Lettres de Lémurie ou « le rêve recommencé »

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L’irruption d’une nouvelle revue littéraire sur la scène culturelle est toujours un événement – à saluer – mais c’est une véritable fête que d’ouvrir le premier numéro de Lettres de Lémurie ! Tant sont rares les initiatives éditoriales touchant les littératures du sud-ouest de l’océan Indien. « Le rêve recommence » (Petrusmok, 1951), dixit Malcolm de Chazal, cité à l’orée de l’ouvrage.

Certes, le paysage n’était pas tout à fait désert. La revue Project’îles dirigée par l’écrivain comorien Nassuf Djailani[1] fait par exemple un travail considérable malgré la faiblesse de ses moyens et la modestie de sa diffusion. Arrimée en terre comorienne, elle propose deux fois par an un ensemble d’articles critiques et de textes littéraires inédits touchant aux littératures et aux arts des îles indo-océaniennes. On la fréquente aussi pour le dossier copieux qu’elle rassemble à chaque livraison autour d’un écrivain ou d’un artiste. Mais dans cette revue, l’accent est mis sur l’analyse d’œuvres déjà identifiées comme constitutives du patrimoine littéraire plutôt que sur la découverte de nouvelles plumes. C’est un outil critique plus qu’une revue de création.

Le projet de Lettres de Lémurie, porté par les artistes Sophie Bazin et Johary Ravaloson, est autre. Il s’agit de « sortir de l’insularité les littératures du sud-ouest de l’océan Indien » et de faire advenir « un continent littéraire qui ne demande qu’à émerger » (éditorial). De rendre visible, donc, cette Lémurie qui donne son titre à la revue.

Dans leur présentation liminaire, Sophie Bazin[2] et Johary Ravaloson[3] brossent à grands traits le portrait de ce continent mythique, s’appuyant avec délices et humour sur une tradition littéraire née des Révélations du Grand Océan, de Jules Hermann (1927)[4]. Selon Hermann, la Lémurie formait un continent « en forme de croissant, qui s’étendait de l’océan Indien à la Patagonie, partant du sud de Ceylan, englobant les Mascareignes et Madagascar, passant au-delà le cap de Bonne-Espérance (…) ». Il aurait été englouti par un phénomène tellurique d’une ampleur gigantesque. Le mythe fascine depuis lors les écrivains de la région, de Robert Edward Hart jusqu’à Malcolm de Chazal ou Jacques Rabemananjara (« La Lémurie où gît tout l’os de notre énigme » …).

La ligne éditoriale de la revue se caractérise avant tout par sa générosité et sa bonne humeur : « ouverte à tous textes provenant d’auteurs de la Lémurie ou à des textes de tous horizons concernant la Lémurie. Le continent étant mythique, la foi de l’auteur fait foi. » Comme l’écrivent les coordinateurs, « tant que ça grimpe, c’est un bon chemin. »

Promenons-nous donc sur ces terres de légende ou plutôt parmi ces îlots de littérature rendus visibles par leur agrégation, en commençant par savourer la beauté plastique des quelques 200 pages que compte Lettres de Lémurie. La couverture porte une superbe reproduction d’une peinture-chimère de Jimmy Cadet, à la puissance saisissante.  Mais l’intérieur n’est pas moins soigné. La jeune maquettiste Sabine Troisvallets a su traduire dans l’espace de la page et d’une page à l’autre un univers aquatique cohérent, faisant surgir dans les blancs des textes des formes aux allures de protozoaires, plus ou moins grandes, plus ou moins abstraites, qui rythment la lecture et donnent son unité visuelle à l’ensemble.

Les textes sont tous inédits. Poèmes, récits, scène de théâtre, extraits d’œuvres en cours, pages détachées d’un carnet-atelier, hommages au passé ou rêveries hallucinées sur des futurs improbables, qui disent aussi le présent… Écrits par des auteurs d’aujourd’hui, dans des formes très contemporaines. Au sommaire, des écrivains reconnus hors des frontières de leur pays : Shenaz Patel, Ananda Devi, Johary Ravaloson, Raharimanana, Douna Loup, Nassuf Djailani… Mais aussi de nouvelles plumes prometteuses : Soamiely Andriamananjara, Mathieu Jung, Touhfat Mouhtare…, dont le talent – c’est à souligner – s’exprime aussi en langue malgache (traduction par Johary Ravaloson) ou en créole.

S’il ne fallait qu’un seul exemple de ces bonnes surprises, on pourrait s’arrêter à la nouvelle « Herizo S. Razoharimanga, mpanety », de Soamiely Andriamananjara. En quelques pages très denses, brassant les éléments du quotidien d’un jeune coiffeur avec un art virtuose du détail, elle crée un monde burlesque dont le lecteur francophone ne pourra se faire une idée en langue malgache mais dont la traduction très savoureuse accentue la veine faussement naïve.

C’est une démonstration en acte de la vitalité des lettres en Lémurie. Tous les textes n’ont d’ailleurs pas pu trouver place dans ce numéro 1. Place au numéro 2, l’appel à textes est lancé[5] !

[1] Journaliste et écrivain. Dernières publications : Comorian Vertigo (roman, Komédit, 2017) et Hadiths pour une république à naître (poésie, Komédit, 2017).
[2] Plasticienne, Sophie Bazin suit depuis toujours le fil conducteur de la peinture à l’huile. S’y ajoutent d’autres pratiques : photographie, gravure, volumes, performances et installations.
[3] Romancier, il a publié plusieurs récits dont Les Nuits d’Antananarivo (No Comment, 2015), Vol à vif (Dodo Vole, 2016). Il a également traduit en malgache le roman L’Oragé, de Douna Loup, sous le titre Hotsaka (Dodo Vole, 2017).
[4] Le texte d’Hermann a été précédé, comme le rappellent Bazin et Ravaloson, d’essais à vocation scientifique tels ceux du zoologiste Philip L. Sclater (1829-1913) ou du taxinomiste Ernst Haeckel (1834-1919).
[5] http://dodovole.blogspot.com/2018/06/appel-textes-lettres-de-lemurie-2.html

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