Sami Tchak, écrivain togolais dont j’enseignais un des romans, Place des fêtes, vint rencontrer mes étudiants à Ann Arbor, dans l’Etat du Michigan. Au-delà de cette rencontre académique, nous vécûmes, lui et moi, une expérience inoubliable, et lorsque nous nous rencontrons en France, nous ne cessons d’évoquer, non sans en rire, l’aventure qui nous était arrivée, au cur même de la ville de Detroit.
Avions-nous découvert un autre visage de l’Amérique ?
L’Afrique était-elle une mauvaise carapace à se coltiner dans le pays de l’Oncle Sam ?
Nous allions l’apprendre très vite, certains auraient dit » à nos dépens «
C’était un soir. Je voulais faire découvrir la ville de Detroit à Sami. Nous sous sommes donc échappés de ma ville de résidence, Ann Arbor, pour nous rendre à Detroit où nous rejoignit mon amie américaine qui vit dans cette cité.
Nous faisions des remarques sur la clameur alentour, les voitures aux jantes luisantes, l’enchevêtrement architectural de Detroit, la proximité avec le Canada, surtout la ville de Windsor.
En réalité, Sami et moi ressentions déjà un creux dans le ventre après avoir conduit pendant un bout de temps. Nous cherchions alors un bon restaurant, une cuisine plus traditionnelle, moins expéditive que celles qui pullulent à chaque intersection de la ville.
Soudain, à la hauteur du quartier Greektown, nous entendîmes quelqu’un s’égosiller, proférer des insultes. Nous nous retournâmes.
Au premier abord, nous nous imaginions que ce vocabulaire nauséeux ne nous était pas adressé. Mais le quidam insistait, avançait maintenant vers nous d’un pas décidé. Et nous vîmes de très près cet homme au regard sanguin, cet homme maigre comme un clou de cadre de photo, les lèvres sèches, la barbichette de bouc. Il était vêtu de hardes qui balayaient la chaussée. Lorsqu’il parvint enfin à notre hauteur, il beugla d’un air de mépris :
– Vous êtes des Africains, hein ? Vous êtes des Africains, c’est bien ça, hein ?
Il nous inspecta, répéta la question mille et une fois.
Détroit est une des grandes villes américaines où la population de couleur est importante. Comment donc cet homme avait pu deviner que nous étions des Africains ? Cela se voyait-il même au milieu d’autres Noirs ?
Nous avions essayé, peut-être par amusement, de détecter les signes qui avaient conduit le quidam à reconnaître notre » Africanité « .
L’accent ? Non, cet homme ne nous avait pas entendus parler.
L’accoutrement ? Non, Sami et moi portions des jeans.
La couleur de la peau ? Peut-être, mais il se trouve que cet homme était aussi foncé que nous ! Et puis, tous les Africains-Américains ne sont pas clairs de peau !
Alors, avec le sens d’humour qui est le sien, Sami évoqua que c’était probablement à cause des balafres qu’il porte sur son visage
Nous décidâmes de ne pas répondre à cet homme. L’indifférence était la seule solution. Nous marchions désormais d’un pas hâtif, avec l’intention de nous ruer dans le premier restaurant venu.
L’homme était toujours derrière nous comme une ombre. Il multipliait ses injures, suscitant la curiosité des passants. Mon amie africaine-américaine s’arrêta, le pointa du doigt et lui dit quelques mots, et l’homme répliqua :
– Bullshit ! Fuck you ! Get ya’ hell out of here ! Tu n’as pas honte de te promener avec des Africains, hein ? Et s’ils te font des bâtards, hein ? Tu as vu comment ils sont noirs alors que toi tu es claire de peau, hein ? ! Motherfucker ! Tu n’es qu’une vache !
Comme l’homme était une espèce de clochard, je suggérai à Sami qu’on lui donne une pièce afin d’acheter son silence. Sami me fit comprendre que ce geste l’énerverait encore plus et qu’il pourrait en tirer profit pour passer de la simple agression verbale à l’attaque physique
Le premier restaurant était à la droite de la Warren Street. Nous nous sommes précités même si c’était le lieu le plus cher de la ville. Les gens dînaient en costume. Les serviteurs portaient des uniformes de luxe, vous orientaient, prenaient vos manteaux.
Nous étions d’ailleurs en train de confier nos pardessus aux vestiaires lorsque nous entendîmes de nouveau derrière nous :
– Hey ! You ! Mandigos ! Kunta Kinté ! Espèces d’Africains ! Sauvages ! Vous êtes même incapables d’aider cette femme à enlever son manteau !
L’homme était aussi entré dans le restaurant.
Il nous regardait maintenant avec de gros yeux exorbités de fureur. Mon amie expliqua la situation à un serveur. Le clochard était connu dans les parages.
– S’il insiste, on appellera la police, fit le serveur.
– Oui, mais il nous retrouvera ! dis-je.
Il proféra de nouveau des insultes puis s’orienta vers le bar où il demanda un verre d’eau. On le servit.
– Africans ! Africans ! Bullshit ! maugréa-t-il en levant son verre.
Il ne nous quittait pas des yeux, nous suivait du regard jusqu’à la table qu’on nous affecta. On nous installa donc dans un coin, à côté de deux ou trois couples d’un certain âge et qui mangeaient de façon cérémonieuse.
Au bar, le clochard paraissait s’être apaisé. Nous avait-il oubliés ? Sans doute. D’ailleurs, un quart d’heure plus tard, nous constatâmes avec soulagement qu’il avait disparu. Mon amie saisit l’occasion, avec la complicité de Sami, pour me charrier :
– Alors, tu as maintenant l’appétit, hein ? firent-ils en chur.
– Il nous attend dehors, je sens qu’il nous tend un piège. Et peut-être qu’il possède une arme à feu ! dis-je.
– Tu es vraiment un petit couard, fit Sami.
– Je crois qu’il est parti embêter d’autres gens, conclut mon amie.
Sami se leva pour aller aux toilettes.
Lorsqu’il pénétra dans le restroom, il était loin de s’imaginer que l’homme qui se soulageait à ses côtés était bien le même clochard qui nous traquait. Il ne le réalisa qu’au moment où l’homme proféra des injures contre les Africains.
Mais le clochard ne savait pas non plus que Sami était l’un de ces deux Africains contre lesquels il s’acharnait
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