Lancée ce mois-ci, la maison d’édition Project’îles, co-fondé par les auteurs Nassuf Djailani et Raharimanana, publie Deux malles et une marmite de Ananda Devi.
Deux malles et une marmite pour raconter le parcours de toute une vie d’écriture, deux malles et une marmite sous le bras, dans un murmure de soi à soi et pour tout bagage, pont sensible jeté entre deux « moi », l’écrivaine accomplie d’aujourd’hui qui parle à la jeune fille qu’elle a été autrefois et qui était déjà autrice elle-même, puisque l’écriture est entrée dans sa vie avec l’enfance, débordant d’une autre malle encore, celle des livres achetés de seconde main et en vrac, puisés au hasard et livrés au poids par le père, qui les rapportait avec lui d’une librairie d’occasion de Port-Louis. Ceux-là constituent la première bibliothèque, la première peau d’Ananda Devi, qui se targue de s’être nourrie de tout, le tri se faisant en elle, une fois les textes lus et incorporés, en boulimique affamée de papier, depuis les petites filles modèles de la comtesse de Ségur, en passant par les romans policiers d’Agatha Christie (qu’elle a forcément empruntés à ses parents, qui les aimaient, si bien qu’on les imagine passer entre les mains de toute la famille), rejoignant les textes qui se sont mêlés à elle, l’ont « engluée », comme elle le dit si bien, jusqu’à se mélanger à sa chair, de Schéhérazade à Lady Chatterley.
C’est évidemment toujours une histoire croisée, lecture et écriture confondues, le corps, toujours le corps, encore plus, quand il s’agit d’Ananda Devi, chez qui tout doit s’embraser, c’est-à-dire brûler et se consumer de l’intérieur.
Pourquoi écrire ? Pourquoi créer ?
Initiative audacieuse et belle de Nassuf Djailani et Raharimanana, créateurs des nouvelles éditions Project’îles, de la revue du même nom, la collection d’essais Quel est ce mystère d’écrire ? se donne pour objectif d’aller puiser dans le ventre des autrices et auteurs la raison profonde qui les pousse à créer, comme pour répondre à une fonction vitale de l’organisme, semblable finalement à la respiration ou à la digestion. Le corps qui respire et pulse, qui déglutit et digère, comme il lit et écrit ? C’est évidemment toujours une histoire croisée, lecture et écriture confondues, le corps, toujours le corps, encore plus, quand il s’agit d’Ananda Devi, chez qui tout doit s’embraser, c’est-à-dire brûler et se consumer de l’intérieur. Tout s’avale (la matière autour d’elle disparue en une bouchée, devenue sa matière d’écrivain), tout se happe et se recrache, « l’érotisme (le corps dans toutes ses dimensions) fait partie de (s)on espace littéraire » et même cette autre elle-même, ce « tu », à qui elle s’adresse et qui lui permet une mise à distance protectrice : « Tu as mis du temps à te dire écrivain. Ce que tu as perçu très tôt comme un extraordinaire cadeau, tu aurais paradoxalement conscience de devoir t’efforcer de le mériter toute ta vie. Quelque chose t’était confié. Tu ne le possédais pas. », ce « tu » réuni parfois dans un nous temporaire, à l’instant où l’on touche précisément au plus persistant et au plus atemporel de l’être : « Ainsi, la même année, nous perdrons notre mère, notre enfance et nos écrits de jeunesse », même ce « tu », donc, dans la logique du temps qui file et finit par être dépassé, résorbé lui aussi dans le « je » de l’écrivaine qui a déjà la plus grande part de son œuvre derrière elle, est phagocyté avec le reste.
Les traces des livres qui restent
Au fil des pages et des chapitres, après la bibliothèque, c’est la bibliographie d’Ananda Devi qui se déroule par la trame invisible et envoûtante de ses personnages, si étonnamment vivants que l’on pourrait presque les toucher, les saisir par l’épaule pour les retenir encore un peu, d’un écho à l’autre, eux-mêmes se répondent et s’étonnent, comprennent qu’ils ne sont pas seuls, mais des déclinaisons les uns des autres, que la narratrice appelée Paule dans Rue La Poudrière est l’Ève en devenir d’Ève de ses décombres, présente encore plus tôt dans une nouvelle d’enfance, où elle répondait cette fois au prénom de Lina (La Cathédrale). On comprend soudain mieux – il faut absolument lire ces pages où la genèse d’Ève de ses décombres, ce roman féérique et captivant, l’un des plus beaux d’Ananda Devi, surgit exactement comme le ressac – la fabrique de l’écrivain… sa marmite ! Des êtres marchent, passent, un frôlement et c’est déjà trop tard, se laissent gober par le filet comme des papillons, épinglés, désépinglés, réépinglés d’une histoire à une autre, Ananda Devi, comme bien d’autres, naturellement, emprunte à la vie, mais si elle le fait, c’est moins à la profondeur de la vie – la profondeur, elle la laisse fermenter en elle-même, dans ses entrailles – qu’au voile qui la nimbe, ce qu’elle prélève du monde, c’est la pellicule qui doucement se pose sur sa rétine ou vient chatouiller sa narine, le temps de la révélation, lui, dans son acception quasi-photographique, deviendra plus tard le temps de l’écriture.
« une résistance ultime à contre-courant d’une époque »
Le texte se clôt cependant sur une touche plus indécise ou plus amère, non plus face à son double, mais arrivée là où elle en est, parvenue, après cette plongée, à cet instant d’où elle écrit, confrontée au temps qui passe, elle fait le constat d’un monde qu’elle ne reconnaît plus tout à fait. Bien sûr, il y a toujours des femmes, des hommes, des personnages, qui la frôlent et qui l’appellent, et bien sûr elle entend toujours leurs voix, mais elle avoue qu’elle n’ose plus toujours tendre la main à tous, elle se retient, dit-elle, consciente de vivre peut-être un moment où la création ne s’est jamais autant limitée d’elle-même, dans l’autocensure d’une société de réseaux sociaux, où n’importe quelle assertion devient vraie d’être répétée et où seul le mot viral continue à porter sens et valeur, magnifique métaphore finalement, mais métaphore blessée, de la pandémie que nous traversons.
Reste que Deux malles et une marmite, telle une résistance ultime à contre-courant d’une époque, s’offre au lecteur couvercles béants et largement ouverts, le ventre nu tendu vers le ciel, dans une générosité immense, des pages fulgurantes, des images incandescentes, auxquelles Ananda Devi nous a habitués, une prose à la beauté fébrile, dont on ne se lasse jamais. Plus qu’un art poétique, ce sont les prémisses d’une autobiographie, des pages très personnelles qui s’écrivent à travers ce texte et permettent d’éclairer non seulement le visage d’une femme résolument engagée dans l’écriture, mais tous ses romans déjà nés, et, parmi eux, Le Sari vert avant tous les autres, celui dont elle parle ici à la fois le moins et le plus, celui qu’il faut lire ou relire, et lire encore dans une prière, celui qu’il faut digérer et méditer longtemps pour se rappeler avec son autrice qu’il n’y pas de fatalité. Alors, peut-être, et c’est essentiel, pourra-t-on refermer la marmite.
Il n’y a finalement que lorsqu’elle dit à son double, la jeune fille d’autrefois, qu’elle a commencé à écrire dans l’innocence, qu’on a un peu de mal à la croire. Ananda Devi, une écrivaine innocente, vraiment ?
Annie Ferret
Ananda Devi, Deux malles et une marmite, éditions Project’îles, 2021