La chanson est maintenant connue l’audience de la poésie s’est évaporée…
C’est un constat établi presque dans un élan d’unanimisme apocalyptique. Il n’y aurait, semble-t-il, plus rien à faire, la machine infernale suivant inéluctablement son cours. Il ne nous resterait alors qu’à composer, en alexandrins, avec des rimes riches, l’oraison funèbre, organiser dans la dignité les funérailles, dénicher quelque part un vaste cimetière marin et prévoir une épitaphe avec les mots suivants : ci-gît Dame Poésie, Muse adulée par Ronsard, Hugo, U’Tamsi et les autres, délaissée par des héritiers ingrats et prodigues…
La Poésie, dernier rempart de l’être dans toute sa profondeur, serait agonisante, alitée autour de quelques admirateurs forcenés et accrochés jusqu’à la dernière pulsation à cette douairière pour laquelle toutes les interventions chirurgicales auraient échoué. De même que le poète marocain Abdellatif Laâbi parle du « soleil qui se meurt », la Poésie se meurt et nous serions, par voie de conséquence, coupables d’une des infractions les plus honteuses du Code pénal la non-assistance à personne en danger, j’allais dire, à poésie en danger.
Il est vrai que le malaise est présent. On ne peut occulter cette réalité effroyable. Pourtant, qui de nous, lecteurs et poètes, nous interrogeons sur les causes de cette fin de règne annoncée ? Jadis, le roman n’occupait pas l’espace qu’il détient aujourd’hui. Il avait, si j’ose schématiser, une fonction alimentaire et il se publiait dans des quotidiens sous forme de feuilleton. La poésie était alors la discipline de prédilection, le genre de la séduction, de l’enchantement, du savoir-vivre, de l’élégance et de l’émotion. Beaucoup d’observateurs imputent aux surréalistes le crime du malaise poétique. Ceux-ci ont, semble-t-il, éloigné le public de ce genre littéraire en imposant l’écriture automatique, irréfléchie et inconsciente. Ils ont ainsi oublié le chant, l’émotion, donc la quintessence de la poésie. C’est oublier aussi que la poésie traditionnelle avait ses limites avec une prolifération de règles (la versification) qui cantonnaient le poète à la fonction de comptable de syllabes, de dénicheur du bon alexandrin. On trouvait des strophes parfaites, des vers justes et irréprochables dans la métrique. Pourtant, encore fallait-il que ceux-ci fussent inspirés. C’est de là que provient, me semble-t-il, la principale cause du divorce entre la poésie et son lectorat. Il y a une différence criarde entre un poème pensé et un poème inspiré. Le premier provient de l’homme et de l’homme seul, avec ses fantaisies. Le deuxième, provient certes de l’homme aussi, mais celui-ci a l’impression de servir d’intermédiaire, de scribe, de passeur. C’est de la Poésie, celle qui appartient à la fois à l’homme et qui peut aussi s’en détacher, préserver sa virginité et regarder les époques s’égrener sans que sa substance se désagrège. Or, la poésie pensée est celle qu’Annie Lebrun qualifie, à juste titre, de poésie langagière. Selon elle, cette poésie » ne pesant que son poids de papier, dissuade chaque jour un peu plus de miser encore sur les mots « . (1)
Aussi, n’est-il pas surprenant d’entendre dire que la poésie n’est plus ce qu’elle était. Il n’y a plus de rimes. Les textes sont illisibles. Pour qui écrivent ces poètes ? Que veulent-ils dire ?
Lorsque j’analyse quelques parutions contemporaines, je constate qu’il n’est pas aisé d’affecter une fonction à ce genre littéraire. Chaque poète tire, à sa manière, la sonnette d’alarme. Entre deux mots, on décèle vite la désespérance, le pessimisme. Comme ce poète belge, Gaspard Hons, pour qui la poésie est une « herbe accomplie en ce peu d’eau« . (2) Il y a dans cette définition un soupçon de résistance. Pour sa part, le poète cubain Eliseo Diego modère sa vision, bien qu’on y entrevoie un certain repliement : « un poème ce n’est que le bonheur, qu’une conversation dans la pénombre, que tout ce qui s’en est allé et n’est plus que le silence « . (3) Cette approche me fait penser à celle du poète polonais Julian Tuwin, mais celui-ci propose une ouverture lorsqu’il affirme : « quand je sais que le poème sera, j’enferme entre parenthèses l’univers, et je pose le signe de la fonction devant ». Il est à noter que Tuwin corrobore ce que nous soulignions plus haut, à propos du poème inspiré. Tuwin reconnaît que le poème doit venir et il ignore quand il viendra. Alors, que penser des poètes qui écrivent par commande sur tel ou tel sujet (la faim, le Rwanda, la guerre civile…) ? Est-ce vraiment de la création ? Le créateur doit douter. Douter de ses capacités à se surpasser. Douter de l’inspiration. Viendra-t-elle ou ne viendra-t-elle plus ? Loin de nous l’idée de créer un amalgame au sujet des textes d’urgence. D’ailleurs certains ont traversé les époques. Je pense aux Châtiments de Victor Hugo ou au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Plusieurs poètes de la nouvelle génération ont saisi cette nuance. Pour eux, la Poésie ne doit pas perdre sa fonction sociale. « Il s’agit de dire le malheur, la misère et le sang, la mort », rappelle Congo-Mbemba (5) pendant que Babacar Sall complète : « Tout doit être précis/ la mort/ la charité/ le crime/ le mot aussi doit être précis/ telle une arme blanche ». (6) Souvent, cette écriture d’urgence est liée au parcours personnel du poète. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle échappe à l’esprit de la commande, à la poésie de circonstance, sans âme et sans ramifications sincères. Hugo a écrit Les Châtiments alors qu’il était traqué par celui qu’il surnommait Napoléon le Petit…
La poésie n’est-elle qu’une accumulation de mots ? Non, selon l’ivoirienne Tanella Boni : « Les mots n’ont plus de sens/ Assassinés/ Vidés
». (7) Le poète est conscient de l’ambiguïté des mots. Aussi se tourne-t-il vers les images, les éléments de la nature pour définir sa création. Femando D’Almeida, poète camerounais, pense qu’il y aura de la poésie tant que « les arbres n’auront pas fini de s’enraciner dans la terre ». (8) Elimane Kane, avec la même impétuosité souligne qu’il « tisse des poèmes avec des lianes d’altitude... pour inventer une mer d’arc-en-ciel » (9). Hamidou Dia fait appel à la mémoire, source intarissable de la Poésie. (10) Paul Dakeyo, dont la première partie de l’oeuvre poétique fut militante, oriente désormais sa vision vers les éléments de la nature que seule la Femme est censée dompter : « Je songe à ce fleuve qui est ma terre et où les courants s’abreuvent du soleil jailli des sommets ». (11)
Enfin, pour Jean-Baptiste Tati-Loutard, un des poètes francophones les plus lyriques, « le poète navigue entre ciel et terre comme un objet sensible dans l’entrefer d’un aimant ». (12)
Non, la poésie n’est pas morte. Elle est assise quelque part, guettant avec regrets les passants indifférents. En réalité, il faut aller chercher la Poésie partout où elle s’est retirée. La Poésie n’est plus l’apanage des plaquettes ou des recueils. Beaucoup de récits, de nouvelles, de romans perpétuent la tradition poétique. Dans la nouvelle génération africaine, je pense aux romans du Camerounais Gaston-Paul Effa. Des pages d’une poésie indubitable. La première phrase de son roman Mâ ferait pâlir de jalousie tous les poètes : « L’ombre est tombée, la nuit déjà, dans les lacis de ruelles, sur les sept collines de Yaoundé, au bout du monde, au bout du ciel et, sur le tranchant de la lune, moi, Sabeth, je pleure. » (13)
Jean-Luc Raharimanana, écrivain malgache, est présenté comme nouvelliste. Ses écrits sont des pages de poésies dont la fulgurance lyrique déroute souvent ceux qui attendent de lui une histoire simplement narrée : « Et la nuit s’installe, trou noir dans le jour. Et le jour s’engouffre dans le trou de la nuit, spirale, s’y meurt. Voici les ténèbres… » (14)
Le Haïtien Louis-Philippe Dalembert entretient des relations incestueuses avec la poésie. Ses romans remuent le terre d’enfance, la mer, la traversée des mers, l’exil dans un style soutenu et singulier. (15) Même observation pour la trilogie du Djiboutien Abdourahman Waberi. (16)
Cependant, il est à noter que la plupart de ces romanciers nourrissent des accointances sérieuses avec la poésie. Waberi publie des textes poétiques dans plusieurs revues. Raharimanana également, ainsi que Gaston-Paul Effa et surtout Louis-Philippe Dalembert qui compte plusieurs recueils de haute facture dans sa bibliographie. (17)
Pour ces prosateurs, la poésie devient une île secrète d’où jaillissent avec exubérance les thématiques qu’ils prolongent par la suite dans leurs romans, récits ou nouvelles…
Peut-être que la poésie, loin d’être agonisante, n’a changé que de gîte. Elle a décampé de son territoire traditionnel pour suivre l’évolution de ses hérauts. Il n’y a pas de raison de larmoyer, de regretter le temps des envolées, de la déclamation, l’époque où l’on faisait pleurnicher la bien-aimée à coup de rimes embrassées. La poésie a pris un autre visage. Elle est récit, avec une organisation thématique à laquelle aucun poète ne pourra plus se soustraire. Elle accompagne la prose, la séduit, la rend grave, profonde, sinueuse mais virulente afin de traverser le marasme dans lequel s’est empêtré le roman contemporain. Là où certains vantent l’oralité d’un texte, sa dimension philosophique, moi j’y vois de la vraie poésie, celle qui redonne à l’écriture le tumulte, la nervosité, ingrédients nécessaires à une oeuvre réussie. Mais alors, pourquoi ne lit-on plus la poésie ? Mauvaise question. Celle qui nous est proposée est-elle vraiment de la poésie ? Voilà la question. Sous prétexte de liberté du vers, de l’absence de règles, tout aujourd’hui peut nous être servi comme relevant du langage poétique. C’est contre cette liberté dangereuse qu’il faut se liguer. Non pas réclamer à hue et à dia le retour de la versification mais attendre des poètes des textes inspirés, loin des hardiesses cérébrales chères à Denis Roche (18) et son syndicat de poètes et amis qui ont poignardé en plein jour, sur la place publique, la dernière parcelle du langage humain : la Poésie. Depuis, celle-ci porte des pansements et claudique. D’autres maux s’y sont ajoutés : le copinage éditorial, la multiplication du compte d’auteur, le désintérêt des libraires et des médias. Le copinage est le mal le plus répandu dans le microscope poétique parisien. Les collections du Seuil, de Gallimard ou de Flammarion ne publient que des amis ou des célébrités du moment. Houellebeque, Roubaud et des Académiciens qui vident leur fond de tiroir en livrant au public des vers poussiéreux de leurs amours de collège, dans la cour, pendant la récréation.
Parallèlement, la poésie francophone n’a jamais été aussi prolifique mais mal connue : Abdellatif Laâbi, Tahar Bekri, Tati-Loutard, Edouard Maunick, Jacques Rabemananjara, René Depestre, Jean Metellus etc.
Et, ainsi va la Poésie…
Je dis au vent d’éloigner la puanteur
de la putréfaction
je dis au soleil d’illuminer
les bosquets
je demande pardon
au nom de la nuit
au nom des muets
au nom du territoire morcelé
Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour
p. 20
(1) Annie Lebrun, Statue cou coupé, éd. Jean-Michel Place, 1996.
(2) Gaspard Hons, Personne ne précède, Hatier, 1993.
(3) Eliseo Diego, L’Obscure splendeur, Orphée La Différence, 1996.
(4) Julian Tuwin, Pour tous les hommes de la Terre, Orphée La Différence.
(5) Léopold Congo-Mbemba, Le Tombeau transparent, L’Harmattan 1999.
(6) Babacar Sall, Le Sang des collines, L’Harmattan, 1998.
(7) Tanella Boni, Il n’y a pas de parole heureuse, Le Bruit des autres, 1997.
(8) Fernando D’Almeida, L’Arrière-pays mental, Ecrits des Forges, 1991.
(9) Amadou Elimane Kane, La Parole du Baobab, Acoria, 1999.
(10) Hamidou Dia, Les Remparts de la mémoire, Présence Africaine, 1999.
(11) Paul Dakeyo, La femme où j’ai mal, Silex, 1989.
(12) Jean-Baptiste Tati-Loutard, Le Serpent austral, Présence Africaine, 1992.
(13) Gaston-Paul Effa, Mâ, Grasset, 1998.
(14) Raharimanana, Lucarne, Le Serpent à Plumes, 1996.
(15) Louis-Philippe Dalembert. Le Songe d’une photo d’enfance, Le Serpent à Plumes, 1993. Le Crayon du Bon Dieu n’a pas de gomme, Stock, 1996. L’autre face de la mer, Stock, 1998.
(16) Abdourahman Waberi, Le Pays sans ombre, Cahier nomade, Balbala, Le Serpent à Plumes, 1993, 1995, 1997.
(17) Lire surtout Et le Soleil se souvient…, L’Harmattan, 1989.
(18) Denis Roche, La poésie est inadmissible, Le Seuil, 1995.Alain Mabanckou est romancier et poète. On lui doit en poésie Au jour le jour (Maison Rhodanienne de poésie, 1993), L’usure des lendemains (Nouvelles du Sud, 1995, prix de la Société des poètes français), La Légende de l’errance (L’Harmattan. 1995), Les arbres aussi versent des larmes (L’Harmattan, 1995), Quand le coq annoncera l’aube d’un autre jour
(L’Harmattan, 1999). Alain Mabanckou est le poète de la quête d’un pays rêvé. ///Article N° : 1155