation et notamment dans le monde global de l’art ne réduit-on pas les artistes à de simples porte-parole d’un discours optimiste de promotion des NTIC en Afrique ? On considère souvent Dak’Art comme la vitrine de l’art contemporain sur le continent. Mais, compte tenu de son statut d’objet culturel gouvernemental et de l’action soutenue, au plus haut niveau de l’État, en faveur des NTIC, comment réprimer le sentiment que cette vitrine peut être instrumentalisée pour servir d’autres fins que le simple compte rendu de l’actualité des arts plastiques de l’Afrique et des débats afférents ? En l’espèce, les artistes n’ont-ils pas été utilisés pour faire la preuve que l’Afrique est à la hauteur du défi que posent la mondialisation et les nouvelles technologies confondues dans un même phénomène. La question n’est pas de savoir si l’Afrique a le potentiel ou non pour relever ce défi, mais si la Biennale est l’espace le plus adapté pour en faire la démonstration. L’autre aspect du problème à été clairement énoncé par Yacouba Konaté lors des débats » Rencontres et échanges » de la biennale. Si Dak’Art doit, à l’avenir, favoriser une création fondée sur l’usage de techniques coûteuses, ne privilégiera-t-elle pas les artistes de la diaspora pour lesquels l’accès à ces outils est plus aisé que pour leurs homologues du continent ?
Ces réserves faites, il faut tout même saluer l’événement, souhaiter une longue vie à Dak’Art_Lab et espérer que cette édition de Dak’Art encouragera de nombreux artistes africains à aborder de nouvelles techniques et de nouvelles orientations esthétiques. Car considérer que réserver plus d’un tiers de la sélection officielle à des créations vidéos ou numériques parait un peu excessif, ou prématuré, n’empêche pas de souhaiter que les pratiques artistiques continuent d’évoluer vers de nouveaux territoires.
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