Raharimanana semble de tous les combats avec des textes dans des ouvrages collectifs contre le colonialisme, les politiques d’immigration, avec des nouvelles et des romans où la nuit et la boue sont le temps et l’espace du désespoir qui aboutit au rire de la folie. Les cauchemars du gecko reste dans la même tonalité, le narrateur se présentant en zézayant comme celui de Za (2008).
Les cauchemars du titre font écho au recueil de nouvelles Rêves sous le linceul (Le serpent à plumes, 1998) ; la nuit, la folie, le vomi, la mort rôdent toujours autour d’un narrateur révolté et épuisé par l’inanité du monde, envahi par des « larmes de rage et de honte » (93). Reviennent, toujours par bribes, des visions de massacres, de barbarie, de situations politiques intenables (pêle-mêle les banlieues françaises, la Palestine, l’Afrique, Madagascar, New York) qui aboutissent, comme dans les textes précédents, au désarroi : « que faire du néant quand il vous remplit ? » (105). Première réponse de l’écrivain et du narrateur : écrire. Mais l’entreprise suppose de croire dans les mots en dépit de l' »épuisement du sens du langage » (101) : ceux-ci ont beau jaillir en listes, en poèmes ou en courtes réflexions selon les pages, le narrateur les nomment « mots mouches » issus de sa « langue exonérée de sens » (52). Seconde interrogation : à qui les lancer pour qu’ils soient entendus, le texte dit « gobés » (52) ? Tous les fragments, organisés en 5 livrets, sont adressés à un « vous » qui a tout de l’ennemi. Il est l’oppresseur, le colonialiste, l’opulent, le « bâillon sur ma bouche » (106) de l’imprécateur et, in fine, le bourreau enfin ironiquement tutoyé (108). Face à lui, le narrateur, comme Césaire, s’affirme « Nègre » (7), « l’autre [
] qui ricane » (7) parlant d' »ici en Occident » (21) et s’identifiant à tous ceux qu’il présente en victimes du capitalisme (55) et des dictatures (53) : « je signe moi racaille, ci-désigné bouc émissaire » (28). A propos de ces rapports de forces qui engendrent la haine, il énonce son double point de vue : « cette histoire est bien trop longue et confuse
ce monde n’est aucunement maîtrisable » (72) puis « je suis du Sud, pauvre et misérable parce que riche Occident. C’est aussi simple que ça. Riche Occident. » (82).
Heureusement pour le lecteur qui ne cherche pas à devenir économiste mais à lire de la littérature, ce texte est captivant pour d’autres raisons que son idéologie. Ce spectacle présenté en 2009 est devenu un montage où s’entremêlent des photos, des tableaux, des poèmes, des citations qui surplombent et encadrent les chaos du texte (l’historien Ki-Zerbo, Pline l’Ancien, Démocrite, Ovide). Cette hybridité générique si à la mode dans les littératures dites postcoloniales coupe court à toute fiction, à tout discours cohérent et exprime ainsi l’impasse dans laquelle le narrateur se sent prisonnier. Dans chacun des 5 livrets-actes, surgissent tantôt des poèmes aussi brefs que des cris, des effets d’accumulation par reprise de formules (« Voyez comme nous sommes beaux » sur une page et demie, 22-23), des réflexions sur cette mémoire lancinante et impossible, des poèmes où jaillissent jeux de mots et ruptures syntaxiques.
Enfin, parlons du mystérieux gecko, ce petit lézard tropical qui marche sur les plafonds, s’immobilise, sort sa langue à une vitesse foudroyante et se signale par son petit cri de gorge. D’habitude charmant, il apparaît tout au long du livre comme la repoussante métaphore de la condition du dominé tropical : « Est-ce rire ou cri que le son du gecko ? [
] Aux blattes le haut-fond de ma gorge, et mon toit de cri infini où rapine le gecko
[
] Gecko gecko, là gecko là où l’on coagule les glauques des rêves, smog noir des temps noirs où choir est conte claudiquant, l’écho gai de tes cris grêles » (66, 73 et 84).
Imprévisible dans sa trajectoire discontinue, le petit gecko ne cesse de crier. Comme lui, Raharimanana sort sa langue en de multiples coups brefs et, quoi qu’il en dise, accepte encore d' »écrire alors pour ne pas complètement sombrer » (97).
22 février 2011///Article N° : 9968