Danser l’Afrique rêvée

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Depuis que l’accès au Parti a été autorisé aux religieux de toutes obédiences (en octobre 1991), les Havanais se sont pris d’engouement pour ce qu’ils appellent la religión, et qui désigne l’ensemble formé par la pratique complémentaire et simultanée de la santería (et son corollaire, la divination par ifá), du palo, du spiritisme et du catholicisme « pragmatique ». Même si la religión se caractérise par son dynamisme intrinsèque et sa propention à l’invention, même si ses adeptes (la majorité des habitants de la capitale) sont de tous âges, sexes, couleurs de peau et niveau d’instruction, c’est aujourd’hui sa dimension « africaine » qui est mise en avant. L’Afrique, une Afrique plus rêvée que réelle, par ailleurs méprisée et cachée, est devenue une référence incontournable, source de prestige et garante d’une supposée « pureté traditionnelle » (1). Ce phénomène est notamment très visible en ce qui concerne la danse.

La danse constitue à Cuba un langage, un moyen de communication privilégié non seulement entre les êtres humains et les entités, mais par dessus tout entre les personnes elles-mêmes. Le type d’expression corporelle développé est aussi significatif, socialement, qu’un discours oral.
C’est dans la santería que danses et formules rythmiques sont les plus complexes : elles exigent, outre une maîtrise parfaite des polyrythmies jouées par les tambours batá, une isolation précise des mouvements des différentes parties du corps (tête, bras, torse, bassin, pieds). Néanmoins, seuls les spécialistes (et les orichas) exécutent des performances sans failles. La plupart des gens se contentent d’esquisser, derrière ces derniers, les pas de base, tout en gardant une énergie santera (le centre de gravité se situant au niveau du plexus solaire).
Les danses d’orichas ont un côté digne, majestueux, et sont très codifiées (à chaque oricha correspond un ensemble de rythmes, d’attitudes et de chorégraphies précises), alors qu’en palo (et souvent aussi dans les messes spirites) les danseurs se préoccupent avant tout de relâcher complètement toutes les tensions corporelles, d’exprimer leur propre personnalité et d’atteindre cette impression d’ivresse (les membres semblent finalement se mouvoir indépendamment de la volonté du danseur) si propice à la transe. Les morts et les puissances palo qui s’empareront des corps à cette occasion agiront de même : ils viennent avant tout pour partager ce moment de joie avec leurs enfants.
Si danse et musique ne sont pas nécessaires à Cuba pour qu’un individu soit possédé, elles sont en revanche absolument indispensables au bon déroulement des cérémonies publiques données en l’honneur d’une ou de plusieurs entités. Celles-ci ne sont pas figées, et quel que soit le répertoire musical, le type d’instrument et les pas de danse utilisés, c’est surtout dans les démarches, les intentions et les attitudes corporelles des différents participants que l’on retrouve une unité. Tous, du commanditaire de la fête au simple curieux, en passant par les musiciens et les médiums, agissent et induisent les successions d’événements (grâce à leur performance dansée, leurs éventuelles possessions, leurs gestes, chants, cris et commentaires, leurs improvisations et leurs inventions, et bien sûr leurs réactions). Les qualités chorégraphiques et vocales ne sont pas tant prises en compte que l’enthousiasme et la volonté bien manifeste d’aider à créer une ambiance propice à la venue des entités. « Bien danser » signifie donc avant toute chose se laisser aller à ses émotions et savoir les exprimer, sans qu’il soit nécessaire de se livrer à de spectaculaires acrobaties ou à des chorégraphies sans failles, en respectant strictement les mouvements prévus pour chaque type de rythme (d’ailleurs, il arrive souvent que les répertoires musicaux et chorégraphiques profanes – cha-cha-chá, son, boléro, conga, rumba… – soient utilisés dans le contexte religieux). Un ou deux pas de base simples peuvent donc être amplement suffisants pour exécuter de superbes performances.
De telles manifestations corporelles provoquaient autrefois une véritable répulsion chez les individus (quelle que soit la couleur de leur peau) se donnant à voir comme « civilisés ». Elles était désignées par les termes méprisants de « danses de nègres », « barbares », « grotesques » et « vulgaires ». Les roulements de hanches des danseurs, notamment, étaient vivement réprouvés. Dans les années cinquante, le son, le cha-cha-chá et le mambo n’étaient pas dansés de la même façon dans les casinos de la haute société et dans les quartiers populaires. Le déhanchement était, dans le premier cas, prohibé. Après la révolution toutefois, danses et musiques rituelles ont été mises en valeur pour leur côté artistique, entre autres grâce aux spectacles de l’Ensemble Folklorique National. Mais la façon de danser la salsa, dite casino, plus balancée certes, restait tout de même dans les limites du respectable : pas de roulements de hanches, pas de frémissement d’épaules, et surtout pas de contact serré entre l’homme et la femme.
Depuis une dizaine d’années cependant, parallèlement à l’engouement pour la religión, s’est produite une véritable libéralisation des corps. Les orchestres à succès puisent abondamment dans la thématique religieuse, aussi bien du point de vue des paroles des chansons que du point de vue des rythmes et des instruments utilisés. Savoir bien danser la rumba ou les danses d’oricha est devenu source de prestige : les jeunes gens sont aujourd’hui très friands de cours de « danses yorubas ». Enfin et surtout, il n’est plus question de danser la salsa de façon raide et uniforme. Chacun rivalise de virtuosité dans le despelote, improvisation où les roulements de hanches, la souplesse du bassin, les tremblements d’épaules et le contact entre les partenaires (au niveau du pelvis) sont à l’honneur. Beaucoup n’hésitent pas, tels des entités montées, à rouler des yeux ou à sortir la langue, et à inclure des pas et des attitudes d’orichas ou d’infumbe à leur performance.
Ainsi, ce qui auparavant était rejeté dans le champ de la honte (les danses qualifiées de « nègres », autrement dit incluant, dans l’imaginaire colonial, l’exacerbation de la sensualité ou la sauvagerie des transes) est devenu un besoin essentiel, une affirmation identitaire de premier ordre, une source de prestige, qu’il convient de mettre en parallèle avec la tendance à la réafricanisation décrite plus haut. Les luttes de pouvoir s’expriment aussi dans les corps, et les qualités chorégraphiques d’un possédé lui servent de langage comme de certificat d’efficacité, voire « d’authenticité ».

1 La santería est communément présentée comme la « tradition religieuse » la plus connue et la plus répandue alors que c’est surtout la modalité de culte qui est aujourd’hui la plus souvent avancée par les religieux, qui pratiquent par ailleurs (outre le culte des saints) le palo et le spiritisme, moins glorieux car qualifiés péjorativement par les chercheurs de « plus syncrétiques » et « moins africains ». Les Cubains, qui sont friands d’ouvrages religieux de toutes sortes, et qui sont confrontés aux nombreux touristes venus spécialement dans l’île pour s’ini-tier à la santeríaet à ifá, commencent, depuis quelques années à se soucier « d’authenticité » et « d’orthodoxie », alors que la religión ne comporte pour l’instant ni normes strictes, ni chefs spirituels, mais seulement des règles personnalisées. Certains babalaos (mais pas la majorité), impliqués dans cette mouvance, présentent ifá comme un culte à part et supérieur aux autres (ce qui est totalement nouveau et pose problème).
Il me semble qu’étudier à La Havane la santería, le palo, le spiritisme et le culte des saints comme des ensembles nettement séparés, comme des religions distinctes car issues de cultures différentes, ne permet pas de refléter la complexité et la richesse du phénomène de la religión. En outre, une telle démarche conduit, en s’empêchant de cerner le type de représentations idéologiques générées par la pratique complémentaire, la créativité et le dynamisme de ces cultes, à nier implicitement l’importance de leur rôle à l’échelle de toute une nation, et à les cantonner dans une marginalité commode (même s’ils sont glorifiés en tant que noyau de résistance de groupes ou de classes soigneusement distingués).
Rappelons, à ce sujet, les nombreuses initiatives du gouvernement cubain visant à raffermir les alliances avec les mouvements chrétiens (catholiques et protestants). Dans le contexte de crise économique, sociale et politique que traverse actuellement le pays, j’y vois personnellement une tentative du régime de récupérer le contrôle de sa population païenne, éthiquement impie, grâce à la diffusion d’idées religieuses « politiquement correctes », à défaut d’en obtenir un engagement purement politique.
Bibliographie de l’auteur :
(sous presse) 1999a : « Une religión vivante : continuité et complémentarité des pratiques cultuelles havanaises », L’Homme n° 151, juillet.
(à paraître) 1999b : « Des Noirs sorciers aux babalaos. Analyse du paradoxe du rapport à l’Afrique à La Havane. » Cahiers d’Etudes Africaines.
(à paraître) 1999c : « Période Spéciale, représentations de la santé et thérapeutiques à La Havane. » Sciences Sociales et Santé.
1998 : « Danser avec les entités, danser avec les autres. Le rapport danse-transe-musique dans la religión à La Havane », Percussions, 58, vol. IX-4, p. 17-26, juillet-août.
1997 : La religión à La Havane. Actualité des représentations et des pratiques cultuelles havanaise ». Thèse de doctorat, E.H.E.S.S., juin.
1992 : Chorégraphies rituelles dans les religions afro-cubaines. Mémoire de Maîtrise, Université de Paris-X, septembre.
Thèse soutenue sous la direction de Marc Augé, qui devrait être publiée cette année, dans une version plus courte, aux Editions des Archives Contemporaines.///Article N° : 769

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