Décolonial : penser depuis un concept controversé

A propos de l'essai "Décolonial" de Stéphane Dufoix

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Le bref opuscule titré Décolonial, publié chez l’éditeur indépendant Anamosa donne au sociologue parisien Stephane Dufoix l’occasion de faire le point sur ce concept, conspué ou en usage, en France chez les chercheurs, les médias et les personnalités politiques depuis quelques années. Un texte nécessaire et stimulant.

Stephane Dufois situe le parti-pris de ce texte en se déclarant « sociologue blanc, mâle et de plus de 50 ans », ce qui ne l’a pas empêché, écrit-il, de remettre en cause « la vision largement occidentalo-centrée » de sa propre recherche comme de ses enseignements depuis quelques années. Dès lors, il s’est intéressé aux écrits de chercheurs des Suds tels Abdelkébir Khatibi ou Maria Lugones. Il a prêté attention à d’autres paroles, d’autres pensées afin de déconstruire l’hégémonie de la pensée occidentale. Ce geste d’intégrer des voix invisibilisées jusqu’alors, est précisément décolonial.

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Ce faisant, le sociologue rappelle l’histoire de cette notion née sous la plume de chercheurs latino-américains dans les années 90 se côtoyant dans des Universités nord-américaines. Ceux-ci entendaient décoloniser les savoirs par la « désobéissance épistémique » (Mignolo, 2015 pour la traduction française) c’est-à-dire le refus de systématiquement recourir à des concepts occidentaux pour étudier les réalités des Suds en sciences humaines ou sociales, la nécessité d’introduire dans ces sciences une autre vision du monde, de se déprendre de l’approche occidentalo-centrée qui prime sur les savoirs. La démarche induit, par exemple, de considérer 1492 non seulement comme « la découverte de l’Amérique » pour les Européens, mais aussi comme le point de départ de leur « occultation de l’Autre », ce qui n’engage pas la même lecture de l’Histoire. Ce faisant, à rebours de l’universalisme, les chercheurs décoloniaux, comme l’écrit Dufoix, prônent le pluriversalisme « ouvert au dialogue interculturel ».

Ce que racontent les polémiques françaises

L’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas à l’approche diachronique de la notion. Il est aussi question de considérer de quelle manière elle s’est diffusée dans l’université, l’espace politique et médiatique français. Ses détracteurs amalgament des concepts issus de la recherche « genre, intersectionnalité, race, décolonial » et un vocabulaire médiatico-politique « décolonialisme, wokisme, indigénisme, islamo-gauchisme »qui, pris ensemble permet de disqualifier le mouvement au nom de « l’exception républicaine française, l’universalisme des valeurs républicaines et l’indivisibilité du peuple français ». Cette contestation trouve son acmé dans le colloque de janvier 2022 en Sorbonne, « Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture ». Le rendez-vous, organisé par des universitaires, inauguré par le Ministre de l’Education d’alors, Jean-Michel Blanquer, entendait remettre la recherche française sur le droit chemin. Pour Stephane Dufoix, ce type de controverse « repose sur une confusion fondamentale entre ce qui relèverait d’une action concertée – ce qui rapproche le discours anti-décolonial d’une théorie du complot – et ce qui résulte d’une transformation importante des objets des sciences humaines depuis une trentaine d’années ». La polémique se fonde donc essentiellement sur des bases idéologiques tandis que la France, et les universitaires français particulièrement, ne peuvent rester en retrait de la dynamique décoloniale mondiale, de « l’horizon à construire » neuf et polyphonique.

La nécessité de la traduction

L’ouvrage souligne également l’urgence à traduire et éditer les textes d’auteurs des Suds de sorte à ce qu’ils soient disponibles pour les universitaires et étudiants. Ainsi, cela permettra de susciter des débats scientifiques féconds, prompts à faire évoluer les pratiques des uns et des autres.

Avec cette publication, l’éditeur Anamosa confirme donc l’objectif qu’il s’est fixé avec la collection « Le mot est faible » à savoir « s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire »[1] et rejoint, pour n’en citer que quelques-uns, en édition papier ou numérique, les opus Langue, Emancipation, Race ou encore Démocratie publiés ces dernières années.

Emmanuelle Eymard Traoré

[1] En ligne sur https://anamosa.fr/le-mot-est-faible/

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