Face aux problèmes qu’ils rencontrent, plusieurs éditeurs indépendants africains et occidentaux se sont rassemblés pour imaginer d’autres formes de collaboration. Ce sera la naissance de la coédition solidaire.
La coédition consiste en un accord pour traduire ou adapter un ouvrage, passé par un éditeur détenteur du copyright qui en cède les droits de publication à d’autres éditeurs, étrangers. Tel qu’on le conçoit généralement dans un projet de coédition solidaire, il s’agit un partenariat portant à la fois sur la cession du droit de traduction et la co-impression de livres destinés à être édités dans différents pays. Les acteurs de la coédition sont reconnus soit comme propriétaire des droits, c’est-à-dire cédant, soit comme éditeur cessionnaire, c’est-à-dire acheteur des droits. Le principe de la coédition permet une diminution significative des coûts de fabrication, puisque l’impression commune d’un livre dans une même langue augmente les tirages et réduit le prix de revient unitaire de l’exemplaire fabriqué.
Cette économie de moyens soulève cependant un certain nombre de polémiques, car elle suppose un engagement financier et juridique commun : le partage des pertes et des profits, la garantie de maintien des délais d’impression ou de livraison. Ainsi, le moindre problème technique peut compromettre les partenaires et créer des confrontations juridiques.
Outre le partage des frais fixes, l’éditeur primaire conserve généralement le droit de reproduction du texte. Il se place alors en position de libre arbitre et se porte garant de la visibilité de l’ouvrage. On rencontre ce cas de figure en coédition interafricaine, dans le cas des collections pour enfants » Le Serin » et » La Libellule « , initiées en 2002 par la maison d’édition béninoise Ruisseaux d’Afrique. La cession des droits à d’autres éditeurs peut alors se réduire à une simple autorisation, plus ou moins étendue, de reproduire une uvre, texte et image, de la traduire dans une ou plusieurs langues étrangères. De même peut-on concevoir un partenariat entre des éditeurs qui seraient codétenteurs des droits. D’un principe à l’autre, la démarche diffère d’un point de vue éthique, l’intérêt essentiel de la coédition étant de faire appel à une forte sociabilité entre les partenaires.
On peut donc distinguer différents niveaux de coéditions, qui correspondent à des modèles particuliers d’exploitation ou de développement. Le modèle qui s’est généralisé en France consiste en un partenariat de type commercial, qui établit que les coéditeurs produisent et diffusent leurs ouvrages de manière autonome, suite à une cession des droits d’exploitation du texte et des films d’illustration.
Dans le cas des collections jeunesse » Le Serin » et » La Libellule « , qui associent les éditions Cérès en Tunisie, Éburnie en Côte-d’Ivoire, Ganndal en Guinée-Conakry et Ruisseaux d’Afrique au Bénin, la cession porte sur le droit de reproduction de l’ouvrage et permet de baisser les coûts individuels de fabrication. Un accord de diffusion est passé entre les coéditeurs, qui acquièrent une partie du tirage pour le commercialiser dans leurs propres circuits de vente. L’éditeur qui pilote le projet définit le prix public. Plutôt que d’avoir à négocier de son côté l’acquisition de droits de traduction et d’exploitation, chacun des coéditeurs profite de la démarche qu’entreprend l’éditeur primaire, qui s’occupe d’acquérir ces droits pour l’ensemble des versions étrangères. Ce dernier se charge également de rétribuer l’auteur de la version originale. L’inconvénient majeur de ce type de partenariat est de voir le bénéfice de subventions accordées à des projets communs dirigé vers un seul des participants, l’éditeur pilote.
L’exemple de la collection » Enjeux Planète » (cf.) est quant à lui révélateur de la coédition collective. L’accord entre éditeurs prévoit qu’à tour de rôle, l’un des partenaires pilote le projet, tandis que la majorité des subventions à l’édition est dirigée vers les pays à faible capital économique ou dont les marchés sont potentiellement restreints. Dans le cas d’un projet ponctuel, tel que la publication des entretiens avec Joseph Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ?, (1) la responsabilité financière est prise par deux éditeurs européens, les éditions d’En bas et les éditions de l’Aube, qui se partagent des frais d’édition classiques et imputent à six autres éditeurs, africains, des frais de communication et des frais individuels réduits à l’essentiel : droits d’auteur, coûts d’impression et de transport.
S’il n’existe pas de modèle idéal de coédition pour rendre un projet rentable économiquement, diverses stratégies ont été inventées pour une répartition équitable des tâches et des frais d’édition, la mise en place de stratégies communes de diffusion et de promotion ainsi que pour l’organisation de rencontres et de formation professionnelle. Il s’agit aujourd’hui de les viabiliser.
À l’instar de l’Alliance des éditeurs indépendants, ONG créée au printemps 2002 dans une logique d’appui au développement local des entrepreneurs de l’édition dans le monde, des collectifs de professionnels ont vu le jour avec comme but d’associer la mise en uvre de projets éditoriaux à caractère solidaire à un travail de réflexion collectif sur l’économie internationale du livre. Ce réseau d’une cinquantaine d’éditeurs existe aujourd’hui à l’échelle internationale, convaincu qu’il est utile de créer un organe cohérent de professionnels qui travaillent à des projets communs et acceptent d’assumer des frais de production proportionnels à leurs partenaires dans l’édition.
Ce mode d’exploitation se base sur l’attribution des frais de chacun des éditeurs participants selon un mode de calcul en péréquation, prenant en compte les ressources financières de chaque éditeur et leur pouvoir d’achat. À moyen terme, ces pratiques permettent de soutenir le développement d’associations d’éditeurs nationales ou d’une même zone linguistique, et favorisent les partenariats, les cessions de droit ou le partage des coûts de traduction.
La constitution d’associations professionnelles représente une étape déterminante du processus d’autonomisation du champ éditorial. Concevoir la coédition comme une alternative à la mondialisation est néanmoins une attitude encore peu répandue lorsqu’il s’agit de porter un livre vers un marché à faible potentiel de vente. Rares sont les maisons d’édition européennes engagées dans une politique d’édition solidaire avec l’Afrique. La circulation des textes est encore loin d’être une priorité dans les échanges Nord/Sud.
Plus qu’une éthique, la réunion d’éditeurs en associations pour publier des livres à faible potentiel de vente, comme les ouvrages de sciences humaines, est une nécessité. Elle montre que face aux stratégies de développement des grands groupes d’édition, il est encore possible d’éditer » autrement » et d’élargir la circulation de l’information dans le monde.
D’un point de vue purement éditorial, l’intérêt essentiel de la coédition est de favoriser la mise en place d’une instance collective de décisions et le partage des tâches : travaux croisés de lecture et de correction, choix des caractéristiques techniques du livre. C’est aussi permettre aux acteurs d’un même corps professionnel de se rencontrer, de rendre possible des modes de production qu’ils n’auraient pu assumer seuls et de renforcer la confiance interprofessionnelle.
L’intérêt que peut trouver un éditeur européen à participer à un projet de coédition Nord/Sud ne se situe pas tant dans une perspective économique que symbolique et même politique, puisque beaucoup de petites maisons d’édition indépendantes souffrent elles aussi d’une écrasante situation de monopole sur le marché international du livre. (2)
Les nombreux paramètres qui entrent en jeu dans un projet de coédition à caractère solidaire font que les décisions sont tantôt confiées à l’éditeur qui pilote le projet et tantôt prises collégialement. L’éditeur primaire se porte généralement garant du maintien des délais et des prises de décision vis-à-vis des intervenants de la chaîne de production, en particulier lorsqu’il s’agit du recrutement des auteurs, de l’envoi des textes à l’ensemble du réseau, de la mise en commun des propositions de prise d’exemplaires de chaque éditeur, de la décision de tirage, de l’acheminement des exemplaires vers les pays des éditeurs partenaires.
La difficulté n’en demeure pas moins de parvenir à intégrer toutes les volontés, à tenir compte de tous les rythmes et de toutes les ressources, pour faire émerger un résultat représentatif du collectif et accepté par l’ensemble des partenaires. Le rôle de l’éditeur coordinateur est surtout d’introduire du droit ou des normes là où le secteur de la production culturelle est encore peu réglementé, d’inventer aussi de nouvelles stratégies de rentabilisation des ouvrages. En même temps qu’il recherche ce consensus, il doit assumer le passage d’une réalité économique à l’autre, avec ce que cet exercice a de périlleux : évaluation du budget global, identification des coûts, individuels et collectifs, intégration des subventions éventuelles pour aboutir à un tarif unitaire de base. Dans la mesure où la moindre défaillance technique peut engendrer le péril commun des partenaires, les projets interafricains qui se mettent aujourd’hui en place attachent une exigence particulière à la gestion financière du processus, ce qui exclut parfois les partenaires qui n’ont qu’un faible capital économique.
De même, l’utilisation d’Internet, qui a rendu possible la communication nécessaire à ce type de projets, pose la question de la possibilité d’intégration des pays moins avancés en matière de technologies. Dans un pays comme le Burkina Faso, l’état des infrastructures est tel que les lignes téléphoniques, les connexions internet et tous les systèmes de réseaux informatiques sont les premiers touchés en cas de mauvaise alimentation en électricité.
La question de la diffusion demeure une grande source d’incertitude lorsque l’on évoque l’avenir de l’édition africaine. La coédition peut jouer un rôle déterminant en contribuant à favoriser la circulation des livres édités en Afrique à travers le continent et le monde. Cependant, les marchés et les circuits possibles étant très restreints pour chaque maison, la participation d’un seul éditeur par pays est de rigueur afin d’éviter toute concurrence sur un même territoire.
Dans la phase de transport des exemplaires aux coéditeurs, la principale précaution concerne le suivi des ouvrages d’un éditeur à l’autre. Cette phase nécessite un pilotage très précis. Les ouvrages sont imprimés dans les pays dont le marché du papier et la capacité de l’industrie permettent un travail de fabrication avantageux, et sont ensuite expédiés vers le pays des partenaires.
Dans le cas du Cameroun, Serge Dontchueng Kouam, responsable des Presses universitaires et scolaires d’Afrique, explique que l’acheminement des commandes de livres vers les lecteurs se fait essentiellement par voie aérienne. Le prix de l’envoi d’un kilo de marchandises depuis Yaoundé coûte, à titre d’exemple, 14 euros vers Dakar et 11 euros vers Paris, pour un délai de livraison de 36 heures. L’opération est souvent rendue complexe par la nécessité de faire appel à des transitaires, qui seuls sont habilités à rentrer dans les bureaux de douane. Les tarifs appliqués à la douane ne s’appuient d’ailleurs sur aucun texte, ni sur aucun protocole législatif. Pour les livres qui ne subissent officiellement pas de droit de dédouane, les frais de déclaration avoisinent les 150 euros, auxquels s’ajoute une prime d’assurance si l’envoi excède les 3500 euros. Le moyen de transport le plus avantageux reste encore le colis postal, pour lequel on obtient 9 euros vers Dakar et 6 euros vers Paris, avec les aléas que cette procédure comporte cependant : délais importants lors du transit des marchandises dans les aéroports d’Afrique, dégradation des exemplaires, taxation douanière.
Le choix du transport aérien reste donc intéressant. Certaines compagnies acceptent, après négociation, de pratiquer des tarifs abordables vers les pays à faible capital économique : Jean Richard, qui s’est impliqué dans ce processus lors de l’acheminement de À quand l’Afrique ? explique d’ailleurs que cette prise de position a lieu d’être considérée comme une aide. Il semble que de nouvelles formes de solidarité professionnelles s’instaurent progressivement dans divers corps de métiers, grâce à la modernisation des voies de communication et à la réduction de ses coûts.
La taxation des intrants papier, encre, machines lors de leur passage à la douane n’en demeure pas moins arbitraire : malgré la demande d’application du protocole de Nairobi à tous les pays d’Afrique, les contrôles douaniers représentent encore un frein économique important. Jean-Claude Naba, responsable des éditions Sankofa & Gurli à Ouagadougou, explique qu’il ne parvient que rarement à recevoir les exemplaires commandés intacts et dans un délai normal, de même qu’il est souvent contraint de payer aux douaniers des sommes non déclarées pour récupérer ses stocks à l’aéroport. D’où le besoin de faire appel à des interlocuteurs extérieurs en mesure d’entretenir un contact privilégié avec les transitaires. C’est l’un des objectifs de la coopérative Point Afrique qui propose son aide aux associations, ONG et éditeurs entre autres, pour démultiplier les dessertes dans les pays en voie de développement. Le pilotage de À quand l’Afrique ? a notamment permis à Jean Richard d’établir des accords tarifaires durables avec Royal Air Maroc via le fret de Casablanca et d’Orly, et d’inscrire ces partenariats comme sponsors à l’intérieur des livres publiés.
Les difficultés de la coédition sont bien réelles. Il ne suffit pas de publier un ouvrage à faibles frais pour atteindre une couverture immédiate. Le recours à la coédition peut en outre générer un climat de concurrence pour les éditeurs africains qui utilisent des outils de publication traditionnels : une distorsion de prix se fait sentir entre les ouvrages d’une maison qui est intégrée à un réseau solidaire et ceux d’une maison qui ne l’est pas, parce que le prix public du livre est haussé pour atteindre la rentabilité.
L’union des petits fait la faiblesse des grands, dit un célèbre proverbe jula. Lorsque des partenaires se rassemblent autour d’une même aire linguistique pour effectuer une co-impression de livre et que ce type d’organisation est régi par des principes d’équité, l’économie de moyens peut être considérable. Les frais de production, s’ils sont effectivement partagés et incorporés de manière proportionnelle au calcul du prix unitaire et du prix de vente, peuvent cesser d’être un frein à l’activité éditoriale en Afrique.
Le principe du calcul en péréquation promet l’accessibilité du livre au plus grand nombre, puisque le prix de vente est adapté à la réalité commerciale du public concerné. L’édition classique, qui fonctionne plutôt selon un marché de l’offre, ne permet pas de tels ajustements.
Si les voies de l’autonomie existent, des outils professionnels concernant la gestion, la coordination, la communication et la diffusion manquent encore. La création d’une collection comme » Enjeux planète » nécessite un investissement de départ et une forme de solidarité particuliers, auxquels peu d’entreprises d’édition sont en mesure de répondre. Le processus de coédition solidaire peut donc difficilement fonctionner sans l’apport, dans un premier temps tout du moins, d’un partenaire financier qui permette de répartir les coûts de fabrication du livre.
En admettant que la prise en charge des droits de traduction et des coûts de fabrication soit acquise de manière participative, l’échelle des prix de vente dans les différents pays et l’imputation de l’ensemble des coûts selon une équation solidaire peuvent-ils suffire à rendre un projet viable financièrement ? Est-il possible qu’une simple répartition des coûts puisse harmoniser les différences qui existent entre chaque éditeur ? Pour de jeunes professionnels, arrivés dans l’édition par conviction personnelle, est-il encore permis de penser que c’est au prix du désintéressement que l’on peut rendre possible des innovations dans l’édition africaine ?
1. La publication de cet ouvrage, qui rassemble huit éditeurs dans une perspective de solidarité commerciale, s’est mis en place avec une efficacité déconcertante, tant les éditeurs ont su atteindre, par le jeu des négociations et de la répartition des coûts, de faibles prix de revient unitaires et une qualité éditoriale en Afrique comparable aux ouvrages publiés en Europe. À quand l’Afrique ?, éditions de l’Aube (France), Éburnie (Côte-d’Ivoire), En bas (Suisse), Ganndal (Guinée Conakry), Jamana (Mali), Presses universitaires d’Afrique (Cameroun), Ruisseaux d’Afrique (Bénin), Sankofa & Gurli (Burkina Faso), avril 2003.
2. Lire dans ce dossier l’entretien avec Jean Richard, responsable des éditions d’En bas à Lausanne.Amande Reboul est éditrice au SCÉRÉN-CNDP, présidente de l’association Supédit et médiatrice auprès de l’Alliance des éditeurs indépendants de ce réseau de professionnels.
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