« L’art ne peut pas être figé, si on le fige, l’artiste est mort »

Entretien de Anne Bocandé avec Jean-Luc Raharimanana

Paris, juin 2009
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En Avignon, les festivaliers ont rendez-vous avec les œuvres de Jean-Luc Raharimanana. Thierry Bédard, metteur en scène français, a adapté trois œuvres de l’écrivain malgache : Za, Les cauchemars du Gecko et 47. Les deux premières sont programmées au sein du 63e Festival de théâtre de la ville, tandis que 47 est présentée au festival « off ». Rencontre

Vous présentez trois œuvres au festival d’Avignon. Une belle reconnaissance. Votre travail peut-il contribuer à faire connaître davantage Madagascar ?
On ne peut pas circonscrire mes œuvres à Madagascar. On associe toujours un auteur du Sud à son pays, alors que cela va au-delà. Bien que je sois Malgache, je ne suis pas intéressé uniquement par Madagascar ! On vit dans un monde globalisé, dans un monde où les frontières sont poreuses (même si le Nord ne veut pas que le Sud vienne !)
47 parle surtout des relations entre la France et Madagascar. C’est une œuvre très particulière.
Dans Les cauchemars du Gecko (1) je n’ai pas du tout axé le texte sur les questions malgacho-malgaches. Je parle de comment je vois le monde, pas de comment je vois Madagascar. J’évoque des faits qui portent, selon moi, le désordre du monde. J’aborde beaucoup de choses : l’immigration, le 11 septembre 2001, la question de la mémoire, la figure du Noir en général, du barbare en général, celui qui est le bienvenu ou pas, celui qu’on marque de son étrangeté, la question des frontières mentales, des frontières géopolitiques…
Pour ce qui est de Za, à aucun moment, je ne situe mon œuvre à Madagascar. Mais pour les critiques, c’est très facile de dire qu’un écrivain Malgache parle de Madagascar, ou un écrivain Malien du Mali. Pourtant personne ne demande à Amélie Nothomb, par exemple, si elle écrit sur la Belgique. C’est l’histoire racontée qui intéresse.
Ma première entreprise est la fiction, même si j’aborde des enjeux contemporains. Za est un personnage que j’ai inventé : sa manière de parler est particulière, personne ne parle comme ça à Madagascar. C’est totalement un personnage de fiction, et quand je le fais balader d’une prison à un tombeau, où est la réalité ? D’un autre côté, je pars forcément d’une certaine réalité, je pars de quelque chose que j’aime, que j’aime raconter surtout. Je pourrais partir d’une réalité en France, cela fait tout de même près de 20 ans que j’habite ici ! Je l’ai peut-être un peu fait dans Les cauchemars du Gecko, mais c’est moins lié à la terre de France qu’à la notion de frontières.
Vous revendiquez la fiction, mais 47, qui aborde l’insurrection populaire malgache de 1947 contre le pouvoir colonial français et la répression qui s’ensuivit, a tout de même été censuré par le réseau culturel français. Vous ne pouvez pas nier la portée politique d’une telle œuvre…
47 est une œuvre très particulière. J’ai eu des problèmes pour la programmer dans les centres culturels de l’Océan indien et de l’Afrique australe. Mais il faut savoir que ce ne sont pas réellement les centres culturels qui ont refusé qu’on aille chez eux. Le centre culturel d’Antananarivo nous a défendus. La pièce s’est jouée là-bas parce que la directrice a dit : « il faut en parler, c’est l’histoire de France ». Pour la tournée de l’Océan indien et de l’Afrique australe, il manquait simplement le cachet officiel. Or en Afrique les centres culturels ne sont pas reliés au ministère de la Culture mais au ministère des Affaires Etrangères. Ce sont les Affaires Etrangères qui ont pris la décision de retirer ma pièce de la programmation.
Mais ce que cela révèle avant tout c’est que les pays d’Afrique ont un problème avec leur culture : si Madagascar ou les pays de l’Océan indien avaient des espaces indépendants, on ne se présenterait pas nécessairement dans les centres culturels français. Mais dans cette partie du monde nous n’avons pas d’économie de la culture.
Cet épisode résonne en écho avec l’affaire de Soeuf El Badawi aux Comores (« //africultures.com/php/index.php?nav=article&no=8692« )…
Soeuf Elbadawi est un ami, nous avons travaillé ensemble sur le livre Dernières Nouvelles de Françafrique. Nous sommes tous les deux dans une logique absolument implacable : on ne fait pas de compromis, on parle, on prend position politiquement parlant. On essaie d’aller au-delà de cette tendance à dire : « l’art c’est de l’art, c’est juste de l’esthétique ». Dans des pays comme Madagascar ou les Comores, l’art n’est pas seulement de l’art, cela va bien au-delà. Ma démarche et celle de Soeuf sont similaires : investir le lieu d’origine au lieu de seulement dire « je vais en France et je vais séduire le public ».
Pensez-vous que ces relations conflictuelles révèlent un malaise dans le rapport que la France entretient avec son histoire coloniale ?
Je ne veux pas être caricatural parce que Thierry Bédard, par exemple, c’est aussi la France pour moi. C’est facile de dire : « La France a un problème avec sa mémoire ». Finalement je trouve aussi juste de dire que la France n’a pas de réel problème avec sa mémoire. Quand vous regardez les livres d’histoire en France et le débat mémoriel actuel, vous constatez que ce n’est pas l’Afrique qui en est à l’origine mais des intellectuels, des historiens français. Ce sont eux qui ont commencé à dire qu’il y avait un problème.
Revenons aux lieux d’expression artistique malgache. Vous dites qu’il n’y en a pas d’autres que les centres culturels français. Mais le théâtre doit-il nécessairement se jouer dans ce genre de salles ?
Il y a quelques lieux autres que les centres culturels, avec peu de moyens. Mais il est vrai que le théâtre n’a pas toujours besoin de projecteurs ni de sièges pour s’asseoir. Le théâtre c’est d’abord le verbe, le comédien. L’artiste, c’est le troubadour, c’est d’abord un misérable dans le sens où il est confronté à cette misère humaine et il est obligé de se renouveler pour produire de l’art. L’art ne peut pas être figé, si on le fige, l’artiste est mort.
Pour jouer dans d’autres lieux, même dans la rue, il faudrait que je sois à Madagascar. Il n’est peut-être pas encore temps. Ce n’est pas que je refuse de le faire mais je sais très bien que si je porte mes thèmes dans la rue à Madagascar, je vais mettre en danger les comédiens. Pourquoi ? C’est simple : qui vous dit que les Malgaches veulent entendre ce que les artistes disent de Madagascar ? Qui vous dit que le gouvernement à Madagascar veut entendre la parole des artistes Malgaches ? Si c’était le cas, le gouvernement Malgache aurait créé des lieux et des espaces pour les artistes. Et il ne faut pas penser que c’est seulement une question d’économie. Mais pourquoi des gouvernements, qui ont toujours été plutôt totalitaires ou répressifs, iraient donner des bâtons pour se faire battre ? Organiser le silence, c’est d’abord faire taire les artistes.
Mais attention il y a quand même une place pour les artistes à Madagascar. Je n’ai pas pris cette place parce que pour cela il faut faire comme Soeuf Elbadawi, par exemple et vivre une partie de l’année aux Comores. Mais un retour au pays, ça se prépare.
Vous avez eu le projet de créer un théâtre à Madagascar. Pensez-vous que la diaspora peut participer au renouveau culturel malgache par ce genre d’actions ?
Ce sont des utopies. Je ne dis pas que je ne le ferai pas. Mais cela fait longtemps que je ne rêve plus qu’une diaspora puisse changer la culture, au contraire ce sont les Malgaches du pays qui apportent le plus.
Jean-Luc Raharimanana au Festival d’Avignon : Les cauchemars du Gecko du 20 au 25 juillet au Gymnase Aubanel, Excuses et dires liminaires de Za les 24 et 25 juillet à la 25ème heure, 47 le 17 juillet au Festival Contre Courant de la CCAS, en partenariat avec le Festival d’Avignon. Plus d’informations : « http://www.festival-avignon.com/ » et « http://www.avignonleoff.com/« 

1. Les cauchemars du Gecko : Il s’agit d’une œuvre en plusieurs fragments de textes écrits par Jean- Luc Raharimanana à partir d’une commande du metteur en scène Thierry Bédart autour du sujet « Un état du monde ».///Article N° : 8737

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Les images de l'article
Excuses et dires liminaires de Za © Pierrot Men
47 © Patrick Fabre





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