Elle est à la radio, face au micro. Elle allume des bougies autour de ses notes, en cercle, comme pour une messe. Sa voix enveloppante, récurrente mélopée, écho poétique répétant sur le mode littéraire les scènes marquantes, nous suivra tout au long du film : à travers elle, Patrick Chamoiseau raconte « la fabuleuse histoire d’une ville », St Pierre, à l’époque où la biguine s’est emparée d’elle. Le rite est nécessaire car c’est bien de possession qu’il s’agit : comment cette musique a-t-elle pu faire ainsi vibrer St Pierre jusqu’au drame de ce petit matin de mai 1902 où « la montagne devint une foudre » ? Image leitmotiv, la montagne-volcan menace les changements à l’uvre dans la société des hommes comme pour les pousser à aller jusqu’au bout, jusqu’à les obliger à fuir sous les cendres. Une force tellurique les domine mais ils s’en nourrissent jusqu’à pouvoir exprimer et magnifier ce qu’ils sont, « le magma antillais », prêt à exploser en de nouvelles expressions charriant tout ce qu’il a ravalé dans la douleur et attendu dans le silence de pouvoir enfin crier. La Montagne Pelée oblige cette ville aux mystérieux mariages des contraires. Mais elle les condamnera aussi à renaître, pour perpétuer les noces en d’autres lieux.
Car ce jeune couple de musiciens qui débarque de leur village avec flûte, tambour et chansons traditionnelles du Bèlè, pourtant si belles quand elles se mêlent au bruit des vagues sur le sable, se heurte à la nouvelle mode métropolitaine : polkas, grandes valses, mazurkas jouées au piano, au banjo et au violon, et surtout à la clarinette
Tiquitaque restant sourd aux accents nouveaux, ils se voient condamnés à « rôdailler » ou trimer pour les Békés dans « ce pays dominé ». Mais Hermansia sera toujours la clairvoyante, intuition féminine aidant : elle économise dur pour lui acheter une clarinette. Il faudra bien qu’il s’y mette s’il ne veulent pas perpétuer leur esclavage. Et les voilà qui jouent et chantent dans les fêtes des nantis. Gagnant quelques sous, ils peuvent sortir au théâtre municipal et voir de l’opérette. Les Créoles en rient en un ballet chaloupé puis s’en vont, eux restent et s’imbibent de ces airs d’ailleurs.
La magie du syncrétisme opère sans qu’ils s’en rendent compte : le tambour est encore en eux tandis qu’ils font l’apprentissage des nouvelles musiques. La « créolisation », heureuse fusion, sera leur succès dans les bastringues où tous se déchaînent en danse et en sueurs : la biguine devient « une autre divinité pour protéger la ville ». Les Antilles font danser le monde. Hermansia trouve les mots, elle « parole » dans ce « nouveau langage annonciateur d’un autre monde », ce français créole qui s’oppose au français d’école. Tiquitaque renforce les rythmes, ajoutant le swing du bel-air aux mélodies normées. Hermansia chronique « les histoires secrètes et cachées », persifle la politique. Tiquitaque « mélancombine » les rythmes et tous doivent danser.
C’est plus fort qu’eux : le mythe nous dit qu’on y résistait pas. Il fallait que la ville qui résonne des musiques au point d’être elle-même instrument soit au diapason. Les soleils couchants se succèdent et les lunes éclairent les nuits endiablées, les bateaux se détachent en contre-jour sur une mer étoilée, les bougies de Vermeer sont convoquées pour contempler les clair-obscurs
C’est bien sûr un peu beaucoup de chromos, c’est un peu sage et pas très charnel pour une musique aussi spirituelle, mais c’est la noble tentative de Deslauriers pour évoquer le tragique de ce destin créole par ces « choses éparses, déjetées, reconstruites qui tissent une miroitante mémoire » (Chamoiseau, dans « L’esclave vieil homme et le molosse »). Car cette « embellie de sourire » s’est éteinte sur « le flanc d’une montagne-volcan » : plus la musique de résistance se libère, plus le drame moderne se tisse, jusqu’à la déflagration finale qui ne laissera que les ruines où s’impose le silence. Où est passée l’énergie de la biguine ? Ils sont encore là : les fantômes d’Hermansia et Tiquitaque n’ont jamais cessé de danser. « Ils vivent maintenant en moi » : la narratrice peut éteindre les bougies, le rituel a ravivé la mémoire, et la mémoire est dignité.
On se demande alors, lorsque se tait la conteuse, si c’est la musique ou Chamoiseau qui parlait. Il serait dommage de bouder une telle partition.
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