L’exigence de l’écriture n’est peut-être que celle que s’est fixée l’écrivain quand il devient le réceptacle de toutes les défaillances et de toutes les violences liées à l’Histoire qui n’est la sienne que dans la dépossession et le sentiment absolu de la perte. Quelle est la mémoire d’un homme qui n’a pas vécu les « événements » de 1947, mais qui est obsédé par l’oubli qui les enrobe et qui les efface ? Quel est celui qui sent peser le silence comme une déchirure et libère la puissance des destructions ? Il y aurait d’un côté les points visibles d’un passé colonial et esclavagiste. Et de l’autre la sombre chute hurlée jusqu’au mutisme de celui qui a reçu en son il toutes les atrocités et toutes les mutilations.
Ces questions sont au centre du coffret récemment publié par les éditions Vents d’ailleurs, coffret composé de trois volets conçus lors d’une résidence d’écriture à Athénor (Saint-Nazaire/Nantes) : Des ruines, Obscena et Il n’y a plus de pays. Trois textes puissants, au format identique (18 cm x 15 cm), imprimés en Italie sur un papier de création, glissés dans un écrin cartonné oblong aux lignes épurées. Et s’il est possible de les aborder indépendamment, mieux vaut privilégier une lecture qui vit en chacun, mais qui simultanément tisse ses fils de l’un à l’autre pour retrouver les lignes de force d’une écriture paroxystique, inquiète et lyrique. Le titre est une énigme Enlacement(s), avec ce pluriel mis entre parenthèses. Chez Raharimanana, peut-on le conjuguer autrement que dans le constat d’un échec répété, sans cesse dénié ?
Comment ne pas violer les mères ? Comment ne pas sombrer dans la folie des doutes ? Comment ne pas être anéanti par les tortures infligées ? La parole littéraire en deviendrait cet éclatement des sens et cette incandescence des visions. La mise en page accompagne ce démantèlement : espaces vides ou simplement habités par des mots épars, quelques photos/tableaux en noir et blanc (Des ruines), des paragraphes déstructurés, parfois compacts, parfois dilués, des répétitions lancinantes. Que peut-il demeurer de vivant quand l’apocalypse des songes a vu mourir les enfants et périr les ancêtres ? Dès lors se disent le mouvement transgressif des origines et l’instabilité tourmentée des graphes. Cet univers, c’est celui de l’auteur malgache Raharimanana, dont le prénom (Jean-Luc) s’est effacé pour mieux mettre en question le territoire. Que reste-t-il de son pays Madagascar ? Pour lui-même, mais aussi pour tous les sillons qu’il offre aux scandales et aux exactions subies par l’Afrique, quand elle résonne du génocide du Rwanda et de toutes les blessures d’un continent humilié.
« Je n’ai même pas à énumérer toutes ces mauvaises choses. Je n’ai même pas à énumérer le nom de ces pays autres où les récits se sont fendillés en troubles échos. Congo, Guinée, Rwanda, Somalie
autant de tragédies mauvaises à la bouche. J’oublie ma peau, et l’eau de plaie qui y coule n’est que l’eau de pluie que j’espère depuis tout longtemps. » (Des ruines, p. 8)
Alors ne subsistent que des ruines. Comme évocation du passé et comme surgissement de l’inexprimable. Les ruines sont cette possibilité d’une reconstruction et ce lieu de la disparition. Quand parler est une exacerbation de l’aphasie, quand espérer est un élan déjà réprimé. Écriture du tourment, tourment de l’écriture :
« Prendre espace quand tout est ruine autour de soi. Je me retourne sur ma mémoire. Ma mémoire est du plus loin que je la ressens de douleur et d’espérance. À chaque fois renouvelée, à chaque fois la même, de douleur et d’espérance. » (Des ruines, p. 4)
Chez Raharimanana, la pensée est une liane qui relie tout autant qu’elle étouffe. Double vérité qui oblige à la tracer et la retracer dans les trois livrets, pour y découvrir une poétique de la relation dans laquelle le rêve de communion souvent devient césure. Jusqu’à la culpabilité et son aveu. Jusqu’à l’épuisement :
« J’en ai assez de parler, j’en ai assez d’évoquer ce que tous savent, assez de faire de ma bouche l’entrepôt des mots sales charriés des lâchetés. Je voudrais me poser un peu, me tenir loin de la nausée, mais je suis trop près de moi encore, trop près de l’humain
» (Des ruines, p. 43)
Texte de l’errance au cur de la dévastation. Car les ruines sont des signes. Des fragments exposés à la lecture du monde. Voire des affolements de l’espoir :
« De là où je murmure, mes ruines sont magnifiques. Je suis ruine de cette mémoire quand tout s’est effondré, quand le reste n’est plus que restes
» (Des ruines, p. 6)
Exposer ces ruines, les entailler, les faire vibrer de mille instants égarés. En accepter l’exhibition.
Prononcer est un risque. Une fréquentation tragique, l’expérience de la décomposition quand elle réunit l’horreur de la guerre et la cruauté à la dénégation ontologique de la paix, quand elle est scène de l’insupportable et chant de l’indicible. Qui peut aller aussi profondément dans les mines de la fureur. Où vit l’écrivain du désastre et de la catastrophe ?
« XXII Mes murs l’indécence mes murs l’obscénité j’habite les chairs putréfiées et les mouches en bienvenue. Je murmure ma maison et mon toit est de cri infini, mon ombre au soleil se tord [
] Mes murs l’indécence mes murs sont d’obscénité d’enfants qui meurent de famine, de femmes qui se violent, de fous, de folles, de riens qui s’écrasent les uns contre les autres » (Obscena, p. 31)
Le peuple de Raharimanana pourrait avoir un nom, sa langue également. Mais tout enracinement lui est insuffisant. « XXXVII Qu’ai-je à rester dans une identité quand toutes les frontières sont possibles ? » (Obscena, p. 47.) Des monstruosités imposées par la France et perpétrées à Kigali ou Sarajevo, l’on retient la lésion. Celle qui meurtrit le narrateur, qui le fait vomir, qui l’entraîne dans les hallucinations les plus féroces. Celles qui déchirent la bouche pour ne plus laisser qu’un individu sans voix. L’enfant est né, l’enfant se tait. Et la souffrance est un héritage infini :
« XI La douleur est dans la maison, l’enfant est autiste
» (Obscena, p. 19)
La langue s’est retournée contre elle-même, en souvenir vivant, en cicatrice vivace, jusqu’à ne plus laisser en soi que la fatigue, l’impuissance et la poésie de la chute. Engendrer pour prodiguer la pureté, penser la séparation qui en découle pour endiguer la scission.
Qui parle ici ? Une mère qui se souvient d’avoir donné la vie à un enfant. Un écrivain qui cherche à comprendre le souffle des reproductions ? La littérature est aussi le reflet des rires et des pleurs, des émotions subversives.
« et tandis que je bois à longs traits
je viens à me regarder dans l’eau puisée
en mes mains je ris de ma soif je ris de
ma gorge palpitant de ce désir d’être
encore, de continuer d’être encore sur une
humanité qui jongle sur sa raison d’être
» (Il n’y a plus de pays, p. 3)
La discontinuité des sensations est le résultat d’une dislocation, d’une rupture qui a dénié aux Malgaches le droit au respect, et surtout le droit d’être enterrés dignement. Comment retrouver une unité perdue qui n’a sans doute jamais existé, comment appréhender l’avenir en réussissant à faire corps avec le passé ? C’est bien le même écrivain qui prononce « demain n’a nulle importance, c’est hier que tu es à venir » (Il n’y a plus de pays, p. 15) puis qui suggère que « la tentation de l’identité est d’arrêter le mouvement, de se dire que la gestation est finie, achevée
» (Il n’y a plus de pays, p. 23)
Qui est cet autre qui vient du ventre maternel ? Le même, le traître, l’errant ou le complice de toutes les absurdités ? Comment le retrouver, le happer pour le faire à nouveau sien ? L’effet en est cet écartèlement qui dé-structure le texte. Phrases hachées, butées du langage sur le vide des pages, lectures inachevées dans l’indis-position du texte. Peut-être que la poésie résistera et que « Nos mots seuls nous survivront » (Il n’y a plus de pays, p. 42). On le sait, chez Raharimanana les mots ainsi éclairés sont vite condamnés. Ils dévoilent et dénoncent, ils signent ce cataclysme du temps, mais ils sont déjà le compromis du dire. En excédant le mutisme, ils devraient lui rendre hommage. Ils sont, comme le pays d’où l’on vient, les miroirs déchirés des corps et les brûlures de la parole. Et c’est probablement en souvenir de « Rien-que-chair », qu’il faut admettre : « Je ne suis plus que rien, une chose qui recommence le monde. » (Il n’y a plus de pays, p. 62.)
Si l’écriture est un souffle qui s’achève par « À ton haleine » (Il n’y a plus de pays, p. 63), pourquoi ne pas accepter cette braise en lettres, ce feu qui ne cesse de relancer sa flamme. Des Ruines et Obscena ne sont pas des textes totalement nouveaux, le lecteur les a croisés dans des revues comme « Frictions » ou « Escales en mer indienne », Thierry Bedard en a mis certains extraits en scène. Il paraissait évident de les rassembler et de donner au troisième l’éclairage qu’il mérite. Car Il n’y a plus de pays est l’un des plus beaux traits de Raharimanana. Il ne doit pas passer inaperçu. Il n’est pas seulement le message d’une mère, mais toute voix d’enfantement. Quand elle se heurte à cette question de l’origine, de l’amnésie et de l’abus. On y retrouve tous les thèmes présents ailleurs avec une vigueur et une singularité propres. Sans doute liées à ce déplacement, à cet enfouissement qui fait rejaillir la barbarie, à ces négations qui sont autant de vérités charnelles quand il y a un en deçà de la chair.
Ainsi ces Enlacement(s) peuvent prendre tout leur sens et enrichir une uvre qui ne cesse de se construire dans une approche esthétique inattendue et fulgurante.
Raharimanana, Enlacement(s), La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, décembre 2012.///Article N° : 11288