N’invoquer une généalogie et n’évoquer la pérpétuation de la domination que pour mieux proposer une nouvelle humanité : ni vengeance, ni réparation mais une prière à la diaspora pour bâtir la maison de l’homme.
Esclavage, traite négrière, marronnage… Je n’en parle ni au second degré, ni par procuration.
Je ne suis pas, en la matière, un chroniqueur lointain compilant ou pillant la mémoire d’autrui.
Je ne suis pas, sur cette scène-là, un acteur périphérique, affublé d’un accoutrement de circonstance, coincé dans un rôle, confiné dans un personnage d’emprunt.
Je ne suis pas un perroquet récitant rabâchant des faits et des événements constamment réchauffés, indéfiniment reconstruits au gré des élucubrations de thésards en mal de mention ou d’imprimatur.
Je ne suis pas non plus exégète de ces choses-là attendant l’estampille de je ne sais quelle Sorbonne pour authentifier ses doctes cogitations.
Arrière-petit-fils d’esclave, je suis. Et mes racines plongent et se perdent dans la chair vive de nos souffrances.
Arrière-petit-fils d’esclave, je reste. Et mon nom, de consonance brésilienne ou portugaise, comme l’on veut, est loin d’être une météorite tombée par hasard sur les côtes du golfe du Bénin.
Je vous aurais certainement tout dit si j’ajoutais que je suis une île dans les eaux familières d’un vaste océan.
Mon grand-père, Odjo Carlos, est fils d’un des » croisés de la liberté » de la première génération qui retrouvèrent, au terme d’une longue odyssée, l’Afrique-mère.
Ma grand-mère, Emilia Brito, appartenait aux grandes familles » brésiliennes » du Nigeria.
Ma mère, Féliciana de Souza, est petite fille du plus célèbre des » Brésiliens » Francisco de Souza dit » Chacha « , ami du roi Ghézo du Danhomè qui en a fait son vice-roi à Ouidah, porte océane d’où partirent des milliers d’hommes et de femmes vers les Amériques.
» Fejuhada « , » Cuchidu « , » Bacayao « , » Farofa « … ces plats appétissants, ramenés dans nos bagages ont bercé mon enfance, dans la grande maison familiale à Porto-Novo construite sous le modèle des » casas » de Bahia. Et chaque année, au mois de janvier, nous reconstituons, à la fête de » Bonfin » les pas de la samba dans un carnaval géant.
Je suis pollen de liberté et j’ai sillonné toutes les mers, dérivé sur la courbe des alizés, interrogé la rose des vents, avant que ne s’accomplisse mon destin sur la terre de mes ancêtres.
Qui peut, mieux que l’esclave, célébrer l’épiphanie de la liberté ?
Des hommes libres sculptèrent la statue de la liberté. Mais moi, après avoir rompu mes chaînes, j’ai sculpté dans le coeur et dans l’esprit de l’humanité, la table testamentaire de la charte des libertés.
Qui peut, mieux que l’esclave, proposer au monde une nouvelle version des Droits de l’Homme ?
Des hommes libres mettent aux fers, tous les jours, d’autres hommes libres, niant ainsi leur liberté. Mais moi, j’ai payé le prix le plus fort à la liberté. La geste de mon peuple est un hymne à la liberté.
Je suis messager de paix et de pardon. Ni vengeance, ni revanche, ni réparation : tel est le verdict.
Je n’ai plus besoin de mes oripeaux d’exil. Je ne ferai rien des cendres de mes souvenirs vains. Je laisse au musée des accessoires les loques défraîchies de mes rêves décapités.
Eloignez de moi, tel calice d’infamie, les fers de l’horrible enfermement, le carcan de l’inacceptable humiliation, la férule de l’insoutenable déchirement.
Je veux réinventer la fraternité sur les pages encore vierges du grand livre de l’humanité.
Je veux semer l’espérance et moissonner la vie sur les terres encore en friche de l’humaine condition.
Je veux réconcilier le fleuve et la mer à l’embouchure.
Oui, ni vengeance, ni revanche, ni réparation. Vous m’entendez ?
Le sang métis qui coule dans mes veines est notre part d’offrande pour que soient à jamais conjurées la bêtise de tous les exils forcés, la sottise de toutes les formes de mépris de l’homme pour l’homme.
Je proclame, ici et maintenant, un cessez-le feu définitif, et j’adresse, aux dieux du ciel et de la terre ma prière.
Laissez-moi prier
Laissez-moi ma prière
Elle n’est ni blanche, ni noire, ma prière
Ma prière, couleur de vérité
Ma prière, couleur d’éternité
Laissez-moi prier
Laissez-moi ma prière
Elle n’est ni d’ici, ni d’ailleurs, ma prière
Ma prière sans barrières
Ma prière sans frontières
Ma prière est santal
Dans l’air pur des matins clairs
Elle est baume apaisant, ma prière
Ma prière, parfum d’encens
Ma prière, gerbe de sang
Ma prière est brise soyeuse
Sur la peau rêche des passions
Elle est eau lustrale, ma prière
Ma prière, promesse de purification
Ma prière, serment de réconciliation
Ma prière est rosée d’aurore
Sur la soif de tous les Sahel
Elle est phare dans la cécité des nuits, ma prière
Ma prière, ondée de félicité
Ma prière, socle de sérénité
La prière est silence
Sur la partition de la musique intérieure,
Elle est parole proférée, parole recrée, ma prière
Ma prière, énergie première
Ma prière, pluie de lumières.
La prière est cri
Dans le désert des abandons et des reniements
Elle est bouée inespérée au coeur des dérives, ma prière
Ma prière, élan vers le divin
Ma prière, élévation sans fin.
La prière est poésie
Sur les périmètres ternes de la prose des saisons
Elle est éclat et éclair, confetti de soleils, ma prière
Ma prière, éternel hommage
Ma prière, rapsodie sans âge.
Je suis déjà trait d’union entre hier, aujourd’hui et demain.
Je suis déjà lien historique entre ce qui fut, ce qui est et ce qui sera
Je veux être, à présent, le ferment d’une nouvelle alliance entre les hommes, par-delà les races et les classes.
Je veux être le pont de l’espoir jeté par-dessus les mers,
Je veux gommer de vos coeurs les préjugés pluriséculaires dont les stigmates balafrent encore outrageusement l’humanité tout entière.
Et voici, mon chant final. Je la veux comme une bouteille à la mer.
Qu’elle refasse la traversée d’autrefois, la souffrance en moins.
Qu’elle aide à reconstruire la mémoire de l’essentiel, les souvenirs en sus.
Je chante l’Afrique
Je chante tous les carrefours de la souffrance
sur les routes des alizés
Ouidah, Gorée, San Pedro…
Bornes-cimetières tout le long
du macadam froid d’un négoce infâme
Jalons de sang et de douleur
Sur les bas-côtés d’une voie nécrophage.
Je chante tous ces vagabonds
au long cours, tous ces cerfs sans feu ni lieu
Ils allèrent, trimballant leurs destins
par les mers boulimiques
Ils allèrent, sur la selle des pistes
fracasser leur pauvre existence de Nègres.
Tamango
Louverture
Kinta Kounte
Et tous les autres…
Devrais-je vous suivre par les chemins
sinueux de la mémoire ?
J’irai, s’il le faut, au-delà des aurores boréale
Loin, bien loin de la grise mine des cumulonimbus
Plus loin encore du rire polychrome de l’arc-en-ciel
M’accompagne alors la trompette amère d’Amstrong contant nos Golgotha
Ou me saoule et m’enivre
la jubilation festive d’un saxo inspiré
égrenant des gospels.
Et nous édifierons ensemble notre basilique
Basilique de sons et de lumières
dressant des orgues basaltiques
à l’assaut d’invisibles coupoles
Nos yeux alors accrochés à hier
Nous pourrons mieux emmailloter demain
dans les replis de toujours.
Je chante Harlem, vérole noire
sur le visage de l’Amérique blanche
Je chante tous les Soweto d’ici et d’ailleurs
Rivière de boue et de glu
sous les pieds indifférents de l’Oncle Sam
Je chante tous les îlots latins
perdus dans cet océan saxon
Je chante tous les Crusoé périphériques
Victimes résignées du syndrome minoritaire
Je chante la diaspora noire
Qu’elle ramasse le pagne de sa dignité
et jette un pont par-dessus les océans
Qu’elle célèbre l’épiphanie des métissages
et prenne date.
Ensemble, nous construirons
La maison de l’homme.
Jérôme Carlos, né en 1944 à Porto Novo (Bénin), dirige actuellement le Centre africain de la Pensée positive (CAPP) et la radio du même nom à Cotonou. Il a publié Cri de Liberté (poèmes, ABM, Cotonou 1972), Les enfants de Mandela (nouvelles, CEDA, Abidjan 1988), Fleur du désert (roman, CEDA, Abidjan 1990), Le Miroir (roman, Edilis, Abidjan 1994) et des essais : La Culture et le nouvel ordre économique international (Institut pour les pays en développement, Zaghreb 1984), La Fonction culturelle de l’information en Afrique (NEA 1985), Comment je prépare mon examen (Boya,Cotonou 1993).///Article N° : 478