Une relecture du porc-épic de Mabanckou

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Ah comme il est hasardeux de présenter l’œuvre d’un auteur « francophone » et métropolitain sans rien connaître de sa culture ! Voilà ce qui arrive quand on se laisse prendre au discours médiatique de cette nouvelle génération d’auteurs africains accueillie dans « la littérature monde en français », et que l’on se réjouit avec soulagement d’entendre proclamer son indépendance intellectuelle à l’égard du Continent maudit.
Je prends pour exemple le plus célèbre actuellement, la star des écrivains africains : Alain Mabanckou que l’on voit sur tous les plateaux de télévision et dans tous les magazines. – Encore un pas et il chutera dans les « people » !
Voyons son avant-dernier roman « Mémoires de porc-épic » (Seuil 2006). Oui, car Mabanckou est plus sérieux qu’Amélie Nothomb, il se contente de n’accoucher que d’un roman tous les deux ans : les écrivains ne sont pas des lapins… même si l’Afrique a le taux de natalité le plus élevé de la planète ! Oren quatrième de couverture, l’éditeur a cru bon de présenter ce livre comme une aimable « fable » pleine d’humour « qui renouvelle la tradition du conte africain », en « parodiant une légende populaire selon laquelle chaque être humain possède un double, animal ». Et de s’émerveiller du style : truculence picaresque, art de l’ironie, verve inventive, brio et malice, « détournement des codes narratifs » (je n’invente rien)… mais tous ces éloges n’arrivent pas à combler l’ignorance du thuriféraire de Mabanckou.
Et cette quatrième malencontreuse a induit en erreur le gros du contingent des critiques qui se sont engouffrés dans cette fable, et cette parodie d’une légende populaire : « Mabanckou revisite son folklore congolais… mais quel art de l’ironie, quel brio etc. etc. etc. »
– Or si je fais lire ce récit à n’importe quel Congolais alphabétisé, ou Camerounais, ou Ivoirien, ou Nigérien, ou Ghanéen, ou Angolais, ou Guinéen du Conakry (vous voyez, Afrique anglaise, portugaise, Afrique de l’extrême Ouest), eh ! bien tous, tous auront compris qu’il s’agit de tout autre chose que de fable ou de folklore, même si en effet, on y voit bien parler un porc-épic durant des pages.
Rien à voir avec le chien philosophe de Patrick Nganang (Gallimard 2003). Là, c’était bien un genre de fable où l’animal symbolise le jeu des humains dans un discours « parodique » plein d’humour.
Ce chien sort de l’imaginaire de l’écrivain pour lui tenir la plume, comme les objets parlants de Fatou Diome. Artifice ou astuce, bref, procédé littéraire. Mais le porc-épic de Mabanckou c’est vraiment tout autre chose ! – Ah bon ! Mais quoi ?
C’est la référence à un concept des plus irréductibles de la philosophie animiste. Oui, je dis bien philosophie dans la mesure où l’ontologie fait partie de cette discipline, c’est-à-dire de la conception de l’être. Si Descartes appuie la sienne sur le « je pense donc je suis », l’ontologie animiste africaine est basée sur « tout ce qui existe communique, est relié ; or je communique, donc j’existe ».
Et si Descartes estime que l’être humain est composé d’un principe spirituel et d’un corps matériel, l’homme animiste considère en général qu’il est constitué d’un corps, d’un esprit, et d’un double. Ce double a des pouvoirs que son corps-esprit n’a pas (invisibilité, télékinésie, pré-voyance, et capacité de s’incarner dans son… triple). Car en effet très souvent, pas toujours, l’être humain a aussi un double animal (ou végétal) dont il hérite par appartenance à une famille élargie (clan ?) et qui le protège, autant qu’il exige protection sur son espèce.
Enfin, en plus de ce « totem » clanique, l’individu peut encore acquérir un totem personnel, un animal précis avec qui il a conclu, ou qu’on a conclu pour lui, une alliance assortie de certaines conditions. C’est le cas précis de Kibandi fils, qui se trouve ainsi relié au porc-épic, tandis que Kibandi père avait pour totem un rat. Cela se fait dans le but d’obtenir hic et nunc certains avantages matériels (argent, bétail, céréales) ou spirituels (pouvoirs politiques, séduction affective ou sexuelle).
La différence entre l’animal clanique et le totem individuel est que ce dernier meurt avec la personne dont il est le double ; et vice-versa : si l’animal est tué à la chasse ou écrasé par une voiture, son double humain perd aussitôt la vie. – Voilà en gros et très résumé le fonctionnement du système tel que le voit et le vit l’Africain traditionnel. Or que fait Mabanckou avec cette « matière première » batéké qu’il partage avec tous les Batékés des deux Congo, mais aussi avec des millions d’autres Africains ?
Tout d’abord son porc-épic n’est pas mort avec celui qu’il appelle son maître, Kibandi fils. Sérieuse anomalie, mais bien utile pour notre auteur, car cela lui permet de faire raconter toute son histoire en flash back par ce porc-épic survivant à son destin de totem.
Ensuite Mabanckou s’exerce, se met dans la peau de l’animal pour voir le monde avec ses yeux, avec son corps – effet de dépaysement garanti chez son futur lecteur. Mais ce n’est pas une originalité gratuite, comme chez Nganang : cette « animalisation » lui permet de démonter le réseau de relations que l’être porc-épic entretient avec les autres êtres : lézard, tortue, éléphant, buffle, cochon, serpent, lion, léopard etc. etc. Il a une opinion sur chacun et s’estime souvent mieux servi par la nature. L’interrelation des espèces est ainsi manifeste.
Le plus intéressant est son mono-dialogue avec le baobab dans les plis duquel l’animal vient se réfugier : c’est son lieu de parole, (comme qui dirait son lieu d’écriture) et sa façon de parler à l’arbre qui est aussi vivant et communiquant que lui. Même si l’arbre ne « cause » pas sa langue il le comprend : « en fait, je veux tirer profit de ton expérience, il n’y a qu’à voir les rides qui s’entremêlent autour de ton tronc pour comprendre comment tu as su jongler avec l’alternance des saisons, même tes racines se prolongent loin dans le ventre de la terre, et de temps en temps tu remues tes branches pour imposer une direction au vent, rappeler à la nature que seul le silence permet de vivre aussi longtemps… et moi nom d’un porc-épic, je suis là à bavarder, à m’épouvanter (…) il faut que je respire un peu, (…) je ne vais pas prendre le risque de m’éloigner de ton pied… ».
Certes tout cela est dit sur un ton désinvolte. – Mabanckou n’est pas un tragédien, et la vie, il la perçoit plutôt comme une vaste comédie. – Même le drame, la peur, la douleur, sont chez lui toujours voilés d’un sourire, et le sérieux, assorti d’une pirouette. Pudeur ou légèreté ? à nous de choisir.
Il peut cependant s’en départir. Ainsi dans sa courte Lettre à Jimmy (Fayard 2007). Mais dans ses romans, l’humour est omniprésent, à deux exceptions près : Les petits enfants de Vercingétorix, et African psycho (2003), et c’est plutôt moins réussi !
Son style a besoin de ce piment de l’humour pour être percutant. Cependant cet humour fonctionne comme un leurre, et dans sa « fable » du porc-épic, le public s’y est laissé prendre. – Comme à ses faux proverbes avec lesquels il émaille sons histoire ; histoire vraie ou qui aurait pu l’être, en dépit du final non conforme au pacte traditionnel. Pourquoi, au fait ? n’est-ce pas une façon pour l’auteur de suggérer sans en avoir l’air, combien, de tous les êtres créés, l’homme est bien le plus fou et le plus pervers ? En rigolant bien sûr !

IFAN, Dakar///Article N° : 8453

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