Raharimanana, quel qu’en soit le prix…

Lettre à Jean-Luc Raharimanana

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Cher Jean-Luc,
L’article de Nimrod  » Le fol amour de soi « , publié sous la rubrique  » Rebonds  » d’Africultures, a fait référence à ma contribution intitulée  » Ce soir vous lirez Quignard ou Raharimanana  » parue sur ce site le 28 janvier 2005.
Dans cet article, Cher Jean-Luc, je saluais alors L’Arbre anthropophage(1), un livre exceptionnel, éclaté, hardi et d’une bravoure littéraire sans égal. Ton livre m’avait enthousiasmé, emprisonné au point que j’abandonnai toutes affaires pressantes afin de ne point perdre le fil conducteur, la respiration des pages, les effluves de la pensée, la logique de la démarche à la fois sereine et révoltée. Je m’en tenais surtout à l’aspect qui me parut frappant : la définition que tu donnais de l’écriture, le rôle de l’écrivain, son courage face aux fracas du monde. Pour le reste, tu dressais avec minutie l’état du monde, avec un œil rivé sur la condition de l’homme qui lutte, qu’on persécute pour ses idées. Il y aurait tant de lignes à écrire là-dessus en ces temps où un de tes dignes compatriotes, Jacques Rabemananjara, vient de nous quitter, emportant avec lui l’image de l’écrivain, le vrai, celui qui a vécu des choses, accompagné un siècle, tracé des sillons avant de tirer sa révérence et aller s’installer aux côtés d’Ahmadou Kourouma, de Léopold Sédar Senghor, de Mongo Béti et de Sony Labou Tansi…
Dans ton livre, cher Jean-Luc, des pages de l’histoire de Madagascar nous sont esquissées par petites touches, avec en toile de fond les égarements, les préjugés, la souffrance de certains peuples – considérés à tort comme des peuplades, des gens habités par un obscurantisme congénital – ce que prétend cet étrange Bénédict-Henry Révoil et, avec lui, la  » bonne  » pensée occidentale de l’époque dont les parrains sont désignés sans ambages dans L’Arbre anthropophage, le tien, on l’aura compris.
J’ai apprécié combien, à force de patience et d’opiniâtreté, tu es allé dénicher des textes, des documents, ces preuves irréfragables qui dévoilent sans voies de recours la dangerosité de ces idées, surtout lorsqu’elles prétendent se référer à la science, à l’évolution des sociétés. Nous en arrivons au fur et à mesure à cette conclusion désobligeante : l’histoire de l’humanité est marquée par le désir de certains d’imposer aux autres leur conception. L’utopie d’une civilisation idéale mine nos consciences, nous éloigne de l’idée d’un monde marqué par l’addition, la multiplication et non la soustraction, voire la division – cette dernière opération arithmétique, associée à l’avant-dernière, demeurent celles qui auront été pratiquées jusqu’alors dans notre continent…
En lisant ton livre, Cher ami, je t’imaginais le visage sévère, la main tremblante, le clavier de la machine en branle, les feuillets par terre. Il t’arrivait peut-être de souligner, de biffer, de froisser, d’ajouter une lettre ici ou là pour la retrancher quelques instants après. Or je sais que la colère n’a jamais traversé ton esprit. C’est un sentiment qui t’est foncièrement étranger. Je ne suis pas le seul à te le créditer ! Ceux qui te côtoient savent à quel point l’économie de tes propos à l’oral tranche avec la justesse et la profusion de cet univers singulier qui enrichit nos lettres depuis ces dernières années. Tu es persuadé à juste titre que la lame de la pondération est plus tranchante que l’ébarboir de l’emportement. Le résultat a fini par payer dans cet ouvrage qui me donne l’opportunité de faire le constat suivant : ta finesse a consisté à jouer sur deux plans incontournables de toute démarche intellectuelle, l’écriture et la lecture. L’écriture te permettant les cabrioles, la lecture te garantissant un filet lorsque tu retomberais de tes voltiges.
Tes commentaires abondent dans ton livre pour suffisamment alerter les lecteurs. Ceux-ci savent d’emblée, comprennent tout de suite que tu tournes en dérision les préjugés de Bénédict-Henry Révoil. Tu n’es pas tendre avec lui, et pour cause ! Qui peut être allégeant à l’égard d’un intolérant  de cette engeance ? N’a-t-il pas contribué à sa manière à répandre cette idéologie d’une  » civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement « , pour reprendre une formule du Discours de Césaire ?
Ce Révoil commence par présenter Madagascar de façon idyllique, magique  » depuis le vert le plus vif jusqu’aux teintes azurées des pics ardus qui se confondent avec le bleu foncé du ciel « . On se croit en plein âge d’or de la poésie exotique, avec cette exagération qui convainc les ingénus à prendre le premier avion dans le dessin de se dépayser, dopés par une carte postale aussi affriolante. Ce n’est qu’une illusion, Cher ami. Il faut de méfier des compliments venant des intolérants. Cet homme qu’on appelle Révoil nous conditionne en fait à avaler une grosse pilule tout en prenant la précaution d’éloigner le verre d’eau. Alors, se fait jour sa réelle conception de ton île : malgré sa splendeur, Madagascar est en proie au Mal, parce que loin de la civilisation, démontre-t-il ! Quelle civilisation ? La sienne ?
Et voilà que notre homme, funambule maladroit, se lance dans une démonstration préconçue. Il dresse le portrait-robot des différentes races de ton île. Il installe les échelles. Il érige les hiérarchies. Il décrète les différents degrés de capacité à s’ouvrir à la civilisation (occidentale, bien sûr !). Les opérations arithmétiques sont là : je parle de la soustraction et de la division. Sont par conséquent passés en revue, selon l’orthographe de ce type que je garde ici, les Sakataves (Sakalavas), qui sont les vrais nègres; les Howas (d’origine malaise) et les Médécasses – qui sont, eux, modifiés par de nombreuses révolutions et différents amalgames.
On aura deviné, sans être de cette époque d’avilissement, que la première race, celle qui est  » demeurée africaine « , fait l’objet d’une étude apocalyptique par ce Bénédict-Henry Révoil. Ses contemporains l’ont sans doute félicité pour ce  » travail de bénédictin « . Pour lui, les Sakataves n’ont pas d’autres voies de sortie, eux qui traînent leur malédiction de Cham depuis la nuit des temps. Ils demeureront barbares, rétrogrades, ignorants, superstitieux, anthropophages, et comment ! Ils n’avaient qu’à naître dans un autre camp que celui de ces arriérés qui idolâtrent l’arbre anthropophage.
Qu’a-t-il de spécifique, cet arbre ? Il  » mange « ,  » dévore  » comme ces plantes qui,  » saisissant les insectes et renfermant sur eux leurs pétales, sucent tout leur sang et rejettent après leur cadavre desséché. Des morceaux de viandes crue disparaissent avec la même rapidité dans  »la bouche »de ces arbres fantastiques « .
Et lorsque cet arbre est réputé  » manger  » les humains, faut-il s’étonner que le  » travailleur bénédictin  » Révoil fasse des raccourcis, justifie que ces peuplades reculées se ruent sur la coulée liquide et visqueuse qui jaillit de l’arbre pour la boire ? Et c’est là que commence le rétablissement des faits, puisque tu déconstruis les choses. Tu montres le crétinisme de ce raisonnement. J’ai alors, te concernant, argué la déconstruction dans mon article qu’évoque Nimrod, notion dont il faut, bien entendu, rendre la paternité au philosophe Derrida.
Si, parlant de ces Sakataves, Bénédict-Henry Révoil affirme  » leurs habitations sont situées au milieu des cavernes creusées dans les rochers calcaires de leurs montagnes « , tu ajoutes, pour ta part, en commentaires :  » lesquelles montagnes n’existent pas dans l’ouest de Madagascar !  » Car, l’optique de Révoil était, outre le fait de réduire les Sakataves en nègres perdus et anthropophages, de leur coller au passage l’étiquette d’hommes des cavernes. Et sa démarche, tu la balaies de manière cinglante lorsqu’il engage Darwin pour étayer ses arguments. Darwin ou pas Darwin, ton verdict est clair : c’est  » une touche de pédantisme en vérité pour couvrir un discours parfaitement immonde « .
Afin de pousser la satire jusqu’au bout, tu as choisi le titre de L’Arbre anthropophage pour ton livre. A ce sujet, je rassurerais Nimrod que ce n’est pas un hommage que tu rends à ce raciste. Tu lui dénies au contraire l’opportunité de se cabrer dans la couette de l’oubli au regard de la bassesse de ses opinions, fussent-elles celles en vogue à l’époque, mais il avait la possibilité d’être un pionnier en matière de respect de l’être humain.
Ce titre de L’Arbre anthropophage ? Moi j’y vois un coup de pied dans le derrière (pour ne pas employer un mot plus évocateur). Un coup de pied que tu assènes, loin du lâche coup de pied que l’âne donnerait au lion mourant et sans défense. C’est dans ce sens qu’il faut saisir le dernier paragraphe de mon article qui, j’en conviens, ne brillait sans doute pas par sa lisibilité :
 » Ceci est écrit à la fin du 19ème siècle par un certain Bénédict-Henry Révoil, dans un article intitulé L’arbre anthropophage. Titre que retient Raharimanana pour son ouvrage… L’auteur est allé dénicher ce texte raciste dans le désordre des puces de Montreuil. Ah, si Bénédict-Henry Révoil savait qu’un jour un malgache l’immortaliserait de la sorte, et que l’arrière arrière-petit-fils de Sakalava que je suis y consacrerait quelques lignes, aurait-il modifié ses élans ?…  »
Ce Révoil aurait pu en quelque sorte disparaître de la circulation sans laisser de traces et propager dans l’autre monde ses extrémismes. Et c’est un des fils de ces peuplades qu’il méprisait – au point de corrompre même jusqu’à leur appellation – qui le remet au tribunal de l’Histoire, tente de démonter son mécanisme haineux afin d’alerter beaucoup d’entre nous qui n’étaient pas au courant de ces pages sombres.
 » L’immortalisation  » dont je parle est de l’ordre du risible, de la dérision. Peut-être que ce personnage aurait changé sa vision s’il avait su qu’un malgache finirait par l’épingler quelques époques plus tard…
Ton livre, cher Jean-Luc, nous projette l’effigie d’une civilisation à bout de souffle. Sa composition tentaculaire est à l’image du chamboulement des choses vues. Nous ressentons la même rage. Mais attention, pas n’importe quelle rage ! Ton élégance a été de la contenir, de la dominer tout au long des ces pages. Les plus grands livres, les plus grandes pensées sont celles qui explosent de cette manière, dans une colère constructive. C’est ce qui sépare d’ailleurs la littérature – dirait Laferrière- du  » cri d’un oiseau fou « , de l’invective facile, de la simple propagande d’un membre du parti qui prendrait ses prospectus pour de la création littéraire. C’est ce qui nous enchante à la lecture des œuvres comme La prochaine fois le feu de Baldwin, Le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, Peau noire masques blancs de Fanon ou, plus récemment, Tombeau de Léopold Sédar Senghor de Nimrod !
En réalité je sais pourquoi j’ai tant aimé ton livre : parce que c’est toi ! Ce livre c’est aussi moi. Dans tes veines coule le sang des ces peuples que ridiculisait l’obscur Révoil. Notre rencontre a été possible parce que tu es au croisement, au carrefour des hommes qui ont pour passeport  » la courtoisie née de l’échange « . Parce que tu es tout simplement Raharimanana, et que tu tiens à le rester…. quel qu’en soit le prix…
Avec toutes mes amitiés,

1.  Raharimanana, L’Arbre anthropophage, ed. Joelle Losfeld, 2004, 264p.///Article N° : 3787

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