La décision du maire est tombée, sèche, en trois articles chocs, comme trois coups de machette.
Article Premier : au nom de » l’opération ville propre « , tous les enfants de rue, alias » shégués » ; toutes les filles de joie, alias » londoniennes » ; toutes les cambistes au noir, alias » bongolatrices » ; tous les combinards, alias » coopérateurs « , absolument tous sont évacués du centre-ville.
Article Deuxième : sont également concernés, tous les estropiés, tous les mendiants et autres pisseurs de trottoir.
Article Troisième : un espace est réservé à toute cette population » trottante » sur la plage au bord du fleuve Congo ainsi que sur la petite île jusque-là déserte qui lui fait face.
La décision paraît sans appel. D’autant que le maire lui-même semble avoir été l’objet des pressions serrées de la part de la haute hiérarchie. Tout a commencé le jour où, sur le boulevard du 30 juin, les » Champs-Elysées » de Kinshasa, des » shégués « , des » Londoniennes « , des » bongolatrices » et des » coopérateurs » ont bloqué un cortège officiel en pleine course pour protester contre les tracasseries policières, et singulièrement les mesures brutales du maire. Des Londoniennes se seraient même montrées nues devant les yeux ébahis des officiels en cortège. Quand on pense que ce cortège convoyait une délégation de haut rang de l’ONU, diligentée en médiatrice et en « facilitatrice » du fameux dialogue inter-congolais pour la paix, on mesure le courroux de la » haute hiérarchie » et du maire…
Donc, depuis une semaine, des hordes de sans-culottes, de sans-le-sou, de sans-grade, de sans-papiers, de sans-domicile-fixe, tous la mine patibulaire, rampent à la queue leu leu le long de la berge du fleuve pour repérer quelque coin où squatter et où » coopérer « . Coopérer, pour eux, c’est non seulement trouver une nouvelle raison de survivre, trouver par exemple quelque menue monnaie à blanchir, mais aussi étendre la main sur l’autre rive, du côté des Francs CFA et de Brazzaville. Coopérer, c’est appeler au secours les mamiwatas noctambules pour des talismans providentiels, et c’est sacrifier, au besoin, son demi-souffle sous la bénédiction des fameux féticheurs téké. Coopérer enfin, c’est vivre sur le fil du rasoir, à demi-souffle.
Tout n’a pourtant pas été facile : la police a dû charger à plusieurs reprises pour évacuer toute cette population trottante. Avec les bévues et les bavures prévisibles, dont la mort d’un shégué. Le maire en personne a dû se déplacer le jour du drame afin de négocier pied à pied avec les shégués.
Le maire : » Je vous ai compris : vous préférez le macadam du trottoir au sable sur le flanc du fleuve. Mais ici, sur ce trottoir, vous êtes comme en prison. Là-bas, vous êtes libres. Liberté eleki nyonso ! »
Le porte-parole des shégués :
» Non, pas le bordel du fleuve. Nous, on veut notre trottoir. Nous sommes partout libres sur le trottoir. Mais, écoute, maire-mvuandu : nous on accepte de te parler que si tu nous livres Mbila, le flic ripou et assassin de notre pote. Nous on veut sa peau tout de suite ! Toi, maire, ne prononce plus devant nous le nom de liberté. Ne prononce pas des mots que tu ne connais pas. Nous libres ; de quoi tu te mêles, dis-donc ?
– Du calme, mes chers enfants, je…
– Du calme, toi, maire-mvuandu ; nous ne sommes pas tes » chers enfants « . Nous sommes des riens. Des zéros. Aujourd’hui, nous sommes des enfants parce qu’on nous a découverts macchabées.
– Du calme ! Calme eleki nyonso. Que voulez-vous finalement : la bouffe, un abri, la liberté ?
– Ou le trottoir, encore le trottoir, toujours le trottoir. Le trottoir en ligne droite sur la prison ou l’asile… Boza komeka mozindo y’ebale na mosapi. Nous on veut et le trottoir et la peau de Mbila-le-ripou. »
Or, à défaut d’avoir la peau du flic malchanceux, à défaut d’un dialogue concluant avec le maire, les shégués ont eu droit à la visite de l’artiste musicien Wera Son, » missionné » en tant qu’ex-enfant de rue, comme facilitateur de la dernière chance. Un concert gratuit sur une esplanade de fortune au bord du fleuve et un » resto du cur » comme gestes de générosité et d’apaisement de part de l’artiste auront raison finalement de la colère des shégués, des Londoniennes et autres » bongolateurs « .
De guerre lasse, passablement manipulé et divisé, tout ce monde du trottoir finira par se résigner et se résoudre à battre en retraite sur les bords du fleuve. Et à continuer à survivre en acrobates de l’informel.
* * *
Nana-benz, elle, sait ce que survivre d’acrobaties veut dire. Elle n’a pas d’état d’âme : elle a trouvé son coin, dans ce bidonville qui a les pieds sur l’eau. Ce n’est évidemment pas un hôtel à cinq étoiles, mais c’est une petite cabane pratique, moitié terrasse où elle sert l’alcool indigène, et moitié chambre de passe…
Ici, dans ce bidonville sur le flanc du fleuve, l’heure de pointe coïncide avec la chute des astres. C’est quand les astres meurent au crépuscule que le bidonville rit et vit. A cette heure-là, les mamiwatas, génies nostalgiques de l’eau, se risquent à des contacts clandestins avec les mâles terriens les plus téméraires… A cette heure de pointe, des colonnes de pirogues, en mission contrebandière de » coop « , déchirent la nuit et glissent en grand silence vers l’autre rive.
Boudeuse au départ, la population » trottante » (devenue depuis » flottante « …) a donc trouvé d’autres marchés : la prostitution flottante, la bongolation flottante certes, mais aussi les traversées flottantes et payantes du fleuve pour des « échanges commerciaux » au… noir.
Nana-benz n’a pas de quoi bouder. Elle est au centre de tout ce mic-mac ; elle dispose pour cela d’un réseau déjà efficace de shégués, de coopérateurs et autres bongolatrices.
Ses shégués, elle les recrute en fin de journée, parmi les chefs de bandes. Ceux-ci servent de gardes du corps, de commissionnaires, de proxénètes, de garçons de course, de passeurs, et même d’espions auprès des maisons rivales – ou au service de la police
Ses coopérateurs sont essentiellement les piroguiers passeurs de combines, passés maîtres dans l’art de la dissimulation et de l’infiltration.
Ses bongolatrices sont en fait des vendeuses de fameux pagnes wax hollandais, convertissables à tout moment en cambistes au noir pour des raisons d’opportunité et de marché…
Mais pour le moment, la machine tourne assez rondement ; il lui manque seulement un bon gérant de sa terrasse et de son hôtel de passe : à la fois caissier, cuisinier, garçon-serveur, garçon de chambre, garde du corps, confident
La voilà donc, nana-benz, sur la berge sablonneuse, passant de pilotis en pilotis pour détecter l’oiseau rare.
C’était un beau palais de sable sur la plage. Avec une terrasse en hauteur, avec des escaliers en colimaçon, avec des arcades ouvragées, avec des parcs intérieurs immenses et fleuris…
Assis à même le sol, les mains remplies de sable, le shégué était tellement appliqué à maçonner son beau palais de sable qu’il ne remarqua pas la nana-benz derrière lui. Elle s’était arrêtée à ce bout de plage, à la fois amusée et intriguée par le jeune architecte solitaire. Ce dernier finit par remarquer la présence insolite et s’en offusqua :
» Qu’est-ce que tu fous ici ? C’est mon coin ici. C’est chez moi.
– C’est ton palais, ça ?
– Oui, qu’est-ce que ça peut te foutre ? Ne me dérange pas !
– Ah ! Je te dérange tant ? Tu n’as donc pas besoin de mieux que ça, d’un vrai boulot qui paie ?
– Tu blagues ! Je suis bien ici. C’est chez moi ; c’est mon palais… ça te plaît ?
– Euh… oui… Mais… euh… C’est un peu petit.
– Ah, oui ?
– Euh… oui. C’est joli, mais on ne pourrait jamais y être à plusieurs. »
Silence. Le shégué dit : « C’est vrai ».
Et le shégué donna soudain un coup de pied à son palais de sable qui se désagrégea ; sans un regard pour la nana-benz, il se dirigea ensuite vers le fleuve, vers l’île aux mamiwatas. Comme pour tous les pêcheurs du coin, l’île était une oasis, un » nganda » pour repos de guerrier ou pour se doper au chanvre pur et sauvage des autochtones téké.
* * *
Le lendemain soir, toujours à la recherche du caissier-barman-garçon-de-chambre-confident, la nana-benz fit un tour en passant du côté de la pointe de la plage. Le petit shégué n’était pas là. Un palais de sable l’attendait, plus imposant que celui d’hier. Au moment de partir, la nana-benz sentit une présence derrière elle.
Le shégué dit :
» Ça te plaît ?
– Euh… oui, cette fois, ça me plaît. On peut y loger à plusieurs.
– A plusieurs ? Pourquoi pas à deux ?
– Pourquoi à deux puisqu’il y a tant de pièces ?
– C’est un palais à deux. Pour toi et moi.
– Ah ? »
Silence. Le shégué insista :
» Oui, pour nous. Oui, pour toi. Je veux t’épouser, toi. »
Surprise de la nana-benz :
» Tais-toi, petit ! Tu dis des bêtises. Tout ça n’est pas de ton âge. C’est un boulot qu’il te faut. Et je peux te l’offrir tout de suite.
– Je m’en fous de ton boulot. Je suis bien ici… Je sais tout. Je sais tout de la femme. Je sais tout de toi. Ce que tu fais le jour. Ce que tu fais la nuit. Ce que tu fais en face sur l’autre rive. Et surtout avec qui…
– Tais-toi, garnement ! »
Cette fois, c’est la nana-benz qui s’en alla en catastrophe.
Même manège le surlendemain. Le palais était toujours là, imposant sur la berge. Mais devant le palais, un couple de sable intimement enlacé et nu. Pour la nana-benz, l’allusion et la provocation étaient sans équivoque : elle donna un coup de pied violent et au palais de sable et surtout au couple de sable.
La réaction de l’enfant ne tarda pas : le jour suivant, au petit matin, il était devant la terrasse de la nana-benz. Celle-ci fut réveillée par des coups de poing contre le portail et des cris furieux. Il disait : » Tu me le paieras cher, la pute ! Tu as détruit mon palais ; tu as tué mon rêve ! Moi aussi, je casserai ta baraque un de ces quatre matins ! »
Elle répondit :
» Fous le camp, imbécile, ou j’appelle la police !
– Ouais, c’est ça, appelle la police. Tu sais bien que si je te dénonce, ta facture sera plus salée. Les combines louches, les putaineries, la came, les ripoux, la politicaille, ça fait beaucoup, hein ?
– Je m’en fous. Fous le camp d’ici ! »
L’enfant ne bougeait pas. Elle dit : » Ecoute, petit, sois gentil. Je suis prête à t’embaucher, à te prendre en charge ici en ville, ou même en face à Brazzaville. Comme un vrai monsieur avec un vrai salaire, et non avec des combines. Avec une vraie copine, et non une »Londonienne ». Avec un vrai logis, et non la natte dure à même le sable à la belle étoile. »
Le petit : » Pas question. Je veux mon palais ; je veux l’homme et la femme de sable. Accouplés. Tu as détruit mon palais ; tu as cassé mon rêve. »
La nana-benz :
» Ecoute, garnement, j’en ai marre à la fin. Je n’ai pas que ça à faire. D’accord, toi et moi avons des journées longues, des nuits lourdes, des rêves fracassés. Mais nos chemins sont parallèles. A jamais ! Et puis, tu n’es encore qu’un petit…
– Ferme-la ! Je ne suis pas un petit. Je te l’ai dit : je sais tout de la vie. Et de la mort. Je jongle entre la vie et la mort. Un petit tiendrait-il à ce jeu ?
– Petit, moi aussi je joue entre la vie et la mort. C’est sans doute pourquoi nous nous sommes croisés. A présent, ça suffit : coopérons ou arrêtons ! »
L’enfant finit par disparaître en grommelant des menaces et des injures.
* * *
Cet incident avait gâché la journée de la nana-benz, partagée entre le remords et l’irritation. Elle résolut malgré tout de retrouver le shégué en fin de journée pour faire la paix.
Le soir. Bout de plage. Attroupement de badauds autour d’un corps inerte. Corps inerte du shégué.
La nana-benz était plus que bouleversée. Comme une somnambule, elle fit un détour vers le » palais « . Pas de palais. Vers le fameux couple de sable. Pas de fameux couple. Mais à la place, l’enfant avait érigé un cimetière de sable. Cimetière hérissé de nombreuses croix en tiges d’allumettes nouées.
Sur une des tombes, la sculpture de sable d’un cur transpercé !
Au loin, peut-être sur l’île, peut- être même en face sur l’autre rive, une rumeur humide, brumeuse et vertigineuse : comme complaintes et échos de mamiwatas éplorées…
Yoka Lye Mudaba est docteur en Lettres, diplôme qu’il a obtenu à l’université de Paris III (Sorbonne). De 1979 à 1989, il a été expert auprès du ministère de l’Education et du ministère de la Culture. Yoka Lye Mudaba est actuellement consultant au ministère de la Culture et des Arts de la république démocratique du Congo, conseiller pour le bureau de l’Unesco au Congo notamment dans le secteur de la formation et aussi professeur à l’Institut national des arts. Il a publié des recueils de nouvelles (Le Fossoyeur, Ed. Hatier coll. Monde Noir, 1977 ; Destins broyés, Ed. Saint Paul 1991), des pamphlets politiques (Lettres d’un Kinois à l’oncle du village, 1995 ; Kinshasa, signes de vie, 2000 Ed. L’Harmattan) et des pièces de théâtre (Tshira, Ed. Lakolé 1984).
Il a un roman en préparation.///Article N° : 3389