Double actualité pour Jean-Luc Raharimanana. Il met en scène et joue jusqu’au 30 mars au théâtre Antoine Vitez à Ivry-sur-Seine (94), sa création Parfois le vide, dont nous avons pu entendre la première version aux lectures RFI du festival d’Avignon en 2016. Pour cette pièce Raharimanana partage la parole avec Géraldine Keller, qui, de sa voix d’opéra, amplifie la tension et le cri soulignant l’absurdité de la cartographie des frontières aujourd’hui, l’insupportable domination de quelques-uns sur la majorité, l’incompréhensible négation perpétuelle des résistances, des espérances. La transe provoquée par le Verbe, par les jeux de mots et de rythmes, qui raconte le gouffre sans fin d’une mondialisation « monde idéalisation. Mondialisation. Monde faite alliénation », est renchérie par les compositions de Jean Christophe Felhander aux percussions et de Tao Ravao aux guitares. Et puis, en ce mois de mars, Raharimanana publie aussi un roman, Revenir, qui clôt, comme il le dit lui-même un cycle d’œuvres ouvert avec Nour, 1947 en 2001. Un cycle qui, en interrogeant l’Histoire de la colonisation, les mémoires trouées, les crimes étouffés, les résistances dissimulées, termine avec un roman de l’intime, celui de l’enfance heureuse auprès d’un père aimant dans le Madagascar des années 70-80, celui de l’adulte traversé par tout cela, qui écrit aujourd’hui.
Quel a été votre processus d’écriture pour Revenir ? Vous confiez que c’est la première fois que vous parlez de vous.
Je n’ai pratiquement jamais parlé de ma vie… Ce n’était pas forcément le sujet de mes écrits mais c’est cette histoire que je voulais raconter depuis longtemps. Vraiment. Tout jeune, j’étais complètement obsédé par l’enfance de mon père, une enfance qu’il ne racontait jamais. Tout est parti, de ce moment : j’avais moins d’une dizaine d’années, je rangeais des livres, et cachées au fond de l’armoire où mon père rangeait ses documents de recherches, j’ai vu et lu ses lettres d’amour pour ma mère. J’étais très ému. J’ai appris dans ces lettres que mon père souffrait de l’absence de son propre père et de sa propre mère. Ma mère est la femme qui l’a fait renaître de cette absence de parents.
Je n’osais pas dire à mes parents que j’avais lu leurs lettres d’amour. J’avais conscience d’avoir trop fouillé, que ce n’était pas pour moi. Je n’osais pas leur poser de questions précises, et en même temps ça me rongeait d’imaginer que mon père, un papa magnifique, n’ait pas eu de papa. Il ne racontait jamais. On avait juste une photo de notre grand-papa, un homme assis sur une chaise avec deux autres personnes autour de lui. Et rien d’autre. Mon père n’avait rien non plus à raconter sur cet homme mort très jeune. Dès que je lui posais des questions sur mon grand-père, il disait : “tout a commencé quand j’ai vu une belle femme sur la plage, et que je lui ai jeté un caillou”. Il parlait de ma mère. Je l’ai entendu mille fois sur cette histoire de coup de foudre avec ma mère. Il ne pouvait pas raconter autre chose, ça lui faisait trop mal.
Cette découverte des lettres face au silence de votre père a donc été déterminante dans votre parcours ?
C’est à partir de ce moment que j’ai compris que ma vie ne serait jamais séparée de l’écriture. A 17 ans, je me suis alors dit que je ferais trois livres et que le quatrième serait sur mon père, sur cette enfance. J’ai fait Lucarne, puis j’ai débuté Nour, 1947 qui a pris du temps. Rêve sous le linceul s’est intercalé entre les deux. J’ai fini Nour en 2001. J’allais m’attaquer à l’histoire de mon père avec L’arbre anthropophage. Toute la première partie avec les discours autour de ce qu’est être malgache et le rapport aux langues était pour moi l’introduction à l’histoire de mon père. C’était en principe des notes de brouillon, des réflexions pour entrer dans la matière même de l’écriture. Et puis, au moment où j’allais réellement attaquer l’histoire, mon père se faisait arrêter, torturer. C’était saisissant. Le livre a basculé, les notes et réflexions sont devenues une partie à part entière. La deuxième partie s’est transformée en histoire immédiate, une sorte de journal et de mémos pour affronter les juges pendant son procès. Mais, ce n’était pas la manière dont je voulais raconter mon père, son enfance entremêlée à la mienne. Je voulais raconter mon enfance heureuse, et la sienne en miroir, tourmentée, je ne voulais pas réduire au politique l’image de mon père, la réduire à la torture, à un récit qui ne tient pas compte de sa dimension personnelle, intime. A cause de cette torture, tout était déformé, l’homme qu’était mon père disparaissait devant les événements politiques du pays. Mais Revenir c’est aussi cette impossibilité de séparer ce père de la politique. J’ai écrit le roman Za un peu comme ça aussi. Quand notre papa a été arrêté, pendant 24h, nous ne savions pas s’il était mort ou non. Puis, j’ai pu entrer en contact avec lui. Par téléphone. Il avait la voix pâteuse, et c’est là que j’ai réalisé qu’on l’avait torturé notamment au niveau de la bouche. La langue de Za, écrit bien après, est sortie à ce moment-là, ça a été un point de départ. J’aurai pu continuer autour de ça, de la prison où était incarcéré mon père, mais je me suis accroché à ma promesse d’enfance : écrire une belle histoire. Je ne voulais pas écrire ce père à partir de la prison. Je ne voulais pas le planter là.
Et maintenant il faut Revenir. C’était une promesse d’enfant. Si c’était juste l’enfant qui écrivait, Revenir ne comporterait que l’histoire de mon père. Mais c’est l’adulte que je suis qui a écrit, l’adulte traversé par tout cela…
Pourquoi avoir présagé quatre livres ?
J’avais de l’admiration pour les auteurs qui font tome 1, 2, 3. J’aimais beaucoup l’idée de cycle. Et j’avais peu de matière au départ, personne ne racontait du côté de mon père. Je pressentais qu’il fallait du temps.
Pourquoi avoir choisi de raconter votre histoire à la troisième personne, dans la bouche de “Hira”, le narrateur ?
J’avais écrit à la première personne au départ mais ça ne marchait pas. C’était trop dur. J’étais beaucoup dans la confusion de l’histoire de mon père, de sa famille. Je n’arrivais pas à tisser l’histoire. Un ancêtre du côté malgache de ma mère s’appelait Hira. Avant la colonisation, chez les Antakarana, sur l’île Mitsio, il était maître de l’écriture (katibo) -le sorabe, ou l’écriture en caractère arabe, était exclusivement pratiquée par les katibo. Alors, petit, quand je lisais et écrivais, tout le monde trouvait ça normal, comme si j’étais habité par l’esprit de Hira. Sans que j’en ai conscience, c’était une place à part dans la famille.
A partir du moment où j’ai choisi la troisième personne de narration, et Hira comme nom de mon personnage, tout a été beaucoup plus limpide. J’ai compris aussi que mon écriture est plutôt du côté maternel que du côté paternel. Du côté maternel, il y a une pratique du Verbe, même si cela avait été interrompu par la colonisation. Non pas que les gens aient cessé de raconter mais la fonction de maître de parole et de l’écriture a été soit complètement interdite par la colonisation, soit folklorisée donc discréditée. Le Christianisme est passé par là aussi, diabolisant les katibo et le sorabe. Les gens ont continué bien sûr, à leur manière, sauf lors de la génération de ma mère où personne n’a été réellement possédé par le Verbe. Ça a sauté une génération.
Je n’ai pas eu conscience d’une initiation. Ni de moments précis s’y apparentant, mais il y avait ces signes, le fait d’être né sous un destin trop fort, né le 26 juin, jour de fête nationale qui célèbre l’indépendance.
Et c’est votre mère aussi qui vous a donné les premiers cahiers sur lesquels vous avez commencé à écrire…
C’est elle qui a donné les premiers cahiers. Elle, je pouvais accepter qu’elle lise mes poèmes, pas les autres. Et elle n’a jamais eu peur de ce que j’écris. J’écrivais sur la mort, j’écrivais des choses sombres, j’étais perpétuellement en colère quand j’étais petit. Cette colère-là, mon père en avait très peur, il disait : « ce petit, soit il va mourir de colère, soit on va le tuer, il raconte trop de choses qu’on ne veut pas entendre ». Il se demandait : « Pourquoi il ne voit que ça ? Pourquoi il ne voit pas autre chose ? ». Ma mère, elle, n’a jamais eu peur. Elle lui répondait : « Non il ne va pas mourir de cela, laisse-le écrire, c’est ne pas écrire qui le tuera ».
La symbolique des cahiers est dans l’œuvre Revenir puisque c’est la forme que vous avez choisie pour articuler le récit. Une forme qui s’est imposée deux mois avant le rendu du manuscrit sur lequel vous travaillez depuis 7 ans.
Quand vous écrivez, vous êtes dans une sorte de chape de plomb. La question de la distance est compliquée. Surtout que dans ce livre il y a mon histoire personnelle, celle de mon père, de la lignée maternelle, l’histoire de Madagascar aussi. Et c’est là où cela devient davantage de la fiction d’ailleurs : des personnes importantes dans ma vie ne veulent pas apparaître dans le livre donc j’ai dû recomposer la chronologie, choisir des moments, en mettre d’autres à la trappe. C’est pour ça que c’est marqué roman et non autobiographie, et que ça a été plus facile de le faire à la troisième personne. C’est une fiction aussi dans l’articulation du temps aujourd’hui à celui de l’enfance. Dans les différents cahiers, il y a ces époques. Je réinvente un monde à partir de là.
Au-delà de la symbolique du cycle, était-ce le moment de Revenir ?
C’était le moment oui, mais ça reste troublant que dès mes 17 ans je décide de faire trois livres, un cycle avant de m’y attaquer. Un rêve d’adolescent qui se réalise dans le temps, et par le fait que mon père ait réellement commencé à raconter juste après sa libération, en octobre 2002.
Au moment de sa sortie de prison, il est encore très faible, avec la torture qu’il a subie. J’ai toujours connu mon père fort. Quand on est sorti de voiture qui nous ramène à la maison, moi je vais vite comme d’habitude et lui est resté derrière. J’ai dû revenir en arrière pour l’aider. C’était un choc pour moi. C’était dur pour lui, il s’est appuyé sur moi et je lui ai dit : “Mais en fait, papa, ce qui te fait le plus mal dans la torture, c’est que tu te rappelles que tu as été un enfant battu…”.
Il a dit “oui”. Et à partir de là il a raconté, non pas la torture qu’il a subie, mais cette enfance qu’il avait enfouie au plus profond de lui. Et Revenir, c’est vraiment revenir vers son récit. Le processus lui était compliqué : arriver à dire à son enfant qu’il était un enfant battu. Lui, qui a toujours été dans la culture, l’éducation, avec les enfants délinquants, en réinsertion sociale. Comme sociologue, politique, finalement il faisait tout cela pour réparer cette enfance, et pouvoir donner à chaque enfant, les siens, et ceux de la nation, une enfance magnifique aussi. Son échec politique, la dictature, la corruption et la misère actuelles de Madagascar, tous ces enfants dans la rue, pauvres, c’est terrible pour lui. Vraiment terrible. Revenir marque une rupture pour moi, c’est la fin d’un cycle. J’ai fait mon premier cycle.
Écrire son histoire, c’est finalement écrire la vôtre à partir de votre geste d’écrire.
A l’époque, enfant, je ne pouvais pas me projeter parce nous sommes à Madagascar, en dictature. Je vois bien que les livres il n’y en a que chez nous ou chez quelques amis de mon père : en dehors il n’y a pas de livres, ou alors des livres en mauvais états, des livres interdits qui circulaient sous le manteau. Je ne pouvais pas imaginer mon nom sur la couverture d’un livre, mais je savais que j’allais écrire. Avant Lucarne, j’étais fortement convaincu que j’allais mourir vers 33 ans, 35 au maximum, mais quand j’ai dépassé l’âge de mon grand-père paternel, 33, je me suis dit : « Essayons désormais d’atteindre 100 ans ! ».
“Corps de votre femme, chair de votre écriture, qui des deux vous est pays ?” écrivez-vous dans Revenir. Dans ce roman toute la question de l’écriture est mise en écho avec la relation amoureuse de Hira avec “Elle”, au point qu’au départ elles se confondent avant de se confronter.
Le livre c’est revenir vers “Elle”, ne pas être condamné à être seulement la réalisation du récit du père, à être l’instrument d’écriture d’une mémoire. Mais avoir une vie personnelle et en même temps de ne pas mettre public une histoire intime. Je n’ai pas vraiment envie, elle n’a pas envie. Parce qu’elle voit le poids de l’écriture. Elle veut vivre son histoire d’amour c’est tout. Je l’ai rencontré très tôt. Elle était avec moi dès Lucarne. Tout ce que j’ai traversé en tant qu’écrivain, les nuits d’insomnie, les jours d’absence…elle aurait pu partir. Sans elle il n’y aurait pas tous ces livres c’est sûr. Il y aurait d’autres livres peut-être parce que j’ai écrit avant, j’étais un furieux de l’écriture, mais tout cela, ce n’est que si… Avant elle, j’étais convaincue que je mourrais jeune. Quand il y a les censures, les attaques très fortes sur mon écriture, je sais qu’en rentrant, le pilier est là, elle me reconstruit comme elle le dit elle-même. Elle répare. Mais cela fait que mon écriture est un lieu où elle sacrifie aussi sa propre vie.
Votre père constatait que vous écriviez des choses que personne ne veut pas entendre. De vos œuvres, il est souvent dit qu’on y ressent de la colère. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Avant cela me mettait en colère qu’on me dise que j’étais en colère. Parce que je trouve étonnant qu’on ne soit pas en colère sur plein de choses. Je ne comprends pas en fait. Mais maintenant la question est plutôt de voir l’inverse : comment écrire non pas sans colère mais écrire tourné davantage vers la célébration de la beauté, malgré tout. La beauté est aussi toujours dans mes textes. Par exemple, j’avais fait une version sans colère de Parfois le vide mais pour le moment ça ne marche pas. Ça va demander un processus d’écriture, de temps.
Dire la colère est essentiel dans votre œuvre pour aller au-delà : “Mon but n’est pas d’aller dans la blessure mais de la traverser pour arriver à ce que la cicatrice soit possible”, disiez-vous dans Rano, Rano.
Je suis en colère contre ce qui met en colère. Je peux accepter que les gens pensent que je suis en colère, violent. Je peux comprendre que dans un livre au cinéma etc, le spectaculaire se lise plus facilement. Quand on prend mes livres on comprend d’abord la colère, et ensuite il faut prendre le temps de voir que finalement je suis un auteur plutôt doux. Je l’ai compris dès Lucarne où les Malgaches feuilletaient le livre, lisaient un peu et disaient : “non non pas ça”. Pareil pour Rêve sous le linceul. C’est Nour qui a changé les choses. A partir de ce roman, de la part des Malgaches, j’ai eu beaucoup moins de reproches par rapport à la question de la violence, au fait de raconter la saleté, la pauvreté et on me dit même maintenant que j’étais visionnaire. Nour 1947 a complètement changé les choses, et Madagascar 1947 on n’en parle même pas, c’est un livre en train de devenir un classique chez les lecteurs malgaches. J’espère que Revenir prendra le même chemin.
Où est Madagascar pour vous aujourd’hui ?
Dans Parfois le vide : “Que je te raconte cette vaste farce où la dictature fut la rizière sans fin de cet amiral sans flotte trébuchant sur un laitier qui crut pouvoir s’introniser empereur sans douter un seul instant qu’il mordra la poussière sous les coups de cul d’un DJ imberbe ayant troqué ses vinyles contre les kalachs des caporaux, mais le DJ lui-même, hein Momo, tu crois pas qu’il s’est pris une grosse branlée de bois de rose par son propre économe flanquée de sa chérie sapée d’ananas ? Tu ris ? C’est pourtant notre histoire. Trop con pour être vrai n’est-ce pas ? Attends de voir comment finira l’économe flanquée de sa chérie sapée d’ananas ! Tu ris. De ce pays que nous sommes. De ces entrailles que nous sommes. De ces brûlures que nous sommes. Le rire nous mène à mort. Je tombe de rire. Mais tu dis Momo que ça fait longtemps n’est-ce pas que je suis tombé. Que nous sommes tombés. Ils nous jetteront bien tout à l’heure dans la poubelle de nos rêves. Pour l’instant, nous sommes les rois du bitume, nous volons en groupe de gobeurs d’étoiles.”
Tout ça c’est véridique, l’amiral, le laitier, le DJ, l’économe flanqué de sa chérie sapée d’ananas, ce sont nos dirigeants : où voulez-vous que je place Madagascar ? “Il n’y a plus de pays”. J’ai des conversations imaginaires avec Sony Labou Tansi, je lui dis “mais Sony réveille-toi, dis-moi comment raconter Madagascar, tu me fais chier d’être mort” J’ai des conversations avec lui comme ça. De temps en temps il me dit et redit : “je fouette les mots à cause de leur silence”.
On est dans l’absurde, donc mes prochains livres seront sur cette absurdité. C’est tellement incroyable, au premier sens du terme, ce qui se passe à Madagascar. Que raconter ? Comment tu commences, hein Sony ? Il y a la peste, le trafic de bois de rose, le massacre des villages, etc. Comment raconter ? J’y réfléchis quand j’entends certains collègues dire on est “tout monde”, “l’universel”, que la langue française est une langue africaine etc. Oui, mais, qu’est-ce qu’on fait concrètement ? Je ne sais pas comment raconter le pays maintenant.
A l’heure de la mondialisation peut-on parler d’une mémoire nationale ? Ne s’agit-il pas d’une mémoire continentale, globale de l’humanité qu’on fractionne aujourd’hui pour se défausser de notre responsabilité ? Le fait par exemple de parler de l’histoire coloniale comme de l’histoire des pays africains et non celle de la France est une manière de se défausser. Et ce n’est même pas seulement l’histoire de la France, c’est aussi celle de l’Europe, qui a décidé de coloniser le monde, pas seulement l’Afrique. Mais aussi les Amériques, l’Asie etc. Je ne peux pas raconter seulement Madagascar.
Mais le “Tout-Monde” dans la perspective d’Edouard Glissant propose de repenser le monde justement à une autre échelle que les nations…
Ce que je voulais dire c’est qu’on cite le « Tout-Monde » à tout va alors qu’on n’a pas lu Glissant ; le « Tout-Monde » devient un mot magique qui résout tout. Qui réellement a lu Glissant ? Qui comprend parfaitement Glissant ? Quand je prends ses livres, souvent je ne comprends pas. Je relis, je relis. C’est aussi la force du “Tout-Monde”, il faut s’arrêter à chaque phrase. C’est comme Nietzche, je trouve tout magnifique mais je n’y comprends rien, et c’est normal, il faut le relire et encore le relire. Ma lecture de Glissant, à une échelle moindre, c’est presque pareil. Pour moi le discours sur le « Tout-Monde » actuel, c’est plein de gens qui ne comprennent pas la pensée de Glissant. Je ne pourrais pas dire que j’en sais davantage, mais c’est de la facilité que de le citer sans cesse. On ne met pas le “Tout-Monde” en opposition avec “qu’est-ce qu’on fait là maintenant ? Qu’est-ce qu’on écrit à propos du monde justement ?”. Ce n’est pas le tout de parler de “la rencontre des langues”, mais qu’est-ce que cela signifie ? Parler toutes les langues du monde ? Que signifie cette “rencontre” dans l’écriture même ? Dans nos actions ? Dans nos pensées ? Face à l’immédiat de la vie ? C’est comme les gens qui vont décrier la négritude en disant “ un tigre ne dit pas sa tigritude il saute sur sa proie”. C’est facile d’isoler et de citer cette phrase de Wole Soyinka, mais j’ai envie de dire à tous les détracteurs de la négritude, j’ai envie de dire à Wole Soyinka : « Entre d’abord dans l’œuvre de tous ces auteurs nègres, on ne débat pas avec des pirouettes, les as-tu lus ? Peux-tu maintenir cette phrase en les lisant ? En tenant compte de leurs combats, de leurs succès ? De l’urgence et de la nécessité de cette écriture ?» Quand Soyinka a dit ça, il m’a extrêmement déçu. Moi, je considère que quand je ne sais pas je ne sais pas. En tant qu’auteur, en tant que styliste, tu peux trouver des phrases efficaces, qui percutent. Les fainéants de la pensée s’en emparent et les brandissent pour cacher leurs propres misères intellectuelles. Glissant, c’est pareil, on picore des phrases dans son livre, on se sert du titre « Tout-Monde » et basta, on pérore.
Quels sont les livres qui composent la bibliothèque de Raharimanana ?
Sony Labou Tansi, Rabearivelo, beaucoup de livres de philosophie que je lis et relis. Il y a L’Intranquillité de Pessoa qui me fait trembler dès que je tourne les premières pages. Il y a René Char. Il y a les romans, poèmes et contes en langue malgache, Randza Zanamihoatra, Rado, E.D.Andriamalala. Pleins de livres sur la culture et la société malgaches, les deux tomes des Tantaran’ny Andriana, la littérature chinoise, japonaise, des essais sur l’histoire africaine, des livres en créole (principalement de l’océan indien). Beaucoup de dictionnaires, l’inséparable Le bon usage.
Qu’écrivez-vous en langue malgache ?
J’ai publié un recueil de poèmes en malgache, Tsiaron’ny nofy, chez K’A éditions, en 2007. Il y a aussi la version malgache de Madagascar, 1947. Rano Rano est traduit en malgache aussi mais non publié. J’ai écrit plein de contes en malgache et je conte en malgache aussi. Je n’ai plus ni techniquement ni émotionnellement aujourd’hui de soucis avec la langue malgache.
J’ai un roman en cours, en malgache. Le personnage de ce roman est dans une maison. Il ne veut plus en sortir, ni même s’extraire de sa chambre. Mais il veut savoir ce qui se passe et dans le quartier, et dans le pays, et dans le monde. Il ne veut pas de radio. Sa femme est le lien entre le dehors et le dedans mais comme il a soif de vie, sexuellement, il dévore sa femme. Elle n’en peut plus. Je n’ai pas encore très bien le personnage de sa femme. Écrire ça en malgache, c’est un vaste chantier mais j’aurai le temps car je vivrai jusqu’à 100 ans (rires).
Vous n’êtes pas seulement romancier. Vous êtes aussi metteur en scène, dramaturge, conteur, auteur de nouvelles, et souvent des morceaux d’un texte se retrouvent dans un autre. Vos mots traversent vos différentes créations pour tisser votre œuvre.
Je pense que le conte est le lien entre toutes mes créations. Dans Revenir ou Nour 1947 il y a énormément de contes. A l’Inalco j’ai fait mes mémoires de maîtrise et de DEA sur les contes malgaches. Là j’entame un autre cycle avec deux personnages de contes : un personnage très en colère, Zatovotsinataonjanahary, déjà vu dans Za, qui va vers le suicide, qui ne trouve jamais ce qu’il veut et qui ne peut jamais répondre à ses propres questions. L’autre personnage, Iboniamasiboniamanoro, a, lui, toutes les solutions, il est serein, il sait pourquoi il est là. Quand il est dans le ventre de sa mère il lui dit : “je n’ai pas envie de naître maintenant”. Il met 10 ans à sortir du ventre de sa mère. Au moment de l’accouchement il dit : « On va visiter le monde pour décider où est ce que je vais voir la lune ». “Voir la lune” c’est comme cela qu’on dit la naissance à Madagascar. Il fait visiter tous les mondes possibles à sa mère avant de naître. Dans le ventre, il a déjà choisi sa fiancée qui est la femme du plus grand roi qui existe sur terre et qui est le méchant roi. C’est ce que je vais reprendre en y mettant beaucoup d’autres personnages qui n’ont rien à voir avec ce conte. Cela va être une fiction monumentale. Le conte est vraiment le fil rouge. J’ai toujours raconté des histoires pour les enfants, aussi avec Tao Ravao.
En 2002, vous quittez l’éducation nationale et lancez d’ailleurs vos spectacles de contes ?
Quand j’ai quitté l’éducation nationale en 2002, il fallait bien vivre. Après l’affaire de mon père, je ne pouvais plus revenir en classe, et surtout dans la salle des profs, avec celles et ceux qui se plaignaient parce que tel élève l’avait regardé de travers, j’en avais assez d’entendre les calculs des uns et des autres sur les points de retraite, d’affectation, etc. C’était impossible pour moi après avoir connu ça, la torture, d’entendre ce genre de choses. Je ne supportais plus mes collègues ni la hiérarchie, ni l’administration. J’ai quitté l’éducation nationale. Et c’est là que la vie fait des choses qui me font croire que je vivrais 100 ans. C’est exactement à cette période que je rencontre Tao Ravao. Sans que je le connaisse, il adorait déjà mon travail. Pour lui, j’étais un bluesman, j’avais à voir avec la musique. Mais à l’époque si tu me disais que j’allais dire mes textes sur scène, j’en rigolais. Par contre, je lui dis que je suis conteur. Donc on a créé un conte, Le tambour de Zanahary, un spectacle qu’on a tourné pendant 10 ans. J’ai eu mon statut d’intermittent du spectacle avec ce spectacle. J’ai pu vivre ainsi. Tao Ravao ne cessait de m’inciter à dire Lucarne sur scène. Je freinais des quatre fers.
Aussi par rapport au théâtre, Le prophète et le président m’a forcé à quitter Madagascar. Ça m’a fait tellement un choc que j’ai ancré la forme du théâtre à cet endroit. De plus, je n’aime pas la forme du théâtre ici en France. A l’époque je n’avais pas assez d’envergure, je n’avais pas de lieu pour faire du théâtre. J’ai laissé tomber. Il y a, en outre, la question du statut de l’écrivain de théâtre francophone. Tu ne peux pas mettre en scène. Tu écris et quelqu’un d’autre met en scène, un occidental, rarement un africain.
Quand j’étais quitté l’Education nationale, j’ai décidé de revenir au théâtre. Pour boucler la boucle du Prophète et le président, – lorsque je suis parti de Madagascar, en 1990, la pièce était inachevée, j’ai dû assumer l’inachevé à cause de la censure – je voulais la mettre en scène. C’est ce que j’ai fait aux Déchargeurs, en 2005. Mais il y avait eu tout de même avant, avec Soeuf Elbadawi, Transhumances avec Saindoune Ben Ali. Je faisais la mise en scène et lui jouait, le projet a évolué ensuite, Soeuf a repris la mise en scène. Je suis parti ailleurs.
Aujourd’hui non seulement vous mettez en scène mais vous êtes aussi sur scène pour porter votre parole.
La rencontre avec Tao Ravao, puis avec Thierry Bédard, a totalement changé ma vie. C’est le vrai retour au théâtre. Avec 47, Les cauchemars du Gecko, Les dires et liminaires de Za, Des ruines…. Et puis il y a eu Rano, Rano. A l’époque, Thierry Bédard me dit, sans que je comprenne tout de suite : “ça c’est ta pièce, pas la mienne”. Je pensais qu’il ne voulait pas de la pièce. Pendant un an j’ai mal interprété cette phrase. Puis j’ai compris : il fallait que je mette en scène. Alors je suis parti à Madagascar avec Tao et Pierrot Men. Ma réponse à la censure de 47, c’était Rano, Rano, donc je devais porter moi-même la parole, Thierry Bedard a continué à m’accompagner en y étant le regard extérieur, conjointement avec Isabelle Pillot, Fréderic Robin du théâtre des bambous m’a donné les moyens et l’espace pour le faire. Plus tôt, au théâtre Athénor de St Nazaire, je rencontre Brigitte Lallier-Maisonneuve qui m’offre trois ans de résidence d’écriture : à la fois j’ai des revenus et un espace. Et un jour, Brigitte me dit : « tu vas lire, sur scène, dans 15 jours avec Jean Christophe (Feldhandler)», elle me met sur des performances avec d’autres artistes, Philippe Foch, Alex Grillo, Geraldine Keller… Et finalement c’est là aussi la bascule. Ça y est, avec Tao, nous sommes passés à autre chose que le conte. Ce qu’il m’avait dit s’est réalisé. Les autres me réalisent. J’ai de la chance, je n’ai jamais été seul.
Comme vous le dites précédemment vous êtes aussi proches d’auteurs comme Soeuf Elbadawi avec qui vous avez dirigé Dernières nouvelles de Françafrique.
Si je dois citer quelques personnes dont je me sens vraiment en phase, dont je me dis qu’on cherche la même chose, qu’on vient du même endroit, je pense à Soeuf, Waberi, Kossi Efoui, Patrice Nganang et Alain Mabanckou. Nous venons de la même réalité et nous avons débarqué ici, été confronté aux mêmes situations. Puis, chacun d’entre nous a cherché sa propre voie, en réfléchissant aux mêmes questions ; le retour au pays, ce qu’on fait en France, dans le monde, la francophonie, nos propres langues, ce qu’on écrit, comment, où, comment rester libre.
Justement, comment vous êtes-vous posé la question du retour au pays ?
Elle ne s’est jamais posée car quelque part pour moi je n’ai jamais quitté. Avec ces histoires de cycle. Pour moi il n’y a pas de besoin au retour. Certaines personnes pensent d’ailleurs “Revenir” comme un retour au pays. Mais non ! C’est revenir vers elle.
D’autres projets en cours ?
Il y a un recueil de poèmes en brouillon, Tant, dont les paroles de Géraldine dans Parfois le vide sont issus. Ce recueil est clairement musical. Et je vais me créer les conditions pour trouver une résidence avec mon instrument pour composer moi-même les musiques. Il y a aussi le livre Parfois le vide qui n’est pas la pièce en l’état, il y a beaucoup d’autres textes derrière encore.
Parlons pour terminer de poésie …
Je trouve cela naturel. Le fait qu’on me dise romancier me trouble. La poésie est pour moi vraiment à la source de chaque phrase. C’est là. Tu es tout le temps avec les mots. Comment un mot sonne. Comment il peut t’emmener ailleurs. C’est tellement riche un mot. Et c’est ce que je trouve émouvant dans la poésie : les mots qu’on reçoit ont vécu depuis des millénaires. Nous héritons de tout ça. Il suffit d’avoir cette conscience là pour rentrer dans la poésie. Quand tu dis “fibre”, il y a toute une histoire, tu dis “porcelaine”, ça t’emmène en Chine, dans l’histoire de cette matière, ça t’ouvre tellement de choses … Avec un petit mot il y a cette possibilité d’être tellement riche, et pour moi la poésie c’est ça : avec peu de choses tu découvres l’humanité, que tout te dépasse, que ce tout qui te dépasse, tu peux l’avoir, il est à ta disposition. Je trouve cela magnifique. Ce n’est pas compliqué… il faut avoir juste conscience de cela. Les mots ne se domptent pas mais il faut les chevaucher. C’est la liberté ! C’est ça la poésie. Les mots sauvages !