Discours de Jacques Toubon,

Ministre, président du Conseil d'Orientation de la CNHI et Secrétaire Général du Cinquantenaire des Indépendances en 2010.

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Le cinquantenaire et la reconstitution de l’histoire
Je veux simplement dire quelques mots à l’orée de cet atelier que l’Académie abrite aujourd’hui et parler, d’après mon expérience multiple, de ce que l’histoire et la restitution de l’histoire peut nous apporter puisqu’en ce qui concerne le cinquantenaire il a un double visage. Elargir la connaissance de ce qu’a été l’histoire des relations entre la France et les pays indépendants de l’Afrique subsaharienne française et de ce qu’elles ont été quand il n’y avait pas d’indépendance et quand ils étaient tous intégrés dans l’Empire Colonial Français, et comment cette histoire a évolué avec la décolonisation et les événements qui se sont produits depuis 50 ans.
Mais en même temps le travail du cinquantenaire à travers les débats, les communications et les événements, c’est qu’est-ce qu’on fait de tout cela pour l’avenir ? Comment dans les prochaines années se situe le destin de l’Afrique et comment peut-il y avoir totalement ou partiellement une communauté des destins avec la France et l’Europe. C’est le sens du travail du secrétariat du cinquantenaire qui relève de ma compétence qui s’adresse à la France et à chacun des pays concernés.
La France et la Guinée : rappel du processus de décolonisation
La Guinée est dans un ensemble dont les contours humains, historiques, économiques, culturels sont irréfragables dans l’Afrique Subsaharienne Française. Elle compte 15 Etats et non pas 14 et la Guinée en fait partie.
Nous avons voulu faire un exercice de reconstitution historique pour raconter l’histoire exactement et dissiper les confusions surtout aujourd’hui où la culture historique est plutôt en baisse, comme la culture générale dans les jeunes générations. Il y a eu un processus de décolonisation entre la France et ses colonies. A partir des années 1930,1940 et surtout 1950, on a observé une tension croissante dans les colonies et la politique française entre la situation d’appartenance à l’Empire français, des millions de kilomètres carrés et d’habitants qui avaient obtenu après la première guerre mondiale la citoyenneté qu’on leur avait promise après la première, mais qui n’étaient pas des citoyens comme les autres ; et c’était ressenti profondément par les organisations syndicales de ces pays, par les nouveaux partis politiques crées en particulier dans la mouvance du PCF, et par les intellectuels sénégalais, camerounais, congolais…en pointe de ce combat.
Cette tension devait se résoudre. Quelques esprits très minoritaires pensaient qu’elles se résoudraient par un renforcement des liens (je pense à Barthélemy Boganda mort hélas prématurément qui était partisan de la départementalisation). Mais la grande majorité pensait que nous devions nous inscrire dans le mouvement de l’histoire, qui avait commencé pendant la 2e guerre mondiale où les puissances occidentales avaient montré combien elles étaient faillibles, où les États-Unis étaient devenus la première grande puissance mondiale, où l’URSS et la Chine Communiste avaient accédé à la puissance. Les colonies devaient donc accéder à la personnalité internationale comme l’Inde et le Pakistan avaient commencé à le faire.
On a fait en pratique l’autonomie interne (c’est la loi Deferre de 1956) et dans ce schéma les pays ont pratiqué les choses de façon très différente, contrairement à ce qu’on pense, et les Etats se sont installés dans une relation ambiguë avec la France puisque toujours sous l’autorité de la République mais autogouvernés.
Le régime a changé avec l’arrivée du Général de Gaulle dans la ligne de ce qu’il avait déclaré à Brazzaville en 1944 sur la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il a proposé une organisation de type confédéral, la communauté et on s’est trouvé pendant un ou deux ans dans une ambiguïté : prolonger l’autonomie interne, se lancer dans la pratique confédérale de la communauté ou sauter le pas vers l’indépendance.
Dans cette histoire, l’adoption de la constitution de 1958 est l’acte juridiquement établi qui a permis de résoudre la question notamment pour l’un des pays. Derrière Sékou Touré et son discours de Conakry en septembre 1958, la Guinée a décidé de dire non au référendum du 24 septembre. Donc elle ne pouvait rester dans le statut d’autonomie interne. Et ce que De Gaulle a dit à Sékou Touré et qu’il a répété à Dakar à ceux qu’il appelait « les porteurs de pancartes », c’est donc l’indépendance immédiate avec ses conséquences.
Tous les autres ont dit oui et se sont inscrits dans la communauté. Cette communauté a duré un an, son Sénat s’est réuni deux ou trois fois au Luxembourg. Le mouvement engagé dans les années 50 est devenu irréversible. La France avait sur le dos la guerre d’Algérie et le général de Gaulle, en bon stratège, ne voulait pas que la France soit engagée sur deux fronts. On est donc allé vers un accord avec des variations subtiles selon les pays comme l’a montré l’affaire du Mali ou l’histoire du Cameroun.
Le choix fait par le Général de Gaulle à l’instigation d’Houphouët-Boigny, c’était d’organiser les indépendances non pas dans une grande fédération type Afrique Occidentale ou Afrique Centrale, mais colonie par colonie en créant les Etats à partir des anciennes colonies. Entre l’histoire des 14 pays et celle de la Guinée Conakry (entre parenthèses j’ai horreur de dire Guinée Conakry ou Congo-Brazzaville. Pour moi c’est la Guinée même s’il y en a d’autres comme la Guinée Equatoriale ou la Guinée Bissau mais il faudrait qu’elles soient baptisées autrement) la différence est forte, intellectuellement, symboliquement, politiquement. Comme les indépendances se sont produites dans l’année 60, il a paru légitime que la Guinée n’y soit pas associée. 50 ans après, les choses, je l’espère, sont différentes. C’est aux Guinéens d’en faire la démonstration avec la mise en place, de nouvelles institutions, du nouveau Président qui vient d’être élu dans des conditions qu’on peut considérer comme miraculeuses, et si on voit arriver maintenant en Guinée ce que vous n’avez pas connu depuis 52 ans, on aura complètement refermé la page de l’histoire ouverte en 1958 mais la responsabilité est partagée. Les Français doivent faire le deuil du déchirement et vous les Guinéens, vous devez faire que la parenthèse des deux dictatures (2 fois 25 ans) soit close. Je ne donne pas de leçons. Je dis que c’est cela qui paraît le sens de l’histoire. Toutes les confusions sur l’Afrique, les relations avec la France, l’histoire qui n’est pas celle de notre hexagone doit être restituée de manière exacte, non tendancieuse, non militante mais scientifique et partant du travail des chercheurs d’où qu’ils viennent. Celui-ci doit procéder d’une appropriation à travers les archives par exemple, puis d’une restitution et d’une reconnaissance de l’histoire qui soit celle de l’Afrique, qui relève de la recherche et du travail scientifique, et non pas de la manipulation intellectuelle, militante ou autre à laquelle nous avons assisté depuis les indépendances. L’histoire de l’histoire de l’Afrique
Ce matin je suis venu vous dire et je ne parle pas des pays africains où l’histoire est globalement mal enseignée ou simplement insuffisamment enseignée, qu’il serait de salubrité publique que les jeunes gens bénéficient d’un enseignement, d’une perspective exacte de ce qu’a été l’histoire de leur pays en propre mais aussi de l’évolution du continent africain depuis beaucoup plus longtemps. On a mis en valeur le combat des années 50-60, on a arraché l’indépendance puis on a présenté ce qui s’est passé depuis 50 ans de manière très partisane. Ensuite est arrivé le moment, notamment avec le président Konaré qui est historien lui-même, où on a évoqué la longue histoire qui était derrière le Mali, le Ghana, l’empire Songhaï et on a noyé l’histoire d’aujourd’hui dans le soleil des anciens empires mais c’est un soleil éteint qui ne réchauffe plus les peuples d’aujourd’hui.
La nouvelle mode, c’est la renaissance. Je l’ai vue dans les émissions télévisées de certains pays où je suis allé. J’ai vu reconstruire l’histoire des 30 et 40 dernières années, les grands personnages mis aux oubliettes et celui qui avait disparu il y a 40 ans remis en avant et hop ! voilà l’histoire réécrite. Je ne donne pas de leçons. Il me paraît important pour l’avenir de la jeunesse africaine que l’enseignement de l’histoire dans les 15 pays soit un enseignement remis en ordre, que l’Eglise ou la mosquée ou la bourse du travail si je peux me permettre cette métaphore, soient remises au milieu du village.
L’histoire de l’Afrique dans l’histoire de France
Ce que je dis de l’Afrique, je le dis encore plus de la France où l’histoire de la France est encore enseignée de façon partielle depuis le primaire au secondaire et à l’enseignement professionnel où il y a justement une proportion plus forte d’enfants issus de l’immigration. L’histoire de l’immigration, de la colonisation et de la décolonisation, est mieux connue, mieux enseignée, mais comporte deux défauts. Chez nous le discours est a-scientifique, à côté de la rigueur scientifique et mâtiné de préjugés idéologiques, politiques ou partisans. Mais quelle que soit l’exactitude ou l’approximation de cette histoire, elle est présentée le plus souvent à côté de l’histoire de la France et non pas dedans. Tout mon combat pour l’histoire de l’immigration, c’est que cette histoire fasse partie de l’histoire de la France, de la colonisation et de la décolonisation. Si l’on veut tirer des conséquences du passé pour éclairer l’avenir, encore faut-il que nous ressentions que c’est notre histoire et non pas l’histoire du Ghana, de la Côte d’Ivoire, du Gabon ou du Cameroun.
L’histoire de la France contient l’histoire de la colonisation ou de la décolonisation. On a fait un progrès sur l’histoire de l’esclavage et de la traite, ce qui n’est pas la même chose que la colonisation. Cette histoire est une partie de l’histoire des pays européens et de la France. Il y a beaucoup de phénomènes qui ont concerné le continent africain, le continent américain, mais c’est à Bordeaux, à Nantes, avec des familles françaises, à partir de notre économie nationale, de nos rois, de nos dirigeants que la France est impliquée dans cette histoire. Je souhaite que cette partie soit traitée de façon aussi scientifique que possible, même s’il s’agit d’une histoire sensible qui donne lieu à des réactions difficilement maîtrisables même de la part des savants et des universités. Il faut distinguer ce que dit l’histoire et ce que je pense de l’histoire.
L’exemple de l’histoire de l’immigration
Sur l’histoire de l’immigration, on est en chemin grâce à la CNHI qui montre comment la France a été construite par les étrangers et par l’immigration depuis le XXe siècle. La France ce sont les Etats-Unis de l’Europe, le seul pays qui dès le XIXe siècle accueille et intègre les étrangers alors que les autres pays exportaient leurs ressortissants vers les Etats-Unis par exemple. C’est à partir des années 1950 que le mouvement a basculé et que nous avons ajouté l’immigration post coloniale à l’immigration européenne et que les pays d’Europe, l’Allemagne, la Grande Bretagne, les pays méditerranéens sont devenus des pays d’immigration et pour ne citer qu’un seul exemple il y a aujourd’hui 500 000 Italiens d’origine albanaise.
La fin de l’année 2009 et 2010 furent une période difficile entre toutes. On a buté sur les discussions sur l’identité nationale, le retour à une politique sécuritaire, on a opposé les Français brevetés et les autres qui ne le sont qu’à 30 %, 40 % ou 90 %. L’histoire de l’immigration démontre l’inverse. Français-Français ça n’existe pas. Les premiers habitants de la France, finistère de l’Europe, les Celtes, venaient d’ailleurs. Des milliers de livres ont été écrits sur ce sujet qui se contredisent sur les origines. C’étaient en tout cas des immigrés. L’histoire nous dit que cette population s’est établie sur un pays peuplé par d’autres. Gallo-romains c’est déjà du métissage. Tout le phénomène de « fabrication des Français » pour reprendre l’expression d’Hervé Le Bras ou du « creuset français » pour parler comme Gérard Noiriel s’est établi depuis 200 ans et surtout depuis qu’en 1855 on a mis en place le droit du sol.
Les piliers de la République française
Pour la colonisation et la décolonisation il faut que le même travail soit fait. C’est l’histoire de l’Afrique qu’il faut introduire au cœur de l’histoire de France depuis les quatre communes du Sénégal. La République française s’est construite sur trois piliers. Le premier est l’entreprise laïque qui rend la République indépendante de l’Eglise et qui en fait un lieu du pluralisme et de l’indépendance d’esprit. Le second est celui de l’idée d’une culture universaliste du génie français = la République de la Liberté éclairant le monde. Le troisième, c’est l’idée que la République et l’Empire sont consubstantiels à la construction des deux autres piliers, la laïcité et la civilisation. L’Empire, c’est le moyen d’étendre des idées, de transférer notre modèle administratif et juridique. N’oublions pas que le racisme est communément admis dans le monde au début du XXe siècle. On proclame que les gens sont différents donc inégaux. Il n’y a qu’à se reporter à l’exposition coloniale de 1931 qui est le bilan de la façon dont les pays colonisateurs ont civilisé les peuples non-européens. L’Empire est ainsi une démonstration et la fin de l’Empire est la démonstration que notre modèle est déclinant, qu’on s’est fait « botter les fesses » en 1940, qu’on est faillible, battable, qu’on n’a pas réponse à tout, que le modèle édifié avec l’Empire Colonial s’effrite et l’Empire avec lui.
La force de la colonisation, quelles que soient les péripéties sanglantes qui l’ont émaillée, ce ne sont pas des gendarmes mais les bataillons de fonctionnaires, de médecins, d’infirmières, d’enseignants qui étaient là avec l’idée d’une mission civilisatrice. Peu à peu l’idée s’est effilochée puis effondrée. Ce que le Général de Gaulle dans son discours de Brazzaville, où on lui fait dire ce qu’il n’a pas dit, déclare en disant qu’à la fin de cette guerre rien ne sera plus comme avant et, à la fin de la guerre, il a fait ce qu’il avait dit.
Il est impératif que l’histoire de la décolonisation et de la décolonisation soit notre histoire, et qu’elle permette d’avoir une appréciation juste sur les relations anciennes et contemporaines avec les pays africains et de comprendre ce qu’est la place de notre pays. Un million d’Africains subsahariens vivent dans notre pays dont 50 % de citoyens français qui tiennent une place majeure dans notre nation, dans notre civilisation, dans notre économie. Si on veut solidifier et structurer notre destin commun, le pilier eurafricain dans l’ordre mondial, il nous faut une vision claire de la partie africaine de notre histoire qui a été l’histoire de la colonisation, de la décolonisation et aujourd’hui, me semble-t-il, de la fraternité.

///Article N° : 10108

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