Pour la première fois la chaire annuelle de création artistique du Collège de France ouverte en 2005 invite un écrivain à y officier. Et cet événement est double puisque cette chaire a été confiée à Alain Mabanckou, faisant de lui le quatrième Africain à entrer ainsi dans cette institution née en 1532. Quant à son cycle de cours, ouverts au public, il s’intitule « Lettres noires : des ténèbres à la lumière » et il a été introduit, hier jeudi 17 mars, par la leçon inaugurale de l’écrivain essayiste, qui n’a pas manqué de rappeler « je suis un écrivain, devenu Professeur grâce aux Etats Unis », où il enseigne la littérature francophone à Los Angeles (UCLA). Reportage au cur de cet évènement.
L’entrée en scène. #Mabanckou
#Mabanckou. Non, vous ne rêvez pas, c’est le Collège de France qui vous invite à LiveTweeter #Mabanckou. Le Collège de France a un community manager. On est en plein Tremblement glissantien, avec des cultures en contact et tout et tout. Et le Tremblement commence quand j’arrive à grande foulées au Collège de France à 17h59, chargée comme un âne prolétaire, et que je manque de me faire écraser par une voiture protocolaire qui ne plaisante pas avec la vie privée comme le suggèrent ses vitres teintées très opaques. La voiture se gare dans la cour du Collège de France (« – Tiens ? Il a le droit ? ») et la tête ronde et juvénile de Jacques Toubon m’apparaît soudain : « – Mais qu’est ce qu’il fait là, celui-là ? »
Parce qu’après tout, je suis surprise, je n’ai pas été habituée à ça. À ce que les littératures africaines, francophones etc. intéressent ceux qui pourraient les consacrer, et en les consacrant, les diffuser, et pourquoi pas, soyons fous, les légitimer. Et de facto, je n’ai jamais eu le sentiment que ceux qui s’y intéressent (à ces littératures) les intéressent (les dépositaires du sacre). Sinon, pourquoi le chômage ou le RSA vous attendent-ils à la sortie de l’amphithéâtre le jour-même de votre soutenance de thèse sur lesdites littératures ?
Puis le Tremblement se prolonge avec l’épisode de l’entrée en scène, un épisode entre Bourdieu et Rosanvallon. C’est l’entrée en scène du pouvoir symbolique, des hommes blancs aux cheveux bancs en costumes gris – les Collégiens – une réalité bichrome dont l’uniformité nous rappelle brutalement que la culture française se joue sans les Français, ou plutôt avec certains Français. Et parmi cette quasi vingtaine d’hommes
deux femmes.
Dans la salle, autour de moi, l’attente messianique est palpable – une attente confiante d’ailleurs, bientôt confirmée « – Mabanckou, il est sapé ! » Une veste de velours d’un bleu vif et moiré. Une chemise blanche brodée et un nud papillon noir qui garantissent le contraste. D’épaisses lunettes stylisées devenues sa signature depuis qu’il a délaissé ses couvre-chefs. La salle applaudit, Alain Mabanckou n’a pas encore dit un mot : « – Mon Dieu, qu’il est beau ! », « #africanjamesbond » entend-on soupirer et twitter dans la salle. Le tableau tristement sociologique qui se dessinait se métamorphose grâce à l’irruption du Beau et d’une présentation de soi digne d’une battle de voguing. On se souvient alors de la racine commune du cosmopolitisme et de la cosmétique
L’art de répondre en ayant raison
Et puis dans cosmopolitisme, il y a « politique ». Une fois passé le ravissement de son entrée en scène en habit de lumière, Alain Mabanckou met à l’épreuve le genre de la Leçon en jouant habilement avec les codes de la neutralité et les formes de l’éloquence. En fait, il ne joue pas, il agence. Pas de vision progressiste de l’Histoire littéraire – ni de l’Histoire des mentalités : du sourire Banania affiché partout en 1916 à la monstruosité du bi-national affichée partout en 2016, le retour du même. Mais la Leçon va peu à peu se détourner du scandale – Discours de Dakar, racisme ordinaire de Nadine Morano
Car il s’agit de maintenir à tout prix l’égalité des places dans l’échange. Et s’il y a une place qu’Alain Mabanckou n’a jamais convoitée, c’est celle de victime postcoloniale.
Si Alain Mabanckou rappelle que la littérature coloniale diffusait ses fictions d’explorateurs et de découvreurs de l’Afrique quand « l’Africain » en question n’avait même pas donné sa vision du monde, sa Leçon revient aussi sur l’Histoire d’une mobilisation parfois oubliée. Car il y a eu le sourire Banania en 1916, et puis il y a eu le 1er Congrès de la Race Noire en 1919. Il y a eu le Discours de Dakar en 2007, et puis il y a eu la Leçon Inaugurale d’Alain Mabanckou en 2016. Ce qui importe, c’est qu’on formule une Réponse. C’est la condition d’une égalité.
Le Collège de France est voisin de la librairie Présence Africaine – ils se situent sur le même trottoir, ce qui en dit long sur la cartographie du Quartier Latin : les études européennes et les études africaines ont toujours cohabité dans des espaces communs, sans que le Tremblement n’arrive. Au Collège de France, plus aucun cours dédié depuis l’époque de l’Empire colonial français, explique Antoine Compagnon dans son discours d’introduction, évoquant les cinq chaires alors consacrées « au Sud » en Histoire coloniale, en philologie indochinoise ou en sociologie musulmane
et financées par les gouvernements généraux des colonies. Et depuis 1960, plus rien. Depuis 56 ans, plus rien.
Alors, on se dit que cette Leçon inaugurale « fera date ». D’autant qu’Alain Mabanckou n’est pas entré par effraction sur la scène du Collège de France. L’entrée par effraction, c’est une métaphore récurrente dans le discours sur les Lettres africaines où l’on « dérobe » la forme romanesque, où l’on « kidnappe » la langue française, où l’on « dynamite » le système littéraire
Ce soir-là, au Collège de France, on n’oublie pas les rapports de force, mais on s’en dégage – car, comment transmettre, éduquer, expliquer, avec le poing levé ?
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