« En 1946, il y a bien décolonisation »

70 ans après la loi de départementalisation de la Guyane

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Professeur agrégé, Edenz Maurice, travaille depuis 2012 à sa thèse intitulée La départementalisation en Guyane (des années 1930 à la fin des années 1970) : une voie française de décolonisation. A l’occasion des 70 ans de la loi de départementalisation de la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion, il revient pour Africultures sur l’état de la recherche historique sur ce sujet.

Vous qualifiez la départementalisation de décolonisation à la française, qu’entendez-vous par là ?
On parle toujours de départementalisation et rarement de décolonisation. C’est un espèce de substantif qui a remplacé une notion beaucoup plus large et l’on a même l’impression quand on l’utilise que c’est une décolonisation honteuse, inaboutie ou fausse. Or pour les acteurs, en 1946, il y a bien décolonisation, ils sortent du colonial, c’est une évidence juridique. Il y a une colonie et au sortir il y a un département. A partir de là, on peut considérer que l’on est bien dans « autre chose » que la colonisation. Après il s’agit de définir ce que l’on met dans « décolonisation ». Cela permet aussi de poser la question de pourquoi aujourd’hui « décolonisation » veut systématiquement dire indépendance, comme si il n’y avait que ce chemin. Alors que ces territoires offrent une autre perspective, qui a 70 ans d’expérience. Cela me semblait intéressant de ramener ce terme, y compris dans l’espace national. Quand on dit décolonisation, on pense à l’Afrique ou à l’Asie. Or il y a bien une décolonisation française qui est autre.

Votre recherche porte sur 50 ans, mais 1946, l’année de la loi de départementalisation est-il un moment de rupture ?
Une date ne peut pas être une rupture. Une date marque un évènement juridique. Mais pour que les choses bougent dans une société, cela prend beaucoup plus de temps. Cette date vient parce que cela bouillait déjà auparavant.
De plus, en 1946 en Guyane, c’est seulement le littoral qui est départementalisé. Il reste 80 % du territoire, quand bien même il ne compterait que 2000 habitants, qui reste sous un statut colonial. Pour ces populations, il faut attendre 1969, juridiquement pour qu’elles accèdent officiellement à la citoyenneté [ndlr : en 1969, une loi abroge définitivement l’arrondissement de l’Inini et crée les communes de l’intérieur de la Guyane] (1) Il faut donc un quart de siècle de plus pour que tout le territoire soit départementalisé.
1946 est une étape, mais ce n’est pas forcément la première et ce n’est peut-être pas la plus importante. Il faut plutôt voir la départementalisation comme un processus, d’ailleurs les -tion en histoire sont généralement des processus. 1946 ouvre une période de transition encore en cours.
Où en est la recherche historique sur ce processus de départementalisation ?
D’abord, il me semble que la départementalisation est très mal connue en Guyane. Un seul historien, Serge Mam Lam Fouck, a mené un important travail à partir des années 1980. Il a écrit une histoire politique, factuelle, qui permet de lire la succession des évènements, de saisir les rapports de force.
La départementalisation est un terme qui a été rapidement préempté par les juristes, les spécialistes de sciences politiques, puis par les hommes et femmes politiques. Selon le bord auquel ils appartiennent, ils donnent une certaine dimension à cette notion, qui est donc une notion polémique.

Quels regards ont justement été portés sur la départementalisation depuis 1946 ?
En 1946, la loi est plutôt bien accueillie, principalement par un regard créole, bourgeois, urbain, scolarisé. Elle est bien accueilli parce qu’il y a beaucoup d’espoirs sociaux. C’est aussi l’aboutissement d’un processus demandé depuis bien longtemps. Avec l’idée disant « nous sommes une vieille colonie, nous avons fait la preuve que nous sommes évolués, assimilés, il est temps ». Ce que je montre c’est qu’à partir du milieu des années 1950, cela se complique. Les espoirs ont été déçus, en terme de sécurité sociale, d’allocations familiales… Il naît alors une expression souvent utilisée depuis de « citoyens de seconde zone », ou comme disait Césaire « citoyens entièrement à part, plutôt qu’à part entière ».
C’est la période où Césaire tourne le dos au Parti Communiste Français, où naît le Parti socialiste guyanais en 1956, c’est la guerre d’Algérie… Tous ces évènements sont concomitants et j’essaie de les connecter, car les acteurs, eux, les connectaient. Certains revenaient d’Algérie par exemple… et amenaient un regard critique sur la situation.
En Guyane, il n’y a pas d’historiens pendant toute cette période : ce sont les acteurs politiques qui parlent de la départementalisation. A la fin des années 50, début des années 60, on a le premier manuel d’histoire locale produit par deux enseignants locaux, censé servir aux enseignants locaux. Il évoque les conflits politiques autour de la départementalisation, mais il n’y a pas d’analyse.
Ce sont des personnes très engagées, membres de nouveaux partis de gauche, qui vont décrier la départementalisation et décrire ce qu’est la départementalisation de leur point de vue. Ces acteurs politiques, ces militants sont aussi enseignants – ils ont la double casquette – c’est eux qui vont former les jeunes à une certaine vision de la départementalisation. Ils le font d’abord car il n’y a très peu de travaux historiques et aussi parce que c’est un combat politique. Aujourd’hui des jeunes rejettent la départementalisation, la vivent mal, de manière un peu honteuse.

Cette décolonisation par la départementalisation, vous avez choisi de l’étudier par le champ scolaire. Pourquoi cet intérêt?
Je suis né en Guyane où j’ai vécu jusqu’à mes 5 ans. De Cayenne et de la Guyane, je n’avais que des souvenirs construits par la mémoire familiale. Quand j’y suis retourné à l’âge de 30 ans pour y enseigner, j’ai redécouvert toute une société. J’avais alors été frappé de constater le nombre d’enseignants élus et engagés politiquement en Guyane. En 2007-2008, on avait Antoine Karam, ancien professeur d’histoire à la Région, Rodolphe Alexandre, ancien professeur d’histoire qui arrivait à la Mairie de Cayenne, Alain Tien-Liong qui a enseigné en professionnel à la tête du département. Je me suis dit que c’était incroyable que les trois lieux principaux du pouvoir – la région, le département et la mairie de Cayenne – soient tenus par des enseignants, et notamment des enseignants d’histoire.
Cela m’a mené à écrire un mémoire qui a donné lieu à la publication du livre Les enseignants et la politisation de la Guyane (1946-1970). L’émergence de la gauche guyanaise (1). Pour mon sujet de thèse, j’ai élargi au-delà des enseignants à tout le champ scolaire, des années 1930 à 1980.

Quelle méthodologie adoptez-vous ? Sur quelles sources vous basez-vous ?
J’ai décidé de choisir un angle : l’école. C’est un champ particulier dans lequel je crois, car pour moi c’est le lieu de tout le social. C’est aussi un angle très hiérarchisé que j’ai voulu voir par ses deux bouts avec les ministres, les décrets, les circulaires et redescendre avec les enseignants pour en voir l‘application. J’essaie de confronter le travail d’archives par le haut avec beaucoup d’entretiens de terrain. Il y a donc une démarche un peu ethnographique.
La nouveauté, c’est qu’à partir du moment où j’étudie l’école, j’inclus toutes les communautés : il n’y a pas une histoire des Créoles, une histoire des Marrons, une histoire des Amérindiens ; il y a une histoire de l’école avec tous ses acteurs.
Je me suis rendu compte que les Créoles écrivent sur l’histoire du littoral. Et l’intérieur de la Guyane est plutôt réservé aux anthropologues et ethnologues. Il y a une sorte de séparation disciplinaire qui correspond à une séparation coloniale, géographique, juridique. J’essaie de proposer une histoire qui va restituer cette histoire de séparation, mais qui au départ prend le territoire et ses acteurs comme un tout.

Vous accordez une place centrale aux acteurs dans vos travaux. Pourquoi ?
Il y avait un vrai renouvellement de l’histoire coloniale et impériale et ce renouvellement plus général s’appuie sur une histoire croisée : les acteurs ont énormément bougé. Pendant la période coloniale, si l’on prend les enseignants, ils ont été faire leurs études universitaires en métropole, parfois ils ont été enseigner en Afrique… puis ils sont revenus en Guyane. Ces personnes viennent avec des expériences vécues auparavant. En suivant ces acteurs, on s’aperçoit que ce qui se passe en Afrique peut avoir une résonance en Guyane. J’essaie de proposer une histoire qui prend en compte la circulation des acteurs et des idées.
Quand il y a départementalisation, Senghor est présent dans les débats, le sénégalais Lamine-Guèye aussi. En 1946, il n’y a jamais eu autant de représentants des colonies à l’Assemblée. C’est un débat qui concerne tout ceux qui sont colonisés.
Je veux essayer d’apporter des conclusions, des réflexions, des regards qui sortent du cadre de la Guyane, qui permettent d’arrêter de penser la Guyane comme une « île » qui serait spécifique ou alors une « île » qui aurait énormément de similitudes avec les Antilles. Parfois la Guyane a beaucoup plus de similitudes avec des territoires africains qu’avec les Antilles. Je veux écrire une histoire qui est coloniale dans un Empire.

(1) Gérard Thabouillot, Le territoire de l’Inini 1930-1969, Matoury, Ibis Rouge éditions, 2016, 904 p.
(2) Edenz Maurice, Les enseignants et la politisation de la Guyane (1946-1970). L’émergence de la gauche guyanaise, Matoury, Ibis Rouge éditions, 2014, 158 p.
///Article N° : 13543

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