En sortie sur les écrans français le 5 octobre 2022, le 12ème long métrage de fiction des frères Dardenne est un magnifique et déchirant regard sur des enfants pris dans les pièges de l’immigration.
De film en film, les Frères Dardenne affinent leur méthode et présentaient au dernier festival de Cannes leur neuvième film en compétition, une performance. Ils ont déjà obtenu la palme d’or pour Rosetta en 1999 et L’Enfant en 2005, mais avaient aussi obtenu le prix du meilleur scénario pour Le Silence de Lorna en 2008, le grand prix du jury pour Le Gamin au vélo en 2011 et le prix de la mise en scène pour Le Jeune Ahmed en 2019. Avec Tori et Lokita, ils ont cette fois reçu le prix du 75ème anniversaire, donc hors catégories, pour cette histoire dramatique de deux enfants béninois qui se prétendent frère et sœur pour rester ensemble et qui sont confrontés aux aléas et à la dureté de la vie sans papiers en Belgique.
Comme le montre leur masterclass à Tunis, la méthode Dardenne, c’est une inspiration documentaire, donc ancrée dans la réalité, mais aussi partir de ce qui leur échappe, et pour cela répéter longtemps dans les vrais décors avec les comédiens avant le tournage, pour les laisser exprimer ce qui n’est pas prévu. Si cela échappe aussi au spectateur, c’est la bonne direction, pour qu’il soit amené à construire lui-même sa relation aux personnages et au récit : « Ne pas être à la bonne place, pour que la vie continue d’irriguer tout ça ». L’intuition est dès lors essentielle. L’improvisation se situe durant les répétitions, pas sur le plateau. Les plans-séquences ont leur propre dynamique sans qu’il y ait besoin de rajouter du rythme. L’attention aux gestes est extrême, même les plus simples. Le tout est guidé par l’épure, pour éliminer tout pathos et aller à l’essentiel.
« On devient cinéaste que lorsqu’on trouve sa méthode de travail », disent-ils. On leur reproche de refaire toujours le même film, sans percevoir que sur cette base, une évolution apparaît, un approfondissement est à l’œuvre : « Ce que nous essayons de toucher, c’est la présence des corps. Que les corps de nos comédiens, que les personnages, soient là. Qu’ils aient une épaisseur, qu’elle résiste à la caméra et qu’elle interroge le regard du spectateur. »
Tori et Lokita confirme cette attention aux gestes, ceux du travail, ceux de la débrouille. Leur précision détermine leur survie. La simplicité des plans ouvre à l’émotion : qu’il y ait suspense ou tranche de vie, c’est le spectateur qui construit le récit dans sa tête. Les dialogues ont leur importance, mais plus encore les métaphores. Ces enfants chantent par exemple dans un karaoké une chanson en italien (« il faut oublier tes larmes »), signe de leur passage par l’Italie dans leur périple migratoire, sans que le récit n’y fasse davantage référence.
L’argent est au cœur du drame : payer les passeurs, aider la famille au pays, obtenir des papiers… La tension monte au fur et à mesure que se tend le piège de devoir prendre toujours davantage de risques pour sauvegarder l’amitié qui les lie. Cette amitié est au coeur du film : elle le sauve de son infinie noirceur en restaurant l’immense humanité et la créativité que développent peu à peu ces deux enfants devenus inséparables pour tromper leur solitude.
Nous ne connaîtrons pas leur passé : le film épouse le présent des enfants, toujours à l’écran, et leur regard jusqu’à un final qui confirme la position des cinéastes contre les conséquences des politiques migratoires : la dérive des enfants vers la clandestinité et ses dangers car ils savent qu’à 18 ans, ils seront expulsés.