[Chronique avec audio] Monique Séverin, Un cri dans l’eau

"La peine de l’eau ou Sisyphe l’Africaine". Editions Project’îles, 2022

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Deuxième rentrée littéraire pour les éditions Project’îles, qui font entendre en cet automne 2022 la voix de la Réunionnaise Monique Séverin, la voix ou plutôt le cri, presque inarrêtable, avec l’œuvre La peine de l’eau ou Sisyphe l’Africaine.

C’est un cri inarrêtable qui résonne à la lecture de son roman, La peine de l’eau ou Sisyphe l’Africaine, et lorsque l’on entend l’autrice en parler d’un timbre, certes engagé et vindicatif, mais cependant posé et doux. L’Africaine Sisyphe n’a, semble-t-il, plus rien de doux, quand on la lit. Comme si elle était toute entière souffrance et rien que souffrance, incarnée dans la figure d’une narratrice, assise au bord d’une piscine qu’elle abhorre. Comme un poids, l’eau est détestée et portée en soi, eau retenue des larmes, de la naissance, de la vie, eau qui s’assèche avec la mort. On ne peut vivre avec, on ne peut s’en débarrasser sans en mourir. C’est peut-être cette vérité, aux allures d’aporie, qu’elle découvre et qui l’effraie, qu’elle ressasse aussi, la contemplant et l’exhibant à la fois à travers cette surface liquide soudainement devenue miroir.

La grande richesse de ce texte réside dans sa langue, résolument singulière et bercée par le rythme musical, les accents, la syntaxe du créole réunionnais.

Bien des pages ont une saveur d’enfance mais peinent à la raconter, sinon par toutes petites touches, des morceaux de souvenirs tissés des liens entre la narratrice et ses frères et sœurs, la différence si patente entre garçons et filles faite par la mère, elle-même toujours enceinte, toujours déjà en train de poursuivre la chaîne, avec un nouveau paradoxe qui surgit aussitôt : ce premier temps de l’entrée dans la vie, les tendres années de l’âge enfantin, est certes celui de tous les possibles, où les clichés se brisent, mais aussi celui où ils se construisent et se scellent dans la chair le plus solidement. La peine de l’eau fait ainsi le constat de tout ce qui nous tient et nous fige, et sera si long à délier.

La grande richesse de ce texte, où l’on peut regretter par moments le manque d’une réelle histoire et où l’on aurait envie aussi de donner plus d’épaisseur à des personnages qui ont si manifestement des choses à dire, réside dans sa langue, résolument singulière et bercée par le rythme musical, les accents, la syntaxe du créole réunionnais, auquel la romancière recourt aussi très volontiers. La lecture qu’elle en donne, accompagnée par sa musicienne, quand on a le bonheur de l’écouter, est merveilleuse. La narratrice réfléchit sur des mots, des expressions surtout, tellement plus évocatrices parfois dans une langue ou l’autre, distordant le sens pour mieux en faire surgir d’autres. Parfois aussi on sent qu’elle cherche la crudité du verbe, notamment pour dire les relations hommes-femmes, parce qu’une fois devenus grands, les enfants n’ont pas changé, ils continuent à traîner derrière eux le fardeau des lieux communs et des injonctions qui pèsent sur eux et elles, hommes et femmes ensemble, violences contre silences, colères contre non-dits, poids des assignations. Monique Séverin, co-rédactrice de la première édition du Dictionnaire Kréol-Français (Océan Editions, 1987) d’Alain Armand et actrice incontournable de la valorisation des cultures réunionaises, compose et mêle influences et références, fait entendre la voix des poètes et élargit le champ. Grande joie, par exemple, de trouver mentionné le merveilleux travail, Humanae, de la photographe brésilienne Angelica Daas, œuvre aujourd’hui mondialement connue, un temps exposée salle des pas perdus à la Gare du Nord. Les dernières pages se referment d’ailleurs sur le projet humaniste de faire feu de tout bois, sans reniement ni relégation :

À celle qui m’avait dit un jour de colère à tout plaquer : Ne pas pratiquer la stratégie de la chaise vide, je répondrai Tu as raison, je n’accepterai plus d’être un fantôme sur la chaise. À présent, j’écouterai les oiseaux, tous les oiseaux, le vent dans bouleaux et trembles, bambous et bananiers et, arrangements intimes, je chanterai la chanson volée à mon enfance et à ma jeunesse.
Et, ne pas faire injure à la vie, je savourerai l’infime.
Et la douceur, bordel !
Trois p’tits chats sont nés ce matin. Leur mère est « blonde comme les blés » et deux lui ressemblent. Seule la femelle est toutes-couleurs, bâtarde.
Je les aimerai beaucoup tous les trois. (p. 198-199)

Appel qui fait ouverture et espérance, comme si, toute rage effacée, la place, au bord de l’eau, au bord de l’île, au bord de cette piscine redevenue bleue et pure, était enfin dégagée pour une plus grande harmonie. C’est bien l’ambition des éditions Project’îles lancées par Nassuf Djailani et Raharimanana, qui semblent en tout cas bien savoir où elles vont.

 

Annie Ferret, le 3 octobre 2022
Monique Séverin, La peine de l’eau ou Sisyphe l’Africaine,
éditions Project’îles, 2022
extrait lu p. 162-164

 

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