Transhumances littéraires africaines :

Vers un éloge du kitsch ?

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Les Étonnants Voyageurs viennent d’achever leur 24e édition à Brazzaville. Une édition qui a fait grand bruit. Les questions du « retour » et de « l’hybridation » ont été sur toutes les lèvres, en attestent les nombreux articles consacrés aux Lumières de Pointe Noire, le dernier roman d’Alain Mabanckou, et ses interrogations liées à « sa place » littéraire. En atteste aussi le rapprochement opéré avec des écrivains africains anglophones : la dynamique de la « littérature-monde » aura cette fois été un peu plus poussée, géographiquement et linguistiquement s’entend. Mais de quel « retour » et de quelle « hybridation » était-il réellement question ? Dans cette réflexion, je distingue les postures littéraires des réalités d’édition. À l’ombre des grands catalogues et des économies du livre « dominantes », loin des lauriers et du prestige des grands prix se développent, sans cesse, des corpus, des catalogues, des œuvres. D’autres éditeurs existent, ils vivent et travaillent en Afrique. N’est-ce pas alors notre propre regard sur le livre qui est à revoir ?

« L’écrivain peut dire « bonsoir » mais pas le livre. »
Jean-Luc Raharimanana (1)

Ces « Étonnants Voyageurs » et le rêve d’une polyphonie mondiale et littéraire
Le 18 février 2013, le festival Étonnants Voyageurs a fermé ses portes à Brazzaville, République du Congo. L’événement aura tenu de nombreuses promesses : cinq jours durant se sont enchaînées tables rondes, conférences, rencontres, performances, projections, etc. « L’Afrique qui vient » était le thème principal de cette 24e édition. Michel Le Bris et Alain Mabanckou, les organisateurs, peuvent être satisfaits, l’Afrique est bien venue à Brazzaville, elle y a en tout cas été invitée, en atteste le nombre impressionnant de nationalités africaines. Une grande partie du monde francophone a pu entendre les échos du festival, et pour cause : la presse était massivement présente, les grands médias en tête (2). Dans la continuité de l’aventure de la « littérature-monde », des écrivains de tout le monde francophone ont pu échanger, parler de leurs œuvres, de leur rôle d’écrivain… ; dans la continuité de la littérature-monde (mais cette fois du monde entier : la « World Literature« ), des écrivains de langue anglaise étaient eux aussi présents (de Noo Saro Wiwa à Teju Cole), une présence qui marquait l’adhésion des EV à la World Alliance (réunion de huit grands festivals de littérature). « Littérature-monde […] à l’heure où sur un tronc désormais commun se multiplient les hybridations, dessinant la carte d’un monde polyphonique, sans plus de centre, devenu rond… », écrit Le Bris (3).
Quelques remarques se sont toutefois aussi fait entendre, en marge du festival et de ses altruistes postures littéraires : écrivains nationaux pas invités, faible représentation de l’édition africaine, impact mesuré pour la population locale (le palais des congrès était-il, vraiment, le meilleur lieu pour la tenue des conférences plénières ?). Mais la critique est facile, les Étonnants Voyageurs conserveront le mérite d’avoir suscité une audience rare pour une Afrique littéraire encore trop ostracisée sur les autres continents, tout comme Kampala, Ibadan, Dakar, Yaoundé ou N’Djamena l’ont fait en leur temps. En creux de toutes ces manifestations littéraires, qui brassent les origines et les passeports, s’élève le refus du déterministe, du catastrophisme culturel, des tentations au misérabilisme humanitaire.
À l’ombre des proclamations littéraires… des livres
Pourtant, à l’ombre de toutes les manifestations littéraires s’entrechoquent deux réalités, celle des lettres face à celle des livres. Les lettres, j’en ai déjà parlé, c’est la liberté de dire : « je suis l’écrivain que je choisis d’être ». « Créer, écrire, ne revient pas à « exprimer » une culture mais à nous en arracher, dès lors que celle-ci se referme en normes, en diktats du groupe sur chacun de ses membres – et même que c’est en s’arrachant ainsi à la culture qu’on la déchire, la troue, et l’ouvre au dialogue avec les autres », affirme Michel Le Bris (4).
Les livres, ce sont des vasques, renfermant des mots et reflétant des économies. Dans un précédent article, j’ai évoqué les économies du livre présentes au festival Étonnants Voyageurs. Force m’était alors de constater que les éditeurs représentés étaient surtout français, un peu britanniques, et infimement congolais (seules les éditions Hémar étaient présentes). Je ne reproche pas à Michel Le Bris ou Alain Mabanckou d’avoir laissé de côté les corpus produits en Afrique. Les médias du nord ne s’y intéressent pas non plus, ou si peu (5). Les médias du sud sont eux bien peu visibles (je pense ici au mensuel culturel camerounais Mosaïques, tellement riche et tellement méconnu !). C’est plutôt une question que je pose : quand donc les économies africaines du livre trouveront-elles leur place dans la polyphonie littéraire mondiale ? Il est peut-être bon de rappeler que, pour Henri Lopès (qui parrainait les EV 2013), tout a commencé par un manuscrit transmis un peu par hasard à un éditeur de Yaoundé, au Cameroun. C’est Ype Schaff, un des fondateurs des éditions CLÉ, qui nous raconte qu’Henri Lopès, alors directeur de l’enseignement au Congo avait entendu parler de la maison d’édition lors d’un passage à Yaoundé. Il avait alors plusieurs manuscrits en sa possession. Lopès n’attacha aucune importance au statut religieux de l’éditeur (création des églises protestantes d’Afrique centrale), l’importance étant « qu’il diffusât des livres en Afrique ». Quelques mois plus tard, Gérard Markhoff, directeur de CLÉ recevait un manuscrit. C’était Tribaliques « que CLÉ publia [en 1971]sans changer une virgule » (6). Un an après, en 1972, le recueil recevait le Grand prix littéraire d’Afrique noire et la carrière de Lopès était lancée.
Beaucoup d’éditeurs africains continuent de payer les pots cassés du désengagement culturel de leurs États. Mais cela ne suffit pas à expliquer le silence qui entoure des productions vivantes, pas en perte de vitesse mais toujours plus faibles – économiquement parlant – que leurs consœurs du nord. D’autre part, la généralisation d’un discours d’extraversion (« le « mieux » est ailleurs », « les écrivains n’ont pas d’autre choix que de publier au Nord », etc.) fait oublier que tous les États ne laissent pas de côté leur industrie du livre. Pensons aux efforts réalisés en Côte d’Ivoire pour asseoir une véritable économie du livre local, ou au Nigeria, dont Port Harcourt deviendra la capitale mondiale du livre en 2014. Non, l’édition en Afrique n’est absolument pas moribonde, pas plus hier qu’aujourd’hui, mais la vision occidentale d’une famine du livre en Afrique fait long feu. Les organismes de don continuent d’inonder le continent africain de containers de livres (papiers ou numériques), et l’on souhaite, au mieux, aider les éditeurs par des opérations caritatives. De la sorte, les maisons d’édition locales ne sont jamais traitées sur un pied d’égalité par rapport à leurs prestigieux concurrents du nord (de Gallimard à Heinemann) et la valeur des livres se trouve dévaluée : si le livre est donné, il ne peut donc pas être acheté !
Je schématise énormément, car des success stories surviennent ici et là : Muriel Diallo, publiée aux Classiques Ivoiriens, a remporté le Prix Saint-Exupéry en novembre 2012. De même, les éditions Elyzad (Tunisie) comptaient parmi les finalistes du Prix des cinq continents 2012 (elles ont d’ailleurs également été récipiendaires du Prix Alain Fournier 2012 et du Prix Alioune Diop « pour la promotion de l’édition en Afrique » 2011). Ces différentes reconnaissances sont essentielles, car elles attestent d’une constante inscription de l’édition africaine dans le paysage global du livre, au-delà des frontières nationales. Les éditeurs mentionnés rejoignent ainsi les éditions CLÉ, lauréates de plusieurs Grand prix littéraires d’Afrique noire dans les années 1960-1970, ou les Nouvelles Éditions Africaines, concurrentes du Prix Goncourt et lauréates des Noma Awards « for publishing in Africa », en 1979 (pour les œuvres d’Aminata Sow Fall et de Mariama Bâ). Toute cette histoire du livre en Afrique se déroule dans les loges de la grande histoire des littératures africaines, dont les plus illustres représentants ont très tôt choisi le chemin de l’exil pour vivre… et éditer.
De l’exil aux transhumances littéraires
En 1998, Tierno Monénembo faisait part de son optimisme concernant la littérature africaine : « L’espace traditionnel est mort, l’espace politique, c’est le cauchemar ; même l’espace géographique est menacé par la sécheresse. L’espace culturel, notamment littéraire, va donc être de plus en plus occupé. J’en suis convaincu. Je suis certain que dans les années à venir, il faudra compter avec la littérature africaine. Peut-être pas moi, mais le phénomène « littérature africaine » sera devenu l’un des grands phénomènes produits dans les vingt ans à venir (7). Il ne s’est pas trompé (et il faut d’ailleurs toujours compter avec lui : Le Roi de Kahel a reçu le Prix Renaudot en 2008 et Le Terroriste noir a participé au Prix Goncourt 2012, alors que Scholastique Mukasonga remportait pour sa part le Prix Renaudot). Toujours est-il que les années 1990 participent de deux mouvements contraires pour le monde du livre africain : un essor littéraire au Nord et une crise éditoriale en Afrique.
1991, c’est le Booker Prize attribué à Ben Okri pour The Famished Road édité par Jonathan Cape ; 2000, c’est le Renaudot et le Goncourt des lycéens pour Kourouma et Allah n’est pas obligé. À partir des années 1990, les écrivains africains gagnent une présence inédite dans la presse littéraire et les universités du nord, ils profitent aussi d’un développement sans précédent des institutions de la Francophonie et du Commonwealth (pensons aux Commonwealth Writers Prizes ou au Prix des cinq continents).

Les années 1990, c’est aussi la crise du Franc CFA en Afrique francophone. Ses conséquences sur l’industrie du livre sont importantes, à commencer par la division par deux du pouvoir d’achat moyen. Les éditeurs africains francophones qui émergeront du marasme économique ambiant devront travailler en concurrence avec une édition du nord qui favorise l’émergence d’un nouveau champ littéraire africain (de Gallimard à Actes Sud, en passant par Le Serpent à plumes).
Des collectifs panafricains d’éditeurs vont naître, pour faire pencher la balance du côté des économies africaines du livre, mais ces initiatives restent marginales du point de vue des bénéfices engendrés. L’African Books Collective (1989), l’African Publishers Network (1992), l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (2001) ou Afrilivres (2002) ont néanmoins le mérite de continuer à exister et de faire circuler d’autres livres, à travers un monde éditorial de plus en plus monopolisé au nord par des fonds d’investissements et autres conglomérats d’édition.
Dans ce contexte bipolaire, la production éditoriale africaine est très peu relayée par les médias et un écrivain africain est salué dans son propre pays lorsqu’il a obtenu le sésame de son entrée dans « la-collection-prestigieuse-de-l’éditeur-prestigieux-dont-on-parle-beaucoup ». Est-ce à dire que les écrivains qui publient au nord sont des traîtres, des judas ? Qu’ils préfèrent lorgner vers les lecteurs du nord, quitte à prostituer leur plume pour être mieux compris et vendus ? Non. Les écrivains éditent aussi et simplement là où ils vivent, là où on les lit. Et si le public de cœur n’est pas toujours le public de raison, un éditeur comme Gallimard sera toujours mieux diffusé dans la francophonie et dans le monde qu’un éditeur comme Ifrikiya, au Cameroun, aussi talentueux soit ce dernier ! Toujours en 1998, Tierno Monénembo ne reconnaissait-il pas que le principal problème du livre africain est celui de la diffusion ? (8)
Je ne voudrais pas verser dans le sempiternel débat du « pour qui écrivent les écrivains africains ? », car cette question n’est pas posée avec autant d’acuité aux écrivains d’autres horizons et parce que cela ne m’intéresse pas. Il est d’ailleurs plus intéressant de noter que l’on continue de poser la question de l’exil et du retour à ces mêmes écrivains, sans jamais interroger ces derniers sur leurs choix éditoriaux, ni chercher à savoir si leurs éditeurs accepteraient de céder leurs droits ou (la belle utopie que voilà !), de coéditer un ouvrage avec un éditeur africain. L’édition africaine reste en fin de compte une marginale, les écrivains les plus connus demeurent ceux qui éditent à l’étranger, pour cause d’exil ou d’expatriation, sinon de choix esthétiques (les trajectoires d’un Mudimbe ou d’un Mabanckou sont en ce point exemplaires). Il n’est alors plus vraiment question de retours éditoriaux (puisque l’édition ne compte pas aux yeux du public), mais de postures d’écrivains (la posture du « retour », donc) et de transhumances littéraires épisodiques et hyper médiatisées, à l’image des Étonnants Voyageurs et de la cohorte de journalistes emmenés dans leur sillage.
La littérature africaine est-elle « kitsch » ?
Pour conclure cette petite réflexion, je m’attacherai à la question des marges, des expériences heureuses, des « encarts » où les livres africains existent et où on peut les lire, et surtout aux possibilités. Avant toute chose, je pense à cette rencontre des écrivains africains anglophones et francophones qui vient de s’achever à Brazzaville. Le champ de la traduction des œuvres africaines francophones vers l’aire anglophone (et vice et versa) a apporté d’énormes revenus aux éditeurs du nord (9). L’édition africaine ne peut-elle pas participer, elle aussi, au marché de la traduction ? Avec la traduction, les transhumances littéraires deviendraient des transitions éditoriales. On peut bien rêver à un rééquilibrage des économies du livre ! Les potentialités sont en tout cas énormes (10).
J’ai par ailleurs convoqué plusieurs thèmes comme la polyphonie et l’exil, il me semble intéressant d’aller puiser une autre notion dans l’œuvre de Milan Kundera. Dans une bonne partie de ses écrits, Kundera développe toute une esthétique autour du mot « kitsch », qui désigne pour lui « l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre ». Il ajoute : « Vu la nécessité impérative de plaire et de gagner ainsi l’attention du plus grand nombre, l’esthétique des mass media est inévitablement celle du kitsch, et au fur et à mesure que les mass media embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre esthétique et notre morale quotidienne » (extrait de son discours prononcé lors de la remise du prix Jérusalem en 1985).
Qu’apporte la notion de « kitsch » à la problématique de l’édition des littératures africaines ? Elle permet de questionner notre propre regard – réfléchi ou non – sur le livre en Afrique. Je me souviens d’une discussion avec une libraire française, cette dernière m’affirmant qu’il n’y a pas d’édition de qualité en Afrique. Allez dire aux éditions Bakame (Rwanda), aux Classiques Ivoiriens (Côte d’Ivoire), à Donniya (Mali), à Ifrikiya (Cameroun) que leurs livres ne sont, de toute façon, pas de qualité ! Et je ne parle même pas des éditeurs nigérians, zimbabwéens, kenyans… Selon moi, l’édition africaine est avant tout victime du « kitsch » qui imprègne les discours médiatiques et influence nos mentalités, au nord comme au sud. Le « kitsch littéraire africain », c’est l’idée que ce qui se publie au nord est plus digne d’intérêt, et que ce dont on n’entend pas parler n’existe pas ou bien n’est pas de qualité suffisante.
« Le jour où il y aura plus de littérature de tous les pays, alors j’accepterai de ne plus être un écrivain africain » écrit Henri Lopès (11). Il est peut-être possible d’ajouter que le jour où les corpus littéraires africains seront mieux connus, l’évidence de leur existence ouvrira d’immenses possibilités à l’édition africaine, qui ne sera plus alors qu’une édition « tout court ».

1. Cf. « Le rôle de l’écrivain dans nos sociétés » :
[article 10787]
2. RFI, France Inter, TV5 Monde, etc.
3. « Pour une littérature-monde en français », dans Pour une littérature-monde, p. 42
4. « Editorial », World Fiction (Gulliver n° 3, Librio), avril 1999.
5. Il y a lieu de saluer ici le très bel article de Catherine Andreucci « L’Afrique joue local » publié dans le Livres Hebdo du 15 février 2013
6. Cf. Ype Schaff, Bible, mission et littérature écrite, Yaoundé : CLÉ, 2001, p. 109
7. Françoise Cévaër, Ces écrivains d’Afrique noire, Paris : Nouvelles du Sud, 1998, p. 121
8. Françoise Cévaër, Ces écrivains d’Afrique noire, Paris : Nouvelles du Sud, 1998, p. 122
9. Mongo Beti apprenait en 1975 et à sa grande surprise que la traduction anglaise de Mission terminée s’était vendue entre 1964 et 1974 à 80 000 exemplaires. Un total supérieur… à l’édition française de Buchet-Chastel de 1957 ! Cf. James Currey, Quand l’Afrique réplique, L’Harmattan, 2011, p. 129
10. Une expérience est actuellement menée dans ce sens par un collectif d’éditeurs indépendants, il s’agit pour les éditeurs membres de proposer sur un blog des ouvrages pour traduction vers l’arabe, l’espagnol et l’anglais. Le programme Translation & copublishing proposals est soutenu par la Fondation Prince Claus et mis en œuvre par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants. Les éditeurs peuvent y proposer des titres de leur catalogue à la coédition et/ou à la traduction : [ici]
11. « Pourquoi je ne suis qu’un écrivain africain », L’atelier du roman, décembre 2011, p. 83
///Article N° : 11338

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