Ecrire un livre sur l’Afrique

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Et si l’Afrique proposait des solutions à l’Occident ? Journaliste et auteur d’un récent ouvrage sur la place de l’Afrique dans la mondialisation, Anne-Cécile Robert évoque un autre regard possible sur le continent et ses maux.

Rarement continent n’a fait autant l’objet d’appropriation de la part des Occidentaux. Que ce soit du point de vue humain (exploitation des populations), matériel (pillages des ressources) ou du point de vue de l’imaginaire, l’Afrique constitue un terrain particulier que les étrangers se permettent d’investir, d’exploiter, de commenter et sur lequel ils n’hésitent pas à porter des jugements de valeur, positifs ou négatifs. Dans tous les cas, le continent noir demeure objet et non pas sujet de ces récits ou analyses qui le concernent pourtant au premier chef. On se permet avec l’Afrique ce qu’on ne se permettrait avec aucune autre partie du globe. Les récentes publications de certains de mes confrères illustrent cette attitude à ce point condescendante qu’elle prétend juger avec violence et mépris un continent entier en se prévalant d’une  » amitié  » pour lui. Il faut arrêter de parler à la place des autres sans jamais se mettre soi-même en question. Une habitude malheureusement bien occidentale…
Pour ma part, je ne me revendique pas  » africaine  » comme d’autres passionnés peuvent le faire. Je suis occidentale et, même bien française. En revanche, je sais ce que je dois à l’Afrique ; je peux dire ce qu’elle m’a apporté et en quoi elle m’a fait évoluer. Et c’est en confrontant cet apport avec la crise morale que traverse l’Occident mondialisé que m’est venue l’idée d’écrire un livre, à la fois provocateur et réaliste, où un Occident décervelé par l’obsession marchande, appellerait l’Afrique au secours. Poussant plus loin le raisonnement dans les champs politiques, économiques et culturels, j’ai essayé de renverser les points de vue en prenant au mot une diversité culturelle souvent revendiquée par les organismes internationaux, mais rarement mise en pratique.
Savoir écouter l’Afrique
Il existe un contraste saisissant entre la richesse des civilisations africaines et leur peu de place dans les débats sur la marche du monde, de même que sur le devenir de l’Afrique elle-même. Cette situation a quelque chose de malsain : on n’admettrait pas que, dans une démocratie, ce soit toujours le même parti politique qui s’exprime ; on ne devrait donc pas admettre que, sur la planète, ce soient toujours les mêmes familles culturelles qui s’expriment. Or la mondialisation économique libérale, l’extension des valeurs marchandes, la montée des inégalités sociales, l’impérialisme permanent des Etats-Unis et des anciennes puissances coloniales entraînent une uniformisation des modèles de société et, en tout cas, des solutions économiques proposées aux pays de la planète, et notamment en Afrique. Outre que ce système mondialisé échoue à organiser la planète de manière juste et équilibrée – il accroît même les inégalités et met en péril l’environnement (1) -, il fonctionne de manière foncièrement unilatérale. La diversité culturelle constitue un principe de précaution : on évite plus facilement les erreurs quand un véritable débat peut avoir lieu. Le monde mondialisé autour des valeurs capitalistes ne le permet pas et les élites africaines, en se coulant dans son moule, participent de cette dictature de la pensée pour le malheur de leurs peuples.
Car il ne faut pas penser de manière manichéenne : malheureusement les élites africaines exercent une grave responsabilité en acceptant cette mondialisation qui est en réalité une nouvelle  » occidentalisation « . Evidemment, elles agissent dans le cadre d’un rapport de domination économique et politique (organisé notamment autour de la rançon que constitue la dette) mais on sait aussi que, partout sur le continent, des voix s’élèvent pour une autre Afrique. Dans le prolongement de Porto Alegre, les forums sociaux africains l’ont montré à Addis Abeba, à Bamako et ailleurs. L’enjeu pour nous Européens et Occidentaux est de demander à nos gouvernements de laisser s’exprimer démocratiquement les populations africaines et de ne plus soutenir, comme le fait la France, des dictatures. Il nous appartient aussi de réclamer l’annulation d’une dette injuste qui étrangle les pays du Sud et de tisser des liens avec les mouvements africains qui portent cette revendication. Comme le dit Serge Latouche, dans la lignée de Jean-François Bayart et René Dumont, l’Afrique cauchemar c’est  » l’Afrique officielle, c’est l’Afrique occidentalisée (2) «  ; il existe une autre Afrique, créative et en prise avec le battement profond des sociétés mais qui n’a pas la parole pour toutes sortes de raisons historiques et politiques. Les travaux de la Malienne Aminata Dramane Traoré (3) le montrent.
A la recherche d’une nouvelle hiérarchie de valeurs
Il s’agit, en fait, de rechercher un équilibre et de voir en quoi les valeurs africaines – dans la grande diversité des cultures du continent noir – pourraient contribuer à améliorer le monde. Ainsi, les Occidentaux se plaignent beaucoup de l’éclatement du lien social, de la solitude et les gouvernements paie des sociologues pour comprendre ce qu’il se passe ; les gens ont recours à des psychiatres grassement payés pour essayer de mieux vivre. Peut-être que si on écoutait davantage les sociétés africaines, on trouverait des solutions à ces problèmes. Le modèle occidental arrive à épuisement. Bien sûr, il ne faut pas, en imaginant ce que les cultures africaines pourraient apporter au monde, idéaliser les valeurs africaines qui ont leur envers, comme toutes les valeurs. Par exemple, le sens de la solidarité et du collectif qui existe en Afrique et que l’Occident a perdu, n’est pas sans envers. Souvent les Africains se plaignent de la trop grande pression du groupe. Il ne faut donc pas idéaliser. Il appartient aux Africains de faire le tri dans leurs valeurs, de les remodeler suivant leurs aspirations et leurs besoins contemporains. Car les valeurs ne sont pas figées et chaque génération doit se les réapproprier.
C’est à une nouvelle hiérarchie des valeurs que nous invitent à réfléchir les sociétés du continent noir dans leur grande diversité. L’Occident capitaliste a placé, au sommet de l’échelle, les valeurs matérielles et il a oublié l’humain. C’est ce que nous rappelle l’Afrique et elle pourrait, dans cette perspective, contribuer – comme les autres – à l’élaboration de valeurs universelles. Des économistes et des sociologues tels Serge Latouche ou Majid Rahnema (4) ont étudié ce que les sociétés du Sud, notamment africaines, pourraient apporter au monde, à partir de l’économie informelle ou des systèmes d’entraide. Mais il existe aussi des enseignements à tirer des habitudes sociales : on critique souvent la lenteur des choses en Afrique (et on a souvent raison), mais ne devrait-on pas symétriquement s’interroger sur l’obsession très occidentale de la vitesse qui fait qu’on oublie l’essentiel, c’est-à-dire prendre le temps de rencontrer les autres ou de réfléchir de manière approfondie à des sujets graves. Combien de fois les Européens ont-ils été obligés de trancher, dans la hâte, des questions importantes alors que rien n’imposait une telle urgence ? On pense par exemple aux traités européens. Le sens de la lenteur nous aurait sans doute aidés à décider plus sereinement. De même, le sens africain de la palabre et du respect de l’autre qui va avec, destinée à assurer la cohésion sociale, a sans doute manqué aux Nations unies dans la gestion du projet de guerre américaine en Irak… C’est à un effort de modestie et d’ouverture d’esprit, nécessaire à la vie, et à un nouvel équilibre des valeurs que nous invite un dialogue véritable avec la diversité des cultures africaines.
Car notre planète ne va bien. L’Afrique au secours de l’Occident est né dans le contexte d’interrogation sur l’évolution du monde mondialisé et les dégâts du libéralisme. Le modèle capitaliste mondialisé met en péril la planète par la logique de rapports de forces qui l’habite et son caractère destructeur des sociétés et l’environnement. Ce modèle montre ses limites, notamment en Afrique où les sociétés ont payé au prix fort les prescriptions du libéralisme mondialisé, et nombreux sont ceux qui cherchent des voies de rechange. D’une manière générale, on se rend bien compte que le mode de développement capitaliste met en danger la survie de la planète entière et qu’il est peu raisonnable de continuer à l’étendre à l’ensemble du monde. Il nous faut donc faire preuve d’imagination et l’Afrique peut y contribuer de manière décisive. Ainsi, en puisant dans ses valeurs, l’Afrique pourrait définir une conception qui lui est propre de la modernité et contribuer en même temps aux interrogations mondiales sur l’amélioration de la planète. Dans cette perspective, il n’existe pas, à proprement parler, de  » retard  » de l’Afrique mais plutôt une  » résistance  » à un modèle économique prédateur. Et cette contradiction devrait nous interroger sur la marche du monde. En tout cas, les Africains pourraient faire de cette résistance un  » avantage comparatif  » et élaborer pour eux-mêmes une conception de l’économique et du social. Ils pourraient, comme le suggèrent Elikia M’Bokolo ou Achille Mbembe (5), construire leur propre vision de la mondialisation.
Pour un vrai dialogue des cultures
Dans ce livre, j’assume un point de vue occidental en essayant de contribuer aux dialogues des cultures. Aucune civilisation ne détient la vérité, pas plus les civilisations occidentales que les civilisations africaines. C’est de la diversité du monde et de la rencontre des cultures que pourra naître un véritable bien-être pour tous. Au-delà des mots, le monde mondialisé est incapable d’accepter cela : l’arrogance de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et souvent de l’Union européenne, le montre. Notre monde étouffe de l’absence de dialogue véritable. Paradoxe : alors que se développent les moyens de communication les plus sophistiqués, on se dit de moins en moins de choses essentielles, sur la vie, la mort, la fraternité, la paix.
L’œuvre de Cheikh Anta Diop, aujourd’hui contestée, m’a inspirée dans la mesure où le grand scientifique sénégalais a montré comment on pouvait, à la fois, affirmer son identité et être tourné vers les autres ; il avait une démarche profondément humaniste. Il est important de le rappeler au moment où, partout sur la planète, en Afrique comme en Europe, une revendication agressive des identités conduit à des conflits ou à la montée des extrême-droite. Un enjeu commun nous lie donc, Occidentaux et Africains : comment rester nous-mêmes, en étant fraternels ? Comment assurer le bien-être économique et social des populations sans injustice ? Comment se construire sans que ce soit au détriment des autres ? Quelles sont nos valeurs et que sommes-nous prêts à faire pour les défendre ?

1. Atlas du Monde diplomatique, Paris, 2003.
2. Serge Latouche, La Planète uniforme, Climats, Paris, 2000 et L’autre Afrique entre don et marché, Albin Michel 1998.
3. Aminata Dramane Traoré, Le Viol de l’imaginaire, Fayard, Paris, 2002.
4. Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Actes Sud/Fayard, Paris, 2003.
5. Elikia M’Bokolo,  » L’Afrique doit produire sa propre vision de la mondialisation « , Africultures, Paris, n°54, page 35. Et Achille Mbembe, De la Postcolonie, Karthala, Paris, 2000.
Journaliste au Monde diplomatique, Anne-Cécile Robert est l’auteur de L’Afrique au secours de l’Occident, préface de Boubacar Boris Diop (Editions de l’atelier, Paris, 2004).///Article N° : 3387

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