La nécessité de dire et célébrer la traite pour réécrire l’Histoire des Noirs, une nouvelle histoire, marronnage du troisième millénaire pour se libérer de l’esclavage moderne.
Parler encore de la traite négrière et du marronnage !
Et pourtant aujourd’hui plus que jamais le sujet a besoin d’être abordé, traité, avec une nouvelle approche et un nouveau langage, car de tout ce qui a été dit, les victimes ne sont pas arrivées à retenir l’essentiel pour activer la mémoire vive et fabriquer leur histoire de la traite négrière, leur histoire de l’esclavage. Au contraire, Il semble que tout a été fait pour engloutir ce qui s’était passé sans l’exorciser. L’essentiel n’était pas d’être des victimes et de s’y complaire en plaintes vaines. L’essentiel était de se rendre compte qu’il s’agissait du sort, du destin, de la vie, d’une race, de son devenir et de sa place dans le puzzle de l’histoire de l’humanité.
En ce cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage, célébré avec tant de ferveur par ceux qui ont été à l’origine de cette traite de la chair humaine, tous ceux, Noirs, descendants de Noirs, d’origine noire, parentés à des Noirs, amis de Noirs, devraient profiter de l’occasion pour instaurer le devoir de mémoire et dénoncer tous les crimes commis, passés, présents et ainsi éviter ceux à venir et que nous sentons dans l’air du temps. De plus en plus de mouvements extrémistes de droite existent, sont autorisés, reconnus, légalisés, avec leur théorie de classement des races et leur appel incessant à la suppression pure et simple de la surface de la terre de certaines d’entre elles.
Contrairement à des peuples, des races, des communautés, qui avaient subi des exactions non moins terribles mais pas plus horribles aussi bien en quantité qu’en nature, les descendants de ces » Noirs Choses » n’ont pas réagi à l’occasion de la célébration de ce cent cinquantième anniversaire, comme il se devait. Réagir pour dénoncer la manière, réagir pour dénoncer la récupération. Réagir pour refuser la partition que les promoteurs de cette célébration veulent jouer seuls à l’orée du troisième millénaire, au détriment des victimes de cet odieux crime. Réagir pour dire que cette date n’était pas la bonne. Pour les auteurs du crime peut-être, mais pas pour les victimes. Dès le début de la traite, des hommes et des femmes s’étaient soulevés, avaient dénoncé cette horreur -, pendant que ceux-là mêmes qui célèbrent aujourd’hui l’anniversaire de leur abolition de l’esclavage avec leur héros avaient tout fait pour exiger son maintien. Bien que le commerce triangulaire en tant que tel fut réduit après des siècles, une nouvelle traite était pratiquée sur le Continent africain avec la colonisation et le travail forcé des mines du Congo, à la forêt de Mayombe, jusqu’au désert du Sahara.
Pourquoi avoir attendu tant de siècles pour abolir la traite et bien plus tard l’esclavage des Noirs ? Pourquoi seuls quelques privilégiés sont à l’honneur, dans cette abolition ? Pourquoi passer sous silence ou presque ce que les victimes elles mêmes avaient fait, tenté pour retrouver leur liberté, leur dignité, et au prix de quelles souffrances et de quel mépris ?
Comment une race entière avait pu être victime d’un tel crime ?
Imaginons l’arrivée du premier bateau qui avait accosté le Continent Noir. Les occupants de ce bateau avaient sûrement trouvé des peuples heureux, accueillants. Imaginons ces Noirs, certains effrayés par le bateau, s’étaient enfuis, les plus téméraires avaient pris lances et sagaies et attendaient, et les plus mystiques voyaient une manifestation du dieu de la mer. A la vue du premier Blanc, Ils n’étaient pas affolés, peut-être curieux. Le Blanc était un être humain qui avait des yeux comme eux, deux oreilles comme eux, une bouche comme eux. Il tenait sur deux jambes comme eux, avait deux mains et deux bras comme eux. Donc le bateau constituait plus de frayeur que le Blanc lui-même. Imaginons qu’après s’être dit que c’étaient des humains comme eux (ce que les autres ne pensaient peut-être pas et que certains de leurs descendants ne pensent toujours pas), ces Noirs les avaient accueillis, avec de l’eau, de la nourriture. C’est la théorie du Noir affectueux. Ces Noirs leur avaient ouvert la porte de leur maison, de leur vie, au premier contact, sans arrière pensée. C’est la théorie du noir naïf.
Ce fut ainsi que quand les premiers Blancs étaient arrivés, les Noirs déchargèrent leurs marchandises, avec tant de zèle, tant de force, sous la chaleur qu’eux supportaient difficilement, et en chantant avec bonheur. L’esprit malin germa de cette disponibilité, de cette ardeur, de cette endurance, de cette agilité dans le travail. Ces mêmes Blancs avaient tenté l’expérience de l’esclavage avec d’autres races, mais ces dernières ne résistaient pas à la dureté des conditions de travail et mouraient. Quand donc ces Blancs découvrirent cette race noire plus résistante, il n’a pas fallu beaucoup de temps pour qu’ils se disent que c’était la main d’uvre idéale qu’il fallait pour enrichir les uns et développer les autres.
Pour assouvir leur dessein diabolique avec l’aval de leur dieu, Ils avaient trouvé des naïfs et affectueux qui s’extasiaient devant un miroir, devant des perles en pacotille, et quand ils leur offrirent un verre d’alcool peut-être frelaté, ils se rendirent compte que ces peuplades là étaient faciles à manipuler. Et profitant des stupides guerres périodiques entre voisins, de l’animosité entre des royaumes, pratique courante sous d’autres cieux aussi, ils offrirent canons et poudre et voilà, ils pouvaient leur proposer un commerce : le commerce de leur race. Enivrés, ayant vendu leur âme au diable, certains d’entre eux se comportèrent d’une façon ignoble, de leur propre gré ou au prix de chantages, en poursuivant, traquant, livrant leurs propres frères et leurs propres soeurs. D’autres peuples à qui on a voulu comparer les Noirs, dans les préjudices inhumains subis, ne s’étaient pas comportés de la sorte. Au contraire la solidarité fut le noeud essentiel de leur survie, de leur combat, de leur résistance, de leur pouvoir, de la sympathie et du soutien dont ils bénéficient aujourd’hui. Chez ces peuples, la pression n’est toujours pas relâchée. De plus en plus de pays réclament une réparation morale et matérielle pour des traitements odieux mais pas plus que la traite des Noirs.
La traite négrière est l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité. Parce que programmée, planifiée, organisée. Pendant des siècles, le commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique décima presque un Continent entier, l’Afrique au Sud du Sahara, après que d’autres hommes à la peau claire, venus du nord du Sahara, aient auparavant mené des razzias de l’Est à l’Ouest du Continent Noir. Ces Noirs qu’on retrouve encore aujourd’hui aux confins de l’Asie en passant par le Gange.
L’Europe et l’Amérique, s’enrichirent, se construisirent avec la sueur, la chair et le sang d’une race, la race noire. Plus de trois siècles de traite d’hommes, affectueux, naïfs et noirs.
Que de résistances ces noirs n’avaient-ils pas engagées depuis les côtes du Continent Noir, sur le Continent même, depuis la porte du Sans Retour à la porte du Non Retour, jusque sur les terres de leurs maîtres. Ces maîtres qui leur ôtèrent leur nom, leur identité, leur liberté, leur dignité, leur humanité. Tous ceux qui avaient essayé de recouvrir la liberté en se tuant, ou en tuant, en fuyant, furent considérés comme des assassins. Qu’une recherche soit faite sur les épreuves que ces aspirants à la liberté avaient subies. Ce fut horrible et terrible. Des tortures, des éxécutions dépassant toute imagination. Le marronnage de cette époque fut l’une des plus grandes résistances qu’un homme ait engagée pour sa survie ne serait-ce qu’une seconde, dans la liberté et la dignité.
Chez ces millions de Noirs qui de Bahia à Haïti, du Canal du Mozambique à Ouidah, les séquelles de la traite des Noirs et de l’esclavage sont encore vivaces, même si un refoulement permanent en cache les contours indélébiles.
Et quand en plus de cela on entend aujourd’hui » sale race, sale nègre « , les gémissements remontent du ventre de la mère, comme ils montaient des cales des bateaux. Ceux-là qui se sont développés avec la traite d’une race, du pillage de leurs ressources, de leurs divinités, de leurs objets de culte, ceux-là peuvent aujourd’hui traiter les Noirs de sale race. Sale race qui fut bien utile. Sale race sans laquelle les Indiens seraient en paix sur leurs propres terres dans le nouveau monde, sale race sans laquelle les descendants des victimes ne seraient pas tentés par les lumières de leurs avenues.
Il faut dire et expliquer aux nouvelles générations que si les Occidentaux sont bien aujourd’hui c’était en partie grâce à la traite des Noirs, si certains se targuent d’être la première puissance du monde c’était en partie grâce à la traite des Noirs, que si l’Afrique est aujourd’hui pauvre c’est en partie à cause de la traite des Noirs et de la colonisation. Il faut faire des films, organiser des expositions sur l’horreur de la traite des Noirs et sur la cruauté de l’esclavage. Il faut se mobiliser pour mener une sensibilisation planétaire sur les conséquences de ces crimes. Il faut que le troisième millénaire soit le millénaire de la réhabilitation des Noirs. Pour que les générations actuelles et futures corrigent l’histoire au lieu de la maquiller. Pour qu’elles refusent de porter la culpabilité du Noir, maudit et de se damner à l’avance. Pour qu’elles ne continuent pas à croire à l’image du bon Blanc développé et du mauvais Noir pauvre. Ce sera difficile mais il le faut. Ce crime contre l’humanité mérite un mémorial solide placé sur tous les continents. Pour le devoir de mémoire de l’humanité entière. Et pour que plus jamais cet abominable crime ne soit perpétré.
Aujourd’hui plus que jamais, à l’occasion de la célébration du cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage par ceux-là mêmes qui l’avaient instauré et institué pendant des siècles, il est du devoir de tous les Noirs de la terre de se souvenir. Le devoir de mémoire n’est plus de fustiger à travers leurs médias, devant leurs forums, devant eux, cette traite qui fut la tragédie de l’homme noir.
Le devoir, de mémoire est de se ressaisir à l’orée du troisième millénaire, de célébrer dans chaque village, chaque, école, chaque famille, au marché, tous les jours, cette traite des Noirs, avec toute la symbolique nécessaire. Il est inutile de chercher des excuses, de dégager des responsabilités, d’incriminer les Africains eux-mêmes dans cette tragédie et ses conséquences. Les seuls responsables sont ceux-là qui poursuivirent leur forfait et traversèrent la traite des Noirs et l’esclavage par la colonisation, la » mission civilisatrice « . Après avoir vidé le continent de ses hommes et de ses femmes vigoureux, valides, et comme il ne restait plus que les impotents, ils vinrent piller leur patrimoine culturel, leurs richesses, et continuèrent à construire et développer leur monde, sans remords et sans reconnaissance aujourd’hui. C’est pour cela que le marronnage du troisième millénaire doit s’organiser.
Refusons l’Occident avec ses accords bilatéraux, son amitié proposée à tort et à travers en donnant d’une main et en reprenant de l’autre. Nous devons nous libérer du joug de l’esclavage moderne avec ces milliards de dettes, ces ajustements structurels inhumains et meurtriers, sa coopération à sens unique, son exploitation sans vergogne de nos ressources.
Refusons d’être des esclaves d’un genre nouveau. Libérons-nous, pour une fois, serait-ce dans le renoncement aux miroirs et aux perles des temps modernes. Portons notre or, retrouvons nos dieux abandonnés, incrustons leurs faces de nos diamants. Buvons l’eau pure de nos sources à la source. Mettons-nous sous l’arbre à palabre pour exorciser la tragédie de la traite de notre race, de l’esclavage passé et présent. Reconstruisons notre continent avec nos propres valeurs.
Réparation. Parlons-en.
Ceux qui ont été à l’origine de cet abominable crime contre l’humanité ne veulent rien réparer. Depuis combien de temps des Africains, des hommes et femmes de bonne volonté, n’ont pas mené des campagnes de sensibilisation pour exiger une réparation ? En vain. Chez les responsables de cet holocauste, il manque une réelle volonté quand il s’agit de Noirs. Dans leur subconscient collectif, le Noir n’est pas considéré comme un être humain à part entière. Donc, les concernés doivent faire aujourd’hui de cette réparation morale et matérielle une exigence.
Qu’on commence par laisser en paix tous les descendants des victimes qui vivent chez eux, qu’ils leur donnent des papiers, des opportunités, des droits comme les autres.
Que les tracasseries humiliantes pour l’obtention de visas cessent. Qu’il y ait une libre circulation des biens et des personnes dans le respect et la dignité.
Qu’ils annulent toute la dette de l’Afrique, sans conditions, quelqu’en soit l’origine.
Qu’ils n’exprérimentent plus leurs armes sur le Continent, au lieu d’expérimenter les nouvelles technologies adaptées, les nouvelles découvertes génétiques pour améliorer l’agriculture, l’élevage.
Qu’ils appliquent les mêmes mesures de sauvegarde de leur environnement, de leurs ressources, sur le Continent Africain.
Qu’ils n’utilisent plus le Continent Noir pour leurs intérêts géostratégiques ou économiques.
Que le respect mutuel soit instauré, institué.
Qu’ils nous considèrent comme des partenaires à part entière.
Qu’ils ne marginalisent plus le Continent Noir.
Qu’ils cessent de nous diviser, au moment des grands regroupements.
Que des dispositions soient prises pour qu’ils cessent de déverser sur notre Continent leurs déchets toxiques, leurs produits frelatés, leurs médicaments avariés, leurs vaccins périmés.
Qu’ils nous rendent nos dieux qui s’ennuient dans leurs musées et leurs galeries.
Faisons comme les autres, plus que les autres, exigeons que le pardon soit prononcé par ceux qui ont commis ce grand crime contre l’humanité. Nous n’avons pas besoin de regrets. Nous n’acceptons pas que les responsables de ce crime ne soient que chagrinés. Ils le sont pour bien moins ailleurs. Nous voulons que la traite négrière soit considérée comme un holocauste, un crime contre l’humanité. Que les responsables de ce crime soient dénoncés, jugés, condamnés. Nous devons exigeons une demande de pardon, officielle, s’il le faut, à genoux. Retrouver notre dignité est à ce prix. La tâche sera difficile, car beaucoup ne voudront pas perdre les privilèges acquis ou à acquérir. Beaucoup ne pourront pas renoncer à l’assimilation, à la récupération, avec ses miroirs et ses vertiges garantis. Le drame, c’est que nous ne sommes pas conscients de ce qui nous unit, ce quelque chose qui nous appartient, comme les Juifs, les Tziganes et d’autres peuples. Nous avons été divisés par des valeurs et des idéaux importés. Nous devons nous ressaisir, nous unir, être solidaires, nous reconnaître par le reflet de notre peau, serait-ce par une goutte de sang. Ce reflet de notre peau est notre force, notre Alliance. Nous devons nous retrouver tous autour de cette force en l’utilisant avec raison et intelligence, pour nous libérer à jamais. Pour cela, il faudra écrire une autre histoire des Noirs, une nouvelle histoire des Noirs, l’Histoire des Noirs. Serait-ce avec notre propre sève, celle de nos bouches, de nos yeux, de nos forêts, de nos déserts, de nos savanes, de nos monts, de nos fleuves, de nos lacs. Fut-elle noire, la somme de toutes les couleurs de l’Afrique, du Nord au Sud et de la Diaspora. Comme Africain, Black, Afro-Américain, Afro-Caribéen, Afro-Européen, Afro-Asiatique, Arabo-Africain. Mais cette nouvelle histoire des Noirs, il faut la commencer tout de suite, sans tarder, avec la volonté, la détermination, d’hommes et de femmes courageux, pour construire un monde harmonieux, libre et juste.
Ken Bugul, née en 1948 à Louga (Sénégal), a publié deux romans : Le Baobab fou (NEA, 1982), une poignante autobiographie ayant connu un grand succès, et Cendres et braises (L’Harmattan 1994). Non encore publié : Le Petit chemin de sable. Elle administre à Porto Novo (Bénin) Collection d’Afrique, centre de promotion des oeuvres culturelles, objets d’art et d’artisanat.///Article N° : 482