Cher Jean-Luc,
C’est avec un grand intérêt que je prends connaissance de ta réaction quant à la chronique que j’ai publiée récemment dans Africultures concernant le Congrès des écrivains d’Afrique et de sa diaspora, congrès qui s’est déroulé à N’Djaména. Je me permets donc de te répondre ici sur certains points
D’abord, comme tu as su bien le dire, allons droit au bout de choses, sans passer par quatre chemins, même si le chemin à emprunter devrait être finalement celui de la croix ! Notons surtout que, sauf erreur de ma part, et je n’arrive toujours pas à me l’expliquer, tu n’as pas été présent au Congrès de N’Djaména. Pourtant tu sembles, selon tes mots, » surpris » par ma chronique alors que je n’ai fait qu’exprimer mes sentiments, ma vision qui aurait été contestée, et je l’aurais compris, par un auteur ayant été invité !
C’est vrai que le parfait amour qui règne dans notre milieu littéraire m’aurait conduit à un discours plus consensuel, plus flatteur, voire très reconnaissant parce que j’avais été invité, nourri et logé !
Cher ami, j’avoue que lorsque je prends ma plume pour rédiger cette chronique pour Africultures, je le fais toujours avec une totale indépendance, sans m’imposer une quelconque autocensure. La liberté de ton est essentielle, et j’ai pour principe de ne pas bêler par instinct grégaire quitte à être la mauvaise herbe de la prairie.
Le terme » Africain-Américain » que j’utilise te semble exagéré ?
Cher ami, je ne fais que traduire la réalité du peuple noir américain. Et d’ailleurs, ne disent-ils pas ici » African-American » ? J’habite près de l’une des villes où l’on croise un Noir à chaque intersection : la ville de Detroit, connue pour la place qu’elle occupe dans la construction mondiale d’automobiles (Ford, Pontiac, GMC
). Le maire de cette ville, un Noir, a » africanisé » son nom et s’appelle maintenant Kwamé Kilpatrick ! L’africanisme ici n’est pas un vain mot, et je ne parle même pas des querelles virulentes des égyptologues dont certains défendent à corps perdu l’uvre et les enseignements de Cheikh Anta Diop.
Bien sûr, cela fait parfois sourire de voir avec quel zèle certains Africains-Américains s’y mettent
Et alors, tu me demandes de laisser les écrivains Africains-Américains assumer leur identité ?
Non, cher ami, je ne peux pas être insensible à la question de l’identité noire américaine. Et notre collègue tchadien, Nimrod, a eu raison d’écrire dans son brillant essai Tombeau de Léopold Sédar Senghor : » La situation des Noirs américains rappelle singulièrement celle des Africains. Ils sont Noirs, c’est-à-dire, des êtres à part « . C’est toujours Nimrod qui souligne : » Nos cousins d’Amérique et des îles ont mieux que nous vu uvrer tant de maîtres qui manient le fouet, certes, mais aussi la plume et le pinceau. »
Je ne peux donc dire comme toi » de grâce laisse ces écrivains assumer leur identité « . Je n’ai pas une conception morcelée, compartimentée du monde noir, et, rassure-toi, je ne suis pas de ceux qui oublient Madagascar lorsqu’ils dessinent une carte d’Afrique !
C’est donc dire que ce qui bouleverse le monde noir américain me concerne de très près. Souviens-toi aussi que nos aînés (Senghor, Césaire, Damas et bien d’autres) ne s’étaient pas dit, à leur époque, devant le mouvement des écrivains Noirs américains de la Negro-Renaissance : » De grâce laissons ces écrivains assumer leur identité « . Tout au plus, ce mouvement venu de » nos cousins d’Amérique » nous a ouvert un champ esthétique indéniable !… Nous sommes tous des rejetons de la Negro-Renaissance et de la négritude. Pourquoi donc l’Américain Williams E. B. Dubois fut-il qualifié de père fondateur de la négritude ? N’est-ce pas parce que, malgré son africanisme trop sentimental, il avait reconnu ses attaches africaines au point d’écrire, au sujet de l’Afrique : » C’est le grand cur du Monde noir où l’esprit désire ardemment mourir. C’est une vie si brûlante, entourée de tant de flammes qu’on y naît avec une âme terrible, pétillante de vie… » ?
Cher ami, tu soulignes, à la fin de ta lettre » Je ne te demande pas d’être le chantre de l’engagement. Je te demande juste de respecter le choix des uns et des autres « .
Je ne sais pas qui sont les uns et les autres. Mais il est difficile aujourd’hui de dire ce que c’est que l’engagement. Beaucoup se couvrent derrière ce masque obscur pour donner des leçons aux autres, pour donner une vision du monde où il y aurait d’un côté les vrais fils d’Afrique, et de l’autre les » ingrats « . Donc, par nature, je me méfie de ceux qui brandissent les bannières de l’engagement, et ce sont les mêmes qui réclament à hue et à dia » l’Authenticité « . Lisons ce que nous dit encore Nimrod : » Les nouveaux maîtres du verbe ont omis de noter que ce fut au nom de l’authenticité que le maréchal Mobutu détruisit son vaste et riche pays. Pour le même motif, le Tchadien François Tombalbaye instituera le culte de sa modeste personne. »
Tu as cité un académicien français qui te remettait un prix littéraire de poésie ? C’est une très belle citation. Et qui laisse à réfléchir.
En ce qui me concerne, je cite simplement une amie, Lylian Kesteloot qui, dans l’introduction de son Anthologie négro-africaine, au sujet de l’engagement, écrivit ce qui suit : » Et il est préférable en effet de se cantonner dans son petit moi que de jouer les grandes orgues de l’unanimité nègre sans y croire
La question de l’engagement se règle dans la conscience de chacun et n’est pas un critère esthétique
»
Cher ami, il me semble que les écrivains africains de la nouvelle génération vivent une crise. Je ne sais pas si c’est une crise d’identité. Ecrire un livre ne veut pas dire devenir le porte-parole d’un pays, d’un continent. Le plus souvent nous confondons vitesse et précipitation et ne prenons pas le temps de mûrir notre réflexion, ne fut-ce que par respect pour ce que nos aînés ont édifié. Grisés par des succès de petits cercles, applaudis par les spécialistes de nos littératures, nous sentons nos chevilles enfler, des ailes nous pousser et nous croyons vite enterrer les géants qui nous regardent et se demandent où va cette période de prolifération » d’agités du bocage « , de faux prophètes. Et alors, au lieu d’écrire, de nous épanouir dans notre passion de l’écriture, nous privilégions le slogan creux, les oriflammes, les petits-fours et les pancartes des manifestions qui sont plus corporatistes que littéraires.
A ce sujet, moi aussi, comme les politiciens français, tous les matins avant de me raser, je relis ces propos très justes de notre ami Nimrod :
» Après Senghor, il ne nous est plus permis de produire des uvres mal assurées, pas plus que d’arborer le masque de l’exotisme. Ils sont nombreux, ceux qui rêvent de nous le faire porter. »
A très bientôt, et avec toutes mes amitiés
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