De l’ambivalence du Noir

Entretien d'Olivier Barlet avec Abdelwahab Meddeb

Paris, janvier 1998
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Ecrivain tunisien, directeur de la revue Dédale, Abdelwahab Meddeb enseigne à l’université Paris X. Dernier livre paru : Blanches traverses du passé, éd. Fata Morgana, 1997. Il aborde ici les marques de l’Afrique noire en Afrique blanche et en appelle à la levée du refoulé de l’africanité.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la question noire dans le Maghreb ?
A la fin des années 60 à Tunis, Georges Lapassade, en sociologue, anthropologue et agitateur qu’il est, toujours à chercher dans une société ce qui ne va pas, a posé la question noire à travers un rite de transe et de musique thérapeutique probablement venu d’Afrique noire et intégré au soufisme populaire et rejeté par les autorités. Les nationalistes tunisiens, profondément formés à l’esprit de la III° République française, juristes, laïcs, voulaient en effet créer un Etat moderne dans un pays fortement islamisé : il s’agissait de démanteler les scènes de l’archaïsme, de l’enseignement théologique savant aux cultures populaires, et notamment le culte des saints. Je garde le souvenir de mon enfance de ces bousa’diyas, cette secte de Noirs musiciens, sorte de baladins proférant une langue étrangère africano-arabe, habillés de peaux de bêtes et de cauris, les yeux rouges, pèlerins-mendiants se rendant dans les quartiers pour demander quelque forme de charité en échange de leur bénédiction. Nous étions fascinés, à la fois attirés et effrayés. On retrouve l’équivalent chez les Gnawa (Guinéens) au Maroc, autre exemple de cette présence noire en Afrique blanche. Certains villages regroupent les Noirs qui y vivent cantonnés par rapport au reste de la société. Il y a une sorte de rémanence, une trace de l’époque esclavagiste.
L’exposition Soudan de l’Institut du monde arabe montrait à quel point l’étranger était considéré comme le mal dans l’ancienne Egypte : un embout de canne était ainsi une tête de Nubien systématiquement enfoncée dans le sol à chaque pas…
Effectivement. La musique nubienne garde d’ailleurs la trace de ce rapport vertical de l’Afrique. La dimension africaine noire de l’Afrique blanche circule selon une inscription et un dosage très différent selon les pays. Le moins continental serait la Tunisie, bien que l’appellation Africa en soit issue et qu’un élément noir y soit toujours présent, ne serait-ce que par la nounou venant de villages noirs du sud tunisien. Le Maroc est profondément marqué par le métissage et la présence noire. Marrakech est berbéro-arabo-nègre, sans doute à la suite de la tradition esclavagiste encore inscrite dans notre siècle. Le rapport au noir est une sorte de bénédiction : le mal converti en bien. Les appellations données au Noir en témoignent : Mabrouk comporte baraka, bénédiction, Masrour, celui qui apporte la joie. Pour chasser le mauvais œil, une maison devait avoir son Noir… Cela va jusque dans les Mille et une nuit : Massaoud qui est touché par le bonheur et qui l’apporte aux autres, son nom signifiant félicité. En Egypte, un des pharaons tardifs, Akhenaton, a un faciès de type négroïde. Au temple Abou Simbel, qui est censé célébrer la perfection du pouvoir de Ramsès, l’iconographie est très parlante : dès l’entrée est représenté l’asservissement des étrangers, et cela de double façon, d’une part verticale (les gens du Sud et de l’Afrique) et d’autre part blanche et hittite (l’Est et le Nord) – et donc pas l’Africain noir en particulier.
Le Noir représente ainsi un paganisme du sacré par rapport à la religion officielle avec lequel on aura un rapport de fascination et de rejet : on l’asservira pour essayer de maîtriser cette force noire.
Je crois que la structure est la même mais que les degrés sont différents : on retrouve les mêmes éléments en plus  » soft « . L’aspect mythique est important : le premier muezin de l’islam est un Noir, Bilal, esclave acheté et affranchi par le Prophète et qui sera un des premiers musulmans. Il renforce avec Salman le Perse et le Juif Ka’b la dimension de l’universalité de l’islam dans un monde médinois presque exclusivement arabe. Autre élément : une gigantesque révolte a ébranlé au IXe siècle l’empire abbasside, celle des Zenj (en arabe, les Nègres), esclaves qui travaillaient dans des conditions très dures sur les plantations autour des marais, au sud de l’Irak, pas loin de Basra. Enfin, la représentation du Noir dans le monde arabe est marquée par la sexualité : dans les Mille et une nuit, Shahiar, dans le conte-cadre, est traumatisé par l’adultère de sa femme avec un Massaoud justement, l’esclave noir. C’est l’ambivalence du Noir qui fait de lui un eunuque dans le harem : on cherche sa présence (il est porte-bonheur) et on craint sa sexualité ; on le châtre alors et on en fait le compagnon et le gardien des femmes.
Retrouve-t-on la même culpabilité qu’en Occident sur la question de l’esclavage ?
Certainement pas : cette notion de culpabilité ne fonctionne pas aussi fortement qu’en Occident. Le problème est ailleurs : dans le fait qu’on n’en parle pas, qu’on n’ouvre pas les grands chantiers de la conscience. Actuellement, le grand enjeu pour le Maghreb est la question de l’islam et cette spectaculaire régression qui simplifie une tradition, la rend squelettique et l’instrumentalise en tant qu’idéologie de combat.
Vous défendez une conception plus douce de l’esclavage dans le monde islamique.
Outre le lien de maître à esclave, un autre lien était possible : l’appartenance à une communauté religieuse et l’égalité devant Dieu, qui fut un des grands débats de l’islam dès ses débuts, lors de l’éclosion de la première secte, celle des Kharijites (dont les restes anthropologiques ont survécu au Mzab, à Djerba, à Zanzibar et à Oman) qui avait refusé d’accepter les termes de la dispute à propos de la question de la légitimité de l’imam : doit-il appartenir à la descendance du prophète ou non ? Les Kharijites élargirent le champ de la légitimité pour affirmer que l’imam (le chef) devait être le plus méritant,  » fut-il esclave noir  » – expression qui est devenue proverbiale. Cette question de l’égalité devant Dieu a été très fertile pour l’islam, lequel a été inventé par un Arabe, dans la langue arabe, mais sans les apports des non-Arabes convertis, il n’y aurait pas eu de grande civilisation islamique.
Voudriez-vous citer un auteur arabe noir ?
J’ai eu l’occasion de traduire ce roman merveilleux, Saison de la migration vers le Nord, de Tayeb Salih, Soudanais noir de peau, qui vient d’être réédité dans la collection Babel d’Actes Sud. Bandarchah est aussi du même auteur, roman extraordinaire situé dans l’espace arabo-noir nilotique du Soudan où entrent en jeu de très grands mythes : l’arrivée de l’étranger fécondateur qui est perçu comme don du fleuve et qui disparaît avec la crue, le thème de la gémellité, la question du masculin-féminin, en des moments si beaux et denses qu’on n’arrive plus à différencier le narrateur de son sujet, un brouillage d’identité qui fait penser aux Nègres de Genet. Ce roman a la même visée et le même horizon que Cent ans de solitude mais sans les mêmes concessions vers la facilité et les conventions du récit.
Comment Tayeb Salih traite-t-il le rapport entre les deux Afriques ?
Il entre dans Saison de la migration vers le nord, dans une problématique métaphysique, éthique et littéraire sur le rapport nord-sud telle qu’elle a pu naître notamment chez les Allemands dans leur fascination pour le Sud : on attrape la maladie au Nord et on va au Sud pour la guérir au risque que le lieu de la convalescence ne se transforme en un tombeau. Les exemples sont nombreux : Nietzsche dans son rapport à l’Italie et à la Provence, Thomas Mann dans La Mort à Venise, problématique que l’on retrouve dans le Docteur Faustus ; Gide dans Les Nourritures terrestres et dans L’Immoraliste élargit la thématique du Sud vers le Maghreb et l’espace saharien, nouveau Sud au sud de l’Italie ; Conrad dans Au Cœur des ténèbres explore cette confrontation terrible avec l’Afrique profonde et sauvage débouchant sur cette révélation non moins terrible : les civilisés qui se croient autres partagent l’horreur africaine, autrement dit l’horreur est humaine. Saison de la migration vers le nord s’inscrit dans le mouvement de l’inversion : les gens du Sud vont vers le Nord, reviennent vers le Sud, inversent la problématique et la raniment à partir d’un centre, d’un topos, qui est celui de la visite du Nord par l’homme du Sud. Camus a participé à cette inversion, anti-gidien par excellence, parlant du Sud qui se révolte contre lui-même et va vers le Nord pour aller vers l’esprit, découvre ses limites, revient au Sud pour y trouver l’apaisement dans le moindre mal, mais pas dans la mythification.
Retrouve-t-on cet intérêt pour le Sud au Maghreb ?
La dimension continentale est très refoulée au Maghreb : il serait fondamental de la retrouver pour y puiser l’énergie qu’elle implique, cette immédiateté plastique de l’être africain qui est justement problématique dans l’être maghrébin. Le Maghreb n’a pas connu de sculpture dans tous les sens du terme et pour cause : la sculpture elle-même mais aussi la danse et l’expression du corps. Les expressions culturelles actuelles qui me paraissent les plus aigües sont celles qui essayent de saisir cette africanité déposée dans les plis mémoriels du Maghreb.
Les raisons du refoulé ? L’Histoire, l’esclavage ?
Oui, il y a tout cela, et en fait, ce quelque chose de tout simple et bête qui démontre l’imbécillité de l’homme : le fait de toujours regarder vers ce qui est censé avoir les prérogatives de l’hégémonie. En dehors de quelques fous, et on n’est pas assez fou au Maghreb !
On s’intéresse toujours davantage à son maître ?
Me semble-t-il.

///Article N° : 568

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