Ce soir vous lirez Quignard ou Raharimanana

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Dès lors qu’une oeuvre est réputée difficile d’accès, on a vite fait de parler de la vie de l’auteur, de ce qu’il aime, de ce qu’il déteste, de ses coups de gueule, de ses coups de cœur, de ses combats etc. On lui accorde même le statut  » d’auteur exigeant « . Et on soutient que ce  » compliment  » vaut une promesse ferme de Prix Nobel. Dans bien des cas, lorsqu’on dit d’un auteur qu’il est exigeant, c’est une manière courtoise de lui signifier qu’on ne comprend rien à ses livres, qu’on le lira quand on aura un peu de temps, sans doute pendant les grandes vacances, les enfants n’étant plus là pour interrompre la lecture de cette haute et noble littérature. Dieu merci, on n’en arrivera pas à une époque où pour persuader les pauvres petits d’aller faire des courses dans un supermarché, on leur lâchera :  » Si vous refusez d’y aller, vous êtes foutus parce que ce soir, en guise de punition, vous lirez les pages de Quignard ou de Raharimanana !!!  » Pour Quignard, les gamins n’iront quand même pas jusqu’à superposer ses tomes par ordre de parution, monter dessus afin de soustraire les délicieux biscuits  » Petits Ecoliers  » planqués au-dessus du réfrigérateur, voyons !…
Je voudrais oser quelques observations au sujet du livre de Raharimanana, L’Arbre anthropophage (1), dont la partie consacrée à l’écriture, au texte, à l’Histoire m’a séduit, émerveillé. J’ai reçu ces passages comme une succession d’éclats, une promesse sérieuse d’un projet littéraire ambitieux, et qu’il faudrait suivre de très près. Raharimanana nous invite en effet à réviser notre grille de lecture. Peu d’écrivains se risqueraient à discourir sur le métier.
Pourtant, c’est bien du métier d’écrivain dont il s’agit dans ce livre. Point n’est besoin d’insister sur la charge pamphlétaire de l’ensemble, sur le sort tragique du père de l’auteur, sur les lettres adressées à Chirac et autres politiques. L’Arbre anthropophage est un ouvrage composite dont le but est principalement la définition de l’acte d’écriture, le sens et la fonction de l’écrivain, la place et la force de l’écrit, l’importance de l’oralité, de la poésie et du document historique. Tout est matière à écriture. Les genres définis empêchent l’écrivain de respirer, lui qui doit vénérer le silence :  » Ecrire, c’est transcrire et se taire, sauvegarder les origines des choses et des êtres « . Et Raharimanana s’interroge :  » Je n’ai jamais su interpréter la raison qui me pousse à m’isoler et à m’imprégner de silence pour écrire, pour extraire quelques sons inconnus, quelques images inédites. Une histoire. Un lieu. Des personnages. En vérité, est-ce bien nécessaire ? « . Il faut passer par d’autres voies que le sens immédiat. L’écriture pour lui est une interrogation de l’ensemble des savoirs. Il ajoute :  » Ecrire est ainsi une transcription presque brute de l’homme dans toutes ses dimensions : historique, culturelle, spirituelle, magique… La notion de beauté ou d’esthétique y est secondaire. C’est à la parole de s’en parer.  » Mais voilà que notre auteur a hérité de deux langues : le malagasy et le français. Ecrit-il dans l’une ou dans l’autre avec la même aisance ? En fait, il a le choix puisque, pour exprimer l’essence d’un même objet, deux mots sont possibles.  » Deux mots qui renvoient à deux mondes différents, à deux imaginaires différents.  » Quelle est donc la position de Raharimanana ? Il se questionne :  » Est-ce une chance ? Une autre aliénation encore ? « . Il faut trouver un terrain d’entente. Et il propose de marier l’écriture à l’oralité :  » Il s’agit de réaliser la rencontre qui ne s’est pas faite entre les civilisations du livre et de l’oralité « .
Son livre est, somme toute, un rejeton né de cette rencontre, de cette union. Les genres se mêlent, se chassent, se rejoignent un peu plus loin pour emprunter une autonomie. On aurait dit une succession de manuscrits anciens, de livres cabalistiques. Au point que l’œuvre peut se lire dans le désordre total, ce désordre faisant partie de la structure. De même qu’il y a la Déconstruction de Derrida, l’Apocalypse de Jean, voici le Désordre de Raharimanana.
J’ai cité le nom de Quignard au tout début. Ce n’était pas anodin. Il se trouve que je le lisais au même moment que le livre de l’écrivain malgache. Disons que Quignard et Raharimanana partagent le goût du savoir, des aphorismes, de l’Histoire, de l’érudition, de l’étymologie. Ces éléments sont égrenés chez Raharimanana avec calme et sérénité alors que la détention du père de l’auteur par les instances politiques malgaches aurait poussé l’écrivain le plus pressé à prendre le raccourci de l’aboiement et de l’invective. Si Quignard cherche dans quel territoire installer ses  » ombres errantes « , si Quignard rêve d’aller à la quête du monde qui nous avait précédés – le meilleur des mondes sans doute -, Raharimanana a une seule et même obsession : Madagascar. En cela, L’arbre anthropophage doit être rattaché à ses livres antérieurs. Le  » désordre  » y régnait déjà, mais à petites doses comme à chaque fois qu’un univers prend place. Ce dernier livre est venu entériner une entreprise de longue date. A bien des égards, certaines pages semblent être arrachées de Nour 1947…
Ici Raharimanana parle désormais de son pays à l’imparfait :  » Des êtres l’habitaient. Ils venaient du passé.  » On y verrait presque la fin du pays réel, le commencement du pays rêvé. Que reste-t-il alors aux Malgaches ? Des ombres errantes, lui répondrait Quignard, son confrère  » exigeant « . Oui, Madagascar. Une terre qui appartient aux Vazimba, créatures des eaux dormantes. Les Vazimba qu’on a refoulés, et qui reviennent, qui reviendront, plus que puissants, rappeler aux oublieux et aux profanateurs que chaque personne n’est qu’un passager sur cette terre. L’Apocalypse de Jean…
Quignard intitule son entreprise littéraire  » Dernier royaume  » ? Chez Raharimanana, je parlerais de  » Premier royaume « . L’écrivain décide de relever les pilastres de l’Histoire malgache en la confrontant au présent. Un présent dans lequel il est immédiatement impliqué. Ce n’est plus une affaire d’écrivain rêveur mais d’écrivain éveilleur. Du rêve, il faut tendre vers l’éveil, retrouver les traces des documents qui ont avili le peuple. Comment ne pas alors s’étonner du sort réserver au groupe des Sakalava, ces nègres de Madagascar, mes ancêtres ? Et voila comment on les décrivait alors :  » ils ont conservé tous les instincts, tous les errements de la race africaine à laquelle ils doivent leur origine, c’est-à-dire qu’ils sont ignorants, superstitieux… et anthropophages  » Ceci est écrit à la fin du 19ème siècle par un certain Bénédict-Henri Révoil, dans un article intitulé L’arbre anthropophage. Titre que retient Raharimanana pour son ouvrage… L’auteur est allé dénicher ce texte raciste dans le désordre des puces de Montreuil. Ah, si Bénédict-Henri Révoil savait qu’un jour un malgache l’immortaliserait de la sorte, et que l’arrière arrière-petit-fils de Sakalava que je suis y consacrerait quelques lignes, aurait-il modifié ses élans ?…

1. Raharimanana, L’Arbre anthropophage, récit, Joelle Losfeld, 2004, 258 pages///Article N° : 3676

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