Devenir réalisateur : étude de la trajectoire sociale et des représentations filmiques du cinéaste d’origine tunisienne Abdellatif Kechiche

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En 2013, le film La Vie d’Adèle. Chapitre 1&2 reçoit la Palme d’or au festival de Cannes et consacre l’œuvre du cinéaste franco-tunisien Abdellatif Kechiche. Cette récompense prestigieuse semble témoigner de l’intégration achevée de ce réalisateur d’origine étrangère dans le monde cinématographique français (1) tandis que La Vie d’Adèle s’éloigne de la thématique de l’immigration traitée dans les premiers longs-métrages du cinéaste. Nous proposons dans cet article d’analyser la trajectoire sociale et les représentations filmiques d’Abdellatif Kechiche dont le positionnement dans le champ cinématographique est à la fois inédit et riche de questionnements (2). En reconstituant la carrière de ce cinéaste et en nous intéressant aux images qu’il a produites sur des thématiques liées le plus souvent à son histoire personnelle, nous avons souhaité comprendre comment ce réalisateur a réussi à atteindre une situation qui n’était pas favorisée par ses origines.

Pour ce faire, nous avons inscrit ce travail dans la perspective de la socio-histoire en nous attachant à l’individu en chair et en os (3) qu’est le réalisateur qui acquiert un capital symbolique au sein du monde cinématographique. Par l’accumulation de ce capital, le cinéaste avance dans sa carrière et s’empare du pouvoir de nommer conféré par la mise en écriture de la réalité (4). Pour comprendre la manière dont est acquis ce capital, nous nous sommes attachés à la question du lien social et avons privilégié l’étude des relations de pouvoir qui peuvent se nouer au sein de ce monde artistique. Nous avons ainsi adopté une approche biographique en prenant en compte les dispositions acquises par le réalisateur pendant l’enfance et à l’âge adulte. Cette étude des caractéristiques du cinéaste a été complétée par celle des réseaux des différents agents qui l’ont entouré à différentes étapes de sa vie ou ont participé, directement ou indirectement, à la fabrication de ses films.
Une formation par le métier d’acteur
Abdellatif Kechiche est né en 1960 à Tunis et arrive à Nice avec ses parents à l’âge de six ans. Le départ de Tunisie est décrit comme un « déchirement (5) » par Abdellatif Kechiche qui grandit au sein d’une famille de six enfants dans la cité des Moulins, « entre un bidonville et des caravanes de gitans (6) ». Il y découvre le cinéma, son « premier lieu de rêves (7) », en observant les studios de la Victorine, le « Hollywood français » de l’époque situé sur la colline de Saint-Augustin, un quartier à l’ouest de Nice. Ses amis se souviennent de lui comme d’un enfant discret et sérieux qui, déjà enfant, rêvait de cinéma (8). La découverte du film Les Valseuses (Bertrand Blier, 1974) avec Gérard Depardieu et Miou-Miou constitue une révélation pour lui. Il ressent par la suite l’envie de « faire corps (9) » avec le cinéma et fréquente plus souvent les salles du centre-ville de Nice puis de la Cinémathèque.
Cette première initiation au cinéma fait d’abord envisager à Abdellatif Kechiche la carrière d’acteur. Attiré par l’art dramatique, il se tourne vers le théâtre et passe le concours du Conservatoire d’Antibes où il est formé pendant deux ans, dans le quartier bourgeois de Sellier. À cette époque, il fréquente également le Centre dramatique de Nice alors dirigé par Jean-Louis Thamin. Le jeune homme se tourne vite vers le cinéma et fait ses premières armes comme acteur dans un film emblématique du cinéma beur (10), Le Thé à la menthe (1984) d’Abdelkrim Bahloul. En 1987, Abdellatif Kechiche est choisi pour jouer le rôle d’un gigolo d’origine maghrébine dans Les Innocents d’André Téchiné et obtient en 1992 le prix d’interprétation masculine du Festival de Namur pour Bezness de Nouri Bouzid. Sur le tournage de ce long-métrage, Abdellatif Kechiche fait la rencontre de Ghalya Lacroix (11), sa future compagne, qui travaillera auprès de lui par la suite.
Le parcours d’acteur de cinéma d’Abdellatif Kechiche est court. Celui-ci abandonne partiellement cette carrière pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il vit ce métier, beaucoup moins libre que celui de comédien de théâtre, comme une suite de contraintes (12). La seconde raison tient à la nature des rôles qui lui sont proposés, tous liés à ses origines. Il exprime ainsi la souffrance qu’il a ressentie à être considéré comme le « beur positif de service » et les difficultés d’en sortir (13). Le cinéma, loin de se révéler émancipateur, n’est alors qu’une source de frustration pour Abdellatif Kechiche. Après sa mauvaise expérience d’acteur de cinéma, le réalisateur s’éloigne de ce milieu pendant plusieurs années (14).
Proposer d’autres images de l’immigration
Ce n’est qu’une fois atteint la trentaine qu’Abdellatif Kechiche prend la décision de devenir cinéaste. Le Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC) lui accorde en 2002 une aide à l’écriture avant réalisation pour La Faute à Voltaire dont le scénario a été écrit en 1995. Le film, produit par Jean-François Lepetit de la société Flach film, obtient ensuite les aides à la maquette et à la production de la part du CNC. La chaîne Canal+, un des leviers principaux du financement du cinéma français depuis les années 1980 (15), s’engage lorsqu’Elodie Bouchez accepte de participer au tournage. À côté de cette tête d’affiche, le film réunit des acteurs moins connus mais expérimentés comme Bruno Lochet ou d’autres qui montent comme Sami Bouajila et Aure Atika. Avec un budget prévisionnel de 25 millions de francs (3,81millions d’euros), Abdellatif Kechiche doit finalement se contenter de 6,5 millions de francs (1 million d’euros) pour réaliser La Faute à Voltaire. Afin de se conformer à ce budget, il fait des économies en réduisant le nombre de semaines de tournage et celui des caméras (16) tandis que les techniciens ne sont payés qu’à 50% (17). Dès son premier film, Abdellatif Kechiche s’habitue à filmer avec peu de moyens, mettant davantage l’accent sur le jeu des acteurs et les histoires humaines.
La réaction commune des médias lors de la réception de La Faute à Voltaire, qui narre les aventures d’un sans-papier tunisien à Paris, est la peur du « film à thèse ». Les journalistes présagent ainsi un film engagé et ennuyeux (18). Abdellatif Kechiche s’est préparé à recevoir de telles critiques et les devance dans le dossier de presse qui accompagne la sortie du long-métrage en affirmant ne pas avoir voulu faire un « film à idées ». Pour le réalisateur, cela passe par l’affirmation de personnages qui ne sont plus des victimes, en réaction aux figures d’immigrants présentes auparavant sur les écrans de cinéma (19). Au-delà de la reproduction de certains stéréotypes, Abdellatif Kechiche parvient, selon les médias, à apporter cette couche d’artistique tant prisée par le cinéma français (20). Les critiques reconnaissent au réalisateur de cette « œuvre aboutie » la maîtrise des acteurs et du montage. Si La Faute à Voltaire a finalement peu de succès en salles (21), le réalisateur reçoit pour ce film le Lion d’Or de la Première œuvre à la Mostra de Venise en 2000.
En dépit de l’accueil favorable de la critique à ce premier long-métrage, Abdellatif Kechiche rencontre de nouvelles difficultés pour réaliser le second. Le cinéaste emprunte dans un premier temps les circuits de financements habituels et envoie le scénario de L’Esquive, écrit douze ans auparavant (22), à une cinquantaine de producteurs à Paris, au CNC ainsi qu’aux chaînes de télévision (23). Il explique leur refus par le fait que le projet n’implique aucune vedette mais surtout que le sujet n’attire pas les foules. Le producteur Jacques Ouaniche, de la société Noé productions, se lance alors dans l’aventure et soutient intégralement le réalisateur. Le film est tourné dans la cité des Francs-Moisins (24) (Seine-Saint-Denis) avec 500 000 euros, soit un cinquième du budget prévu (25). Pour pallier ce manque de ressources, Abdellatif doit réduire le temps de tournage à six semaines, au lieu des dix prévues initialement, cela après deux mois de répétition. Le casting est réalisé à Fort d’Aubervilliers (26) en collant des affichettes et aucun des comédiens non-professionnels qui s’engagent sur le projet n’est payé (27).
L’intrigue principale de L’Esquive est simple : faire jouer la pièce Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, choisie pour ses enjeux sociaux (28), par des adolescents originaires d’une cité de banlieue. L’idée de cette combinaison inédite est née de l’expérience même d’Abdellatif Kechiche qui « a grandi dans un lieu qui n’avait rien à voir avec la possibilité de faire du cinéma ou du théâtre (29) » et qui, lors de ses années de formation à l’école de théâtre, se retrouve avec des « personnes d’une autre condition sociale (30) ». Il s’agit pour le réalisateur de proposer une autre image des jeunes de cité (31). Construire des représentations alternatives passe par le gommage des stéréotypes et l' »humanisation » des personnages qui, contrairement à ce qui est montré habituellement à la télévision et au cinéma, sont ici animés de sentiments amoureux, d’espoirs, de doutes et de déceptions. Le cinéaste réhabilite en outre le langage des banlieues rendu poétique par le jeu des dialogues. En mettant sur le même plan ce langage et la langue de Marivaux, dont s’emparent les adolescents, Abdellatif Kechiche remet en cause, le temps d’un film, la hiérarchie des cultures.
L’Esquive sort une première fois en janvier 2004 dans une vingtaine de salles. Le distributeur Jean-Michel Rey exprime alors une certaine foi dans le succès du film qui a plu dans les festivals où il a été présenté (32). Le long-métrage est montré dans des lycées de Seine-Saint-Denis et de Créteil (33) et sort dans les salles d’art et d’essai en banlieue (34). En raison du budget restreint, les moyens de promotion sont limités et sa publicité doit beaucoup au bouche-à-oreille (35). Une grande publicité est faite au film par sa victoire inattendue aux Césars en 2005 où il remporte quatre statuettes. Après la cérémonie, L’Esquive, qui reste associé à un public cinéphile, est à nouveau visible dans 66 salles et attire au final plus de 300 000 téléspectateurs, sans forcément diversifier les publics et toucher celui des banlieues (36).
S’imposer dans le monde cinématographique
La réputation acquise par le réalisateur au fur et à mesure de ses succès lui permet d’attirer des agents influents pour la production de La Graine et le mulet. Le film, qui se penche sur la première génération de travailleurs immigrants à laquelle appartenait le père d’Abdellatif Kechiche, a ainsi pu voir le jour en 2007 grâce au soutien du « Parrain » du cinéma français, Claude Berri. Celui-ci pousse le réalisateur à ne pas renoncer au projet après le décès du premier acteur choisi pour interpréter le personnage de Slimane (37). Le cinéaste décrit Claude Berri comme un père qui le mettait sur un piédestal et avec qui il entretenait une complicité dépassant la relation amicale (38). Le long-métrage La Graine et le mulet est produit par Cinéma Hirsch Productions, la société de Claude Berri, et Pathé, dirigé par Jérôme Seydoux. Il dispose d’un budget conséquent de 17 millions d’euros (39). L’engagement de la chaîne de télévision France 2 en tant que partenaire témoigne en outre d’un tournant dans la popularité des films d’Abdellatif Kechiche.
Le film est un succès à la fois auprès de la critique et du grand public. Il rassemble ainsi plus d’un million de spectateurs dans les salles et le magazine spécialisé Cahiers du cinéma (40) lui consacre sa couverture ainsi qu’un dossier spécial de douze pages. Le long-métrage place le réalisateur à la croisée d’un cinéma d’auteur et d’un cinéma populaire, une position qui ne semblait plus se manifester sur les écrans français (41). L’ensemble de la presse communie dans un concert de louanges et dans une interprétation du film dont cet extrait du Monde peut facilement résumer l’esprit : « Dans une cuisine accomplie, on reconnaît un zeste de Pagnol (palabres méridionales au café du coin), un zeste de Pialat (orchestration d’un homérique repas où tombent les bienséances et où plane l’ombre d’un père absent), un clin d’œil au Voleur de bicyclette, de Vittorio de Sica […] Disciple de Jean Renoir, Abdellatif Kechiche voit la comédie sociale comme un théâtre à ciel ouvert (42). »
Par ces comparaisons, l’œuvre d’Abdellatif Kechiche est érigée parmi un Panthéon de « grands » réalisateurs, dans la filiation du « cinéma populaire » (43). Dans cet esprit, le cinéma, et plus généralement l’art, constituent pour Abdellatif Kechiche un moyen d’effacer les frontières sociales et de mélanger les milieux. Dans ses propos, le réalisateur met sur le même plan les acteurs et les techniciens dans un idéal de micro-société harmonieuse, à l’image de ce qu’il représente à l’écran (44). Découvrir de nouveaux talents, notamment au sein des milieux défavorisés, et leur donner la chance d’entrer dans la profession est un devoir qui tient à cœur au réalisateur. Dans La Graine et le mulet, Abdellatif Kechiche révèle Hafsia, interprète de la belle-fille de Slimane, ce qui vaudra à l’actrice débutante originaire d’un milieu populaire marseillais de remporter en 2008, à l’âge de 21 ans, le César du meilleur espoir féminin (45).
Après La Graine et le mulet, Abdellatif Kechiche tente de s’éloigner de la thématique de l’immigration en traitant des sujets qui restent toutefois assez proches. Avec Vénus noire, il explore en 2010 le film à caractère historique en choisissant de représenter « un personnage a priori ingrat pour notre cinéma, une jeune femme noire au destin terrible (46) ». Pour cette réalisation, le cinéaste prend d’emblée ses distances avec le genre du biopic à visée commerciale. Au-delà de la retranscription des faits et de la démarche du réalisateur qu’il décrit lui-même comme proche de celle de l’historien (47), Abdellatif Kechiche donne une dimension analytique à la narration de l’existence de Saartjie Baartman, une jeune femme originaire d’une tribu d’Afrique du Sud aux membres génitaux protubérants, qui amusera au début du XIXe siècle les publics londoniens des foires à monstres puis ceux des salons parisiens. Si le film n’a reçu aucun prix à Venise, il a divisé dans sa réception et provoqué un large débat qui dépasse le monde cinématographique (48).
En 2013, Abdellatif Kechiche s’intéresse à d’autres individus ayant eu à souffrir du regard porté sur eux en mettant en scène, dans La Vie d’Adèle, l’histoire qui unit Emma et Adèle : « En réalité, il s’agit de la rencontre entre deux êtres qui sont chacun à leur façon dans une forme d’exclusion (49) ». Il appuie cet aspect en représentant les difficultés auxquelles se confronte Adèle dans l’affirmation de sa sexualité et la marginalisation progressive dont elle fait l’objet au lycée. Dans le contexte polémique de la loi française sur le mariage entre les personnes de même sexe (50), le long-métrage est reçu comme un « film événement » sur un « sujet éternel » (51) qui dépasserait les frontières terrestres. La réalisation de La Vie d’Adèle ne va pourtant pas sans polémiques qui témoignent du positionnement délicat qu’occupe Abdellatif Kechiche dans le monde cinématographique.
Un positionnement à part
Alors que le réalisateur a pris pour habitude de travailler toujours avec les mêmes, les liens de solidarité qui unissent les membres de cette famille choisie s’avèrent fragiles. Ainsi, les techniciens du Nord-Pas-de-Calais se désolidarisent du réalisateur en dénonçant les conditions de travail sur le tournage de La Vie d’Adèle (52). Le réalisateur se défend en mettant en avant l’unité de la « famille » qu’il a constituée (53). En outre, Abdellatif Kechiche dénonce la manipulation de cette affaire dans le cadre plus général d’une campagne calomnieuse qui aurait été initiée par un journaliste du Monde, Aureliano Tonet. Le réalisateur accuse ce dernier d’être un proche du producteur Marin Karmitz, à la tête de la société mk2 et producteur de Vénus Noire, avec lequel il entretient une relation conflictuelle depuis l’échec commercial de ce film. Marin Karmitz poursuit le cinéaste pour ne pas avoir réalisé La Vie d’Adèle, un film rentable, au sein de sa société mk2 alors qu’il s’était engagé à le faire.
Au-delà de ces déboires, le cinéaste apparaît de plus en plus préoccupé par la stigmatisation dont il a fait l’expérience dans sa jeunesse et qu’il retranscrit en images, de film en film : « Je pense que lorsque vous avez subi l’oppression du regard en tant qu’étranger, vous y restez soumis tout le temps […]. Il y a toujours quelque chose de faussé et de profond, vous le voyez bien, qui fait que vous ne me regardez pas tout à fait comme un cinéaste, mais comme un cinéaste sur lequel on pose un regard (54). »
Le réalisateur situe son stigmate à deux niveaux : ceux de ses origines ethniques et sociales. Le premier aspect s’exprime particulièrement dans les quatre premiers films du cinéaste mais trouve toute sa force dans la mise en scène de la soumission du corps (55) de la Vénus noire donnée en pâture aux regards des spectateurs. Néanmoins, le réalisateur prend soin de ne jamais montrer Saartjie comme une victime exhibée contre son gré. Tout au contraire, le personnage défend en permanence son statut d’artiste, manifestant des dons de chant, de danse et de musique quand les publics attendent d’elle les performances d’une sauvage. Mais Saartjie ne parvient jamais à se faire reconnaître comme l’artiste qu’elle souhaite être, prisonnière du regard de ceux qui ne lui accordent pas ce statut.
La polémique qui a opposé Abdellatif Kechiche et Léa Seydoux, l’actrice interprétant le personnage d’Emma dans La Vie d’Adèle et petite fille du co-président de Pathé Jérôme Seydoux, va dans le même sens en ravivant le stigmate du réalisateur. À l’actrice qui avait dénoncé les conditions « horribles » du tournage (56), le réalisateur répond : « L’explication heureuse serait que le film a réveillé en elle des pulsions qu’elle ignorait et qu’elle souhaite maintenant oublier. Quant aux motivations plus sombres, je ne préfère pas y penser. Léa appartient à un monde qui n’est pas le mien, et pas non plus celui d’Adèle, c’est d’ailleurs pour cela que je les ai choisies l’une et l’autre, la différence sociale était essentielle pour le film (57). »
Par ces suggestions, le réalisateur analyse cette affaire à travers le spectre de son traumatisme. Dans cette affaire, nous pouvons aussi voir que l’aspect « ethnique » du stigmate est indissociable des différences provoquées dans la société par l’origine sociale. Ce thème est présent dans les films précédents mais devient le cœur de La Vie d’Adèle : le couple formé par les deux personnages principaux, qui appartiennent à des milieux sociaux différents et nourrissent des ambitions divergentes en lien avec ces origines, se craquèle au fur et à mesure des années, cela jusqu’à la séparation. Entre les deux mondes représentés par les deux jeunes femmes, Abdellatif Kechiche choisit le camp d’Adèle, celui du prolétariat. L’appartenance à ce milieu s’accompagne de l’intériorisation d’une d’illégitimité qui s’évanouit un temps quand le réalisateur reçoit la Palme d’Or des mains de Steven Spielberg pour La Vie d’Adèle (58).
Nous avons retracé ici les étapes de carrière d’Abdellatif Kechiche, tentant ainsi de mesurer son intégration au monde cinématographique français et de saisir la place qu’il y occupe. Le réalisateur, qui a fait le choix d’exercer ce métier en partie pour offrir aux publics des images alternatives de l’immigration, a assimilé, lors de ses premières socialisations, les codes cinématographiques définis par ceux qui dominent ce milieu. Il met en scène, dès ses premières productions, une culture classique française qu’il affectionne et qu’il mêle à des éléments issus de la culture populaire, se dirigeant dans la voie d’un cinéma d’auteur favorisé par le système de production français. Reconnu au cours de la seconde partie des années 2000 par les professionnels du cinéma, notamment grâce à La Graine et le mulet, Abdellatif Kechiche accumule les distinctions et prend ses distances avec le thème de l’immigration à la fin des années 2000. Avec les réalisations de Vénus noire et La Vie d’Adèle, le cinéaste continue néanmoins de traiter des thèmes connexes en s’intéressant à d’autres formes que peut prendre la marginalité. Impliqué dans diverses polémiques qu’il interprète au prisme d’un traumatisme qu’il porte depuis des années, il confie traiter de film en film les mêmes thèmes, ceux de la stigmatisation et de l’exclusion dont il a fait l’expérience dans sa jeunesse et qui continuent de le hanter. Il renvoie ainsi l’image d’un artiste qui peine à oublier et faire oublier le stigmate qu’il a eu à subir.

1. Howard Becker, Les mondes de l’art, Flammarion, Paris, 2006, 379 p. Nous avons choisi d’utiliser dans notre travail cette notion définie par l’auteur dans l’introduction de l’ouvrage comme un « réseau de coopération au sein duquel les mêmes personnes coopèrent de manière régulière et qui relie donc les participants selon un ordre établi. Un monde de l’art est fait de l’activité même de toutes ces personnes qui coopèrent. »
2. Si le succès d’Abdellatif Kechiche est considérable, d’autres auteurs franco-maghrébins ont également réussi à s’imposer dans le monde cinématographique français. Nous pouvons citer, entre autres, les parcours de Rachid Bouchareb et de Rabah Ameur-Zaïmeche.
3. Gérard Noiriel, Introduction à la socio-histoire, la Découverte, Paris, 2006, p. 4.
4. Pierre Bourdieu, Choses dites, Éd. de Minuit, Paris, 1987, p. 70.
5. « Hors champ », France Culture, 20 octobre 2010.
6. Olivier Dazat et Michel Durel, « Abdel Kechich », in Cinématographe, n°112, juillet 1985, p. 9.
7. Ibid.
8. Laure Bruyas, « Avant « La Vie d’Adèle », la vie d’Abdel au quartier des Moulins à Nice », in Nice-Matin, 28 mai 2013.
9. Ibid.
10. La notion de « cinéma beur » apparaît pour la première fois en 1985 dans le dossier du numéro spécial du Cinématographe et sera reprise par la suite dans de nombreux articles par les critiques de cinéma. Le « cinéma beur » se réfère à une série de films réalisés par des immigrants ou enfants d’immigrants d’origine maghrébine. Cf. Cinématographe, op. cit., 84 p.
11. Ange-Dominique Bouzet, « Un homme de vérités », in Libération, 15 mai 1992.
12. « La Master class d’Abdellatif Kechiche », Forum des images, 3 novembre 2010.
13. Jean-Luc Douin, « Je m’interroge sur la responsabilité de celui qui regarde », in Le Monde, 27 octobre 2010.
14. « La Master class d’Abdellatif Kechiche », op. cit.
15. Olivier Alexandre, La règle de l’exception. L’écologie du cinéma français, Paris, Éd. de l’EHESS, 2015, pp. 24-28.
16. Jean-Marc Lalanne, « Comment Abdellatif Kechiche aborde la réalisation : « Surtout ne pas faire du style » », in Libération, 14 janvier 2001.
17. Alexis Campion, « Un Lion d’or pas si candide », in Le Journal du Dimanche, 11 février 2001.
18. « Allons au cinéma ce week-end », Canal +, 16 février 2001.
19. Ibid.
20. Frédéric Bonnaud, « Regarde un peu la France », in Les Inrockuptibles, 13 janvier 2001.
21. Le film attire un peu plus 80 000 spectateurs. Source : CBO Box Office
22. « 13/14 – France Inter », France Inter, 7 janvier 2004.
23. Michaël Melinard, « Cette jeunesse n’a pas de place dans le paysage audiovisuel », in L’Humanité, 7 janvier 2004.
24. « Tout arrive », France Culture, 7 janvier 2004.
25. Michaël Melinard, op. cit.
26. « Tout arrive », op. cit.
27. Ibid.
28. « 13/14 – France Inter », op. cit.
29. « La Master class d’Abdellatif Kechiche », op. cit.
30. Ibid.
31. Michaël Melinard, op. cit.
32. « Tout arrive », op. cit.
33. Jean-Marc Lalanne, « M. Hulot dans le 9-3 », Les Inrockuptibles, 7 janvier 2004.
34. Serge Kaganski, « Kechiche, rédac chef invité », Les Inrockuptibles, 11 décembre 2007.
35. « 13/14 – Edition nationale », France 3, 27 février 2005.
36. Serge Kaganski, op. cit.
37. Jacques Mandelbaum, « On trouve avec les acteurs amateurs la fièvre de la première fois », in Le Monde, 12 décembre 2007.
38. « La Master class d’Abdellatif Kechiche », op. cit.
39. Jean-Michel Frodon et Stéphane Delorme, « Je tiens au peut-être », in Cahiers du cinéma, n°629, décembre 2007, pp. 14-19. Abdellatif Kechiche affirme dans cet article que tout le monde continue d’être payé au Smic.
40. Cahiers du cinéma, n°629, décembre 2007.
41. Didier Peron, « Kechiche face à son destin », in Libération, 12 décembre 2007.
42. Jean-Luc Douin, « Ode au verbe autour d’un couscous », in Le Monde, 12 décembre 2007.
43. Stéphane Delorme, « Bateau ivre », in Cahiers du cinéma, n°629, décembre 2007, pp. 11-13.
44. Jacques Morice, « Abdellatif Kechiche : « Il me semble que la générosité de l’équipe finirait par transpirer dans le film. Et aboutir à une fièvre, une transe » », in Télérama, 12 décembre 2007.
45. « Journal de 20h », France 2, 23 février 2008.
46. Jean-Baptiste Morain, « Vénus enchaînée », in Les Inrockuptibles, 27 octobre 2010.
47. « 19/20 Edition nationale », France 3, 23 octobre 2010.
48. Des chercheurs, notamment des historiens, sont invités dans les émissions télévisées pour commenter le film. Cf. « Cinémas le magazine », France 5, 30 octobre 2010. Cf. également « Journal de 20h », France 2, 22 octobre 2010.
49. Sylvain Bourmeau, « Lutte des classes », in Libération, 5 octobre 2013.
50. « Journal de 8h », RFI, 27 mai 2013.
51. « Le journal de 20h », France 2, 8 octobre 2013.
52. Clarisse Fabre, « Le Spiac-CGT dénonce les conditions de travail sur le tournage de « La Vie d’Adèle » », in Le Monde, 8 mars 2014.
53. Abdellatif Kechiche, « À ceux qui voulaient détruire « La Vie d’Adèle » », in Rue 89, 23 octobre 2013.
54. Jean-Baptiste Morain, op. cit.
55. Jean-Luc Wachthausen, « Voyeurisme et lutte des classes », in Le Figaroscope, 9 octobre 2013.
56. Dans cet entretien, Léa Seydoux rend compte de la longueur du temps de tournage, du fait qu’Abdellatif Kechiche ne savait pas exactement ce qu’il voulait et qu’il pouvait se mettre dans des colères noires. Cf. Marlow Stern, « The Stars of ‘Blue is the Warmest Color’ On the Riveting Lesbian Love Story », in The Daily Beast, 9 janvier 2013.
57. Ibid.
58. Pascal Merigeau, « Abdellatif Kechiche », op. cit.
<small »>BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages
Howard Becker, Les mondes de l’art, Flammarion, Paris, 2006.
Pierre Bourdieu, Choses dites, Éd. de Minuit, Paris, 1987.
Will Higbee, Post-beur Cinema. North African Émigré and Maghrebi-French Filmmaking in France since 2000, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2013.
Alexandre Olivier, La règle de l’exception. L’écologie du cinéma français, Éd. de l’EHESS, Paris, 2015.
Gérard Noiriel, Introduction à la socio-histoire, La Découverte, Paris, 2006.

Articles de presse
Frédéric Bonnaud, « Regarde un peu la France », in Les Inrockuptibles, 13 janvier 2001.
Sylvain Bourmeau, « Lutte des classes », in Libération, 5 octobre 2013.
Ange-Dominique Bouzet, « Un homme de vérités », in Libération, 15 mai 1992.
Stéphane Delorme, « Bateau ivre », in Cahiers du cinéma, n°629, décembre 2007.
Laure Bruyas, « Avant La Vie d’Adèle, la vie d’Abdel au quartier des Moulins à Nice », in Nice-Matin, 28 mai 2013.
Alexis Campion, « Un Lion d’or pas si candide », in Le Journal du Dimanche, 11 février 2001.
Olivier Dazat et Michel Durel, « Abdel Kechich », in Cinématographe, n°112, juillet 1985.
Jean-Luc Douin, « Je m’interroge sur la responsabilité de celui qui regarde », in Le Monde, 27 octobre 2010.
Jean-Luc Douin, « Ode au verbe autour d’un couscous », in Le Monde, 12 décembre 2007.
Clarisse Fabre, « Le Spiac-CGT dénonce les conditions de travail sur le tournage de La Vie d’Adèle« , in Le Monde, 8 mars 2014.
Jean-Michel Frodon et Stéphane Delorme, « Je tiens au peut-être », in Cahiers du cinéma, n°629, décembre 2007.
Serge Kaganski, « Kechiche, rédac chef invité », in Les Inrockuptibles, 11 décembre 2007.
Abdellatif Kechiche, « À ceux qui voulaient détruire La Vie d’Adèle« , in Rue 89, 23 octobre 2013.
Jean-Marc Lalanne, « Comment Abdellatif Kechiche aborde la réalisation : « Surtout ne pas faire du style » », in Libération, 14 janvier 2001.
Jean-Marc Lalanne, « M. Hulot dans le 9-3 », in Les Inrockuptibles, 7 janvier 2004.
Michaël Melinard, « Cette jeunesse n’a pas de place dans le paysage audiovisuel », in L’Humanité, 7 janvier 2004.
Jean-Baptiste Morain, « Vénus enchaînée », in Les Inrockuptibles, 27 octobre 2010.

Jacques Morice, « Abdellatif Kechiche : « Il me semble que la générosité de l’équipe finirait par transpirer dans le film. Et aboutir à une fièvre, une transe » », in Télérama, 12 décembre 2007.
Didier Péron, « Kechiche face à son destin », in Libération, 12 décembre 2007.
Marlow Stern, « The Stars of ‘Blue is the Warmest Color’ On the Riveting Lesbian Love Story« , in The Daily Beast, 9 janvier 2013.
Jean-Luc Wachthausen, « Voyeurisme et lutte des classes », in Le Figaroscope, 9 octobre 2013.

Ressources audiovisuelles
« Allons au cinéma ce week-end », Canal +, 16 février 2001.
« 13/14 – France Inter », France Inter, 7 janvier 2004.
« Tout arrive », France Culture, 7 janvier 2004.
« 13/14 – Edition nationale », France 3, 27 février 2005.
« Journal de 20h », France 2, 23 février 2008.
« Hors champ », France Culture, 20 octobre 2010.
« Journal de 20h », France 2, 22 octobre 2010.
« 19/20 Edition nationale », France 3, 23 octobre 2010.
« Cinémas le magazine », France 5, 30 octobre 2010.
« La Master class d’Abdellatif Kechiche », Forum des images, 3 novembre 2010.
« Journal de 8h », RFI, 27 mai 2013.
« Le journal de 20h », France 2, 8 octobre 2013.///Article N° : 13769

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